Le pays le plus riche du monde

La sueur et la pluie tombent en grosses gouttes en ce mois de décembre 2018, sur la terre argileuse de Bisié, dans les environs de Walikale. Au milieu d’une forêt du Nord-Kivu, en République démocratique du Congo (RDC), un homme plonge ses bottes jaunes dans une eau saumâtre avant d’y enfoncer sa pelle. Comme les bâches suspendues ici et là en guise d’abris de fortune, le t-shirt du jeune mineur est troué. À l’avenant, le sol en pente a été étagé sommairement par des sacs de gravier. Plusieurs milliers de forçats le retournent depuis la découverte de gisements de cassitérite, une roche contenant de l’étain, en 2002.

Marche pour la paix à Walikale
Crédits : MONUSCO

Ailleurs en RDC, on trouve des diamants, du cuivre, du cobalt, de l’or, du manganèse, du zinc ou du coltan. Cette profusion de minerais est telle qu’au moment de recevoir le prix Nobel de la Paix, le 10 décembre 2018, le médecin Denis Mukwege a affirmé venir « du pays le plus riche de la planète ». Pourtant, funeste paradoxe, « le peuple de mon pays est parmi les plus pauvres du monde », a-t-il ajouté. « La réalité troublante est que l’abondance de nos ressources naturelles – or, coltan, cobalt et autres minerais stratégiques – alimentent la guerre, source de la violence extrême, source de la pauvreté abjecte en RDC. »

Le Kivu, où se situe Walikale, est ainsi empêtré dans une guerre interminable depuis 2004. C’est selon le géographe français Roland Pourtier, co-auteur de l’atlas Afriques noires, « l’illustration exemplaire de la “malédiction des matières premières” dénoncée par maintes ONG. La guerre, l’exploitation des ressources naturelles et la corruption s’auto-entretiennent. » Jusqu’en 2006, les habitants de la région ont extrait de manière artisanale la cassitérite de Bisié. Six permis de recherche ont ensuite été attribués à la Mining Processing of Congo, dont l’arrivée en a exaspéré certains. La lutte pour les gisements s’est alors faite plus féroce, mettant aux prises une constellation de milices, issues pour certaines du Rwanda ou de l’Ouganda voisins. Même les soldats au maigre solde de l’armée régulière s’y sont mêlés.

Dans un rapport sur les atteintes aux droits de l’homme en territoire de Walikale, les Nations Unies constataient, en 2010, que « la mine de Bisié est censée représenter de 50 à 80 % des exportations d’étain du Nord-Kivu. Le contrôle de cette mine est la principale source de contentieux au sein de l’armée congolaise car elle rapporte jusqu’à 100 000 dollars (73 250 euros) par mois sous forme de taxes aux soldats locaux, sans compter les excavations individuelles contrôlées par certains commandants et les commissions versées par les sociétés de négoce. » L’organisation internationale enquêtait sur le viol collectif de plus de 300 femmes et de bébés dans la région.

Une partie du site de Bisié exploité par Alphamin
Crédits : Alphamin

Ce n’est malheureusement pas un cas isolé en RDC. Ce 10 décembre 2018, à Oslo, Denis Mukwege tient à montrer combien les plaies congolaises sont à vif. Il se souvient avoir reçu « une petite fille de juste 18 mois » à l’hôpital de Panzi de Bukavu, au Sud-Kivu. « Quand je suis arrivé, les infirmières [étaient] toutes en larmes. La vessie du nourrisson, son appareil génital, son rectum étaient gravement endommagés par la pénétration d’un adulte. Nous priions en silence. Mon Dieu, dites-nous que ce que nous voyons n’est pas vrai, dites-nous qu’au réveil, tout ira bien. Mais ce n’était pas un rêve, c’était la réalité. C’est devenu notre nouvelle réalité en RDC. »

Le 23 décembre 2018, les 40 millions de Congolais inscrits sur les listes éliront un nouveau président, ainsi que les députés nationaux et provinciaux. Joseph Kabila se retire enfin. En 17 ans au pouvoir, il a eu le temps de distribuer les prébendes à ses proches. D’après une enquête de Bloomberg publiée en décembre 2016, 15 membres de sa famille possèdent plus de 70 entreprises agissant dans les mines, les banques, la logistique, l’agriculture, l’hôtellerie, les agences de voyages et la distribution d’essence. Et les dirigeants avant lui ont aussi fait preuve d’une grande générosité à l’égard de leurs proches.

La Gécamines

À 63 ans, Denis Mukwege a vu passer les gouvernements par dizaines. Il connaît la propension des responsables politiques congolais à se servir sur la bête. « Mon pays est systématiquement pillé avec la complicité des gens qui prétendent être nos dirigeants », déplore-t-il à Oslo le 10 décembre 2018. « Pillé pour leur pouvoir, pillé pour leurs richesses et leur gloire aux dépens de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants innocents abandonnés dans une misère extrême tandis que les bénéfices de nos minerais finissent sur les comptes opaques d’une oligarchie prédatrice. » Tous compte fait, « le peuple congolais est humilié, maltraité, massacré depuis plus de deux décennies au vu et au su de la communauté internationale ».

Denis Mukwege
Crédits : Claude Truong-Ngoc

Ces deux dernières décennies, justement « l’industrie congolaise du cuivre et du cobalt est passée d’un modèle entièrement étatisé à une mosaïque d’opérations privées impliquant des Chinois, des Suisses, des Américains, des Kazakhs et d’autres investisseurs », note un rapport de l’ONG Centre Carter paru en 2017. Cette transition s’est déroulée sur une période très ramassée. « Jusqu’à la moitié des années 1990, presque toutes les concessions appartenaient à une compagnie publique : la Générale des carrières et des mines (Gécamines). » Avant de représenter un mastodonte congolais à démanteler, la Gécamines a été un projet belge. Ou plutôt un projet du roi de Belgique qui, à la fin du XIXe siècle, possédait le Congo en nom propre.

Inspiré par ses voisins hollandais, français et britanniques, Leopold II est parvenu, grâce à l’extrême violence que décrit l’historien David Van Reybrouck dans son livre Congo, une histoire, à s’arroger un territoire grand comme un continent au cœur de l’Afrique. En 1888, il envoie des expéditions dans le sud de l’actuelle RDC. Le géologue Jules Cornet ayant découvert là-bas d’immenses gisements de cuivre, le souverain décide en 1906 de fonder une société pour les extraire, l’Union minière du Haut Katanga (UMHK). Deux ans plus tard, il fait don à la Belgique de « l’État indépendant du Congo » et donc de son sol.

En désenclavant peu à peu les hauts fourneaux du Katanga, Bruxelles fait de l’UMHK l’un des principaux producteurs mondiaux de cuivre et de cobalt dans les années 1920. Pour les Congolais qui se battent en faveur de l’indépendance, c’est l’espoir d’un horizon prospère. À peine le colon belge est-il chassé, en 1960, que les dirigeants de l’UMHK soutiennent la déclaration de sécession du Katanga proclamée par le fils d’un homme d’affaires, Moïse Tshombe. Dans une tentative désespérée de garder la main sur ses richesses, la Belgique envoie des troupes pour soutenir les rebelles. Mais elles sont finalement écrasées en 1961 par les forces des Nations Unies, venues « rétablir l’ordre au Congo ».

Sitôt arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1965, Mobutu Sese Seko procède à la nationalisation d’une compagnie dont les actifs sont évalués à 430 millions de dollars. Chaque année, près de 20 000 personnes produisent 300 000 tonnes de cuivre. Comme l’État, rebaptisé Zaïre, elle change alors de nom, devenant Générale des carrières et des mines (Gécamines) en 1972. La Société générale de Belgique obtient une commission de 6,5 % sur la vente des minerais en compensation de la partie de l’Union Minière du Haut-Katanga. Bien avant Joseph Kabila, le Léopard Mobutu détourne à son profit personnel les richesses du sol congolais. Cela dit, note Gabi Hesselbein, chercheur au Crisis States Research Centre, « après l’effondrement du cours du cuivre en 1974 et le choc pétrolier du début des années 1970, les revenus de l’État n’ont fait que baisser. Ce sont ces chocs économiques, plus que l’enrichissement de Mobutu, qui expliquent la déchéance du Congo. »

Le Léopard

D’un empereur l’autre : débarrassé des descendants du roi Léopold, le Congo se trouve un nouveau souverain en la personne de Mobutu. Pour expier les démons du colonialisme, le nouveau chef d’État rebaptise son pays Zaïre, et adopte une toque jaune aux taches noires. Il associe à cet imaginaire qui se veut plus authentique un train de vie faste, et remplace beaucoup de termes d’essence française. Mais s’il se débarrasse d’une partie du vocabulaire étranger, les hommes d’affaires venus de l’extérieur ne sont pas pour autant évincés, loin s’en faut. Le Léopard compte sur leur expertise pour industrialiser le pays.

Lancée en 1973 à l’aide de technologies allemande et finlandaise, l’extension de Gécamines patine rapidement, encalminée par la chute des cours mondiaux et grevée par « les ponctions intempestives des notables dans les caisses de la société », selon l’historien belge Jean-Claude Willame. La guerre du Shaba contre l’Angola n’arrange rien. En 1985, sur 343 grands projets, 57 % sont en état de sous-production d’après l’Institut de l’entreprise sur l’industrialisation de l’Afrique. Confit dans une économie de rente, le Zaïre tombe dans une telle agonie qu’il n’y a plus que les institutions internationales pour se porter à son chevet. Elles y prescrivent un « programme d’ajustement structurel » que Mobutu renâcle à appliquer.

Bureaux de la Représentation de Gécamines à Kinshasa
Crédits : Gécamines

Pour la Banque mondiale, la « décapitalisation » de la Gécamines devrait permettre de palier « les carences du cadre institutionnel, le manque de transparence caractérisant l’usage des recettes, les insuffisances de la gestion interne, la charge que représentent pour la Gécamines les activités non minières, etc. » Sur ses conseils, l’État libéralise le secteur minier, ouvrant certaines concessions aux mineurs artisanaux. C’est peu dire que les résultats se font attendre. En 1993, le PIB par habitants est estimé à 117 dollars, soit 65 % de moins qu’en 1958. La Gécamines produit cette année-là 48 600 tonnes contre 465 000 cinq ans plus tôt. Deux ans plus tard, l’afflux de réfugiés et surtout de groupes armés en provenance du Rwanda aggrave la crise.

Dans une ambiance de fin de règne, Mobutu amorce la démantèlement de la compagnie minière nationale, dont la dette s’élève à 300 millions de dollars. Ses biens et concessions sont vendus à des entreprises comme les sociétés canadiennes Lundin, Banro, Mindev, la belgo-canadienne Barrick Gold, l’australienne Anvil Mining, les sud-africaines Genscor et Iscor. Les Chinois viendront plus tard. Quant aux employés, remerciés et indemnisés entre 1 900 dollars et 30 000 dollars, ils creusent désormais à leur compte, privés de toute sécurité sociale. En 1996, à la faveur du génocide rwandais, la guerre revient par l’est du pays, où diverses milices prospèrent par-delà les frontières.

« Dans la nuit tragique du 6 octobre 1996, des rebelles ont attaqué notre hôpital Lemera, en RDC », raconte le docteur Denis Mukwege. « Plus de 30 personnes [ont été] tuées, les patients abattus dans leur lit à bout portant, le personnel ne pouvant pas fuir, tué de sang froid. Je ne pouvais pas imaginer que ce n’était que le début. Obligé de quitter Lemera, en 1999, nous avons créé l’hôpital de Panzi à Bukavu, où je travaille aujourd’hui comme gynécologue obstétricien. La première patiente admise était une victime de viol, ayant reçu un coup de feu dans ses organes génitaux. La violence macabre ne connaissait aucune limite. Cette violence, malheureusement, ne s’est jamais arrêtée. » Sous Laurent-Désiré Kabila, père et prédécesseur de Joseph, elle dégénère en guerre, le nouveau président ayant décidé de remettre en cause les contrats miniers au détriment de ceux qui l’ont porté au pouvoir, à savoir l’Ouganda et le Rwanda.

L’hôpital du Dr Mukwege à Bukavu

Terrain miné

Pour financer leurs menées, les groupes rebelles opérant dans l’est du pays cherchent désormais à exploiter l’or, le cuivre ou la cassitérite. Affaibli dans son contrôle des ressources, l’État congolais se désengage lui-même au terme du code minier édicté en 2002. Il abaisse le niveau de taxation des sociétés opérant dans ce domaine. De nombreux rapports pointent d’ailleurs, les années suivantes, le manque à gagner résultant, pour les Congolais, des largesses octroyées au privé. La société anglo-suisse Glencore leur a par exemple fait perdre 350 millions de dollars, selon les « Paradise Papers ». En 2007, la Banque mondiale estime que 90 % de la production minière exportée est produite par le secteur artisanal, dans un pays où 16 % de la population dépend de cette industrie. Il semble donc que les entreprises qui se sont partagées les parts de la Gécamines sous-traitent à tour de bras.

Quant à l’ancienne compagnie publique, elle se sépare de 15 655 de ses 25 000 employés en 2007 et 2008. À cette période, les États généraux des mines révèlent non seulement de nombreuses entorses à loi mais aussi la spéculation sur les terres qui sévit. Certaines parcelles sont laissées à l’abandon en attendant d’être vendues au moment le plus opportun. À Bisié, en 2006, la Mining Processing of Congo a quant à elle fait des promesses restée lettres mortes. Une décennie de violence plus tard, elle s’est résolue à laisser le terrain à Alphamin, une société à capitaux sud-africains et américains.

D’ici 2019, l’endroit doit être transformé en mine commerciale d’étain « responsable », favorisant « le développement communautaire, la sécurité, la santé et des pratiques écologiques ». Dans cette optique, si l’on ose dire, quelque 1 000 travailleurs artisanaux ont été évacués en décembre 2017. Alphamin est encore loin d’en avoir embauché autant, comme promis. En leur nom, neuf associations l’ont attaquée en justice.

Les mineurs exploités du Congo
Crédits : cefopdh.org

Après avoir investi 35 millions de dollars en prospection, le groupe en a levé 25 autres pour ce projet au mois de juin 2018. Il échappera aux dispositions du nouveau code minier, promulgué en mars, qui prévoit un triplement de la redevance pour le cobalt et le coltan. Certaines entreprises ciblées ont menacé de contester ces règles devant une cour d’arbitrage. Elles attendent avec appréhension le résultat des élections qui se tiendront le 23 décembre.


Couverture : Jeunes et enfants mineurs au Congo. (Julien Harneis)