Mansourah → Malmö

Nous sommes à Malmö en Suède et la nuit de mars est fraîche, mais Ramy Essam entrouvre la porte du balcon de son appartement au troisième pour laisser filtrer un peu de l’extérieur à l’intérieur. « J’aime entendre la rue. » À dire vrai, il n’y a pas grand chose à entendre en ce mercredi soir : le bruit des voitures passant sur la route glissante, le clic-clac des talons sur le trottoir, le croassement étrange de l’un des pigeons imposants qui vivent perchés en équilibre précaire sur les branches nues des arbres adjacents. « C’est tellement calme ici, pas comme en Égypte », dit-il en s’enfonçant dans son petit canapé brunâtre. « Quand je suis arrivé, j’ai habité pendant un temps dans un appartement situé dans un beau quartier, mais chaque fois que je jouais de la guitare, le voisin cognait contre le mur pour que j’arrête. Je n’ai pas l’habitude du calme. »

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Ramy chante place Tahrir
Crédits : Ramy Essam/Facebook

Il y a cinq ans, Essam, aujourd’hui âgé de 28 ans, était au centre de l’un des moments historiques les plus sonores qu’ait connu sa génération. Alors que des millions de personnes se rassemblaient au Caire sur la place Tahrir au début de l’année 2011 pour une occupation de 18 jours qui a mis fin aux trente années au pouvoir de Hosni Moubarak, Essam galvanisait les manifestants avec des hymnes révolutionnaires illustrant leur lutte commune et appelant à des changements qui, encore un mois auparavant, auraient été quasiment inconcevables. Accusé d’avoir troublé l’ordre public, il a été arrêté, interrogé et brutalement torturé. Mais il est aussi devenu célèbre, un symbole vivant de la révolution, en tenant un rôle de premier plan dans The Square, documentaire nommé aux Oscars en 2014, ainsi que dans un reportage du magazine d’information américain 60 Minutes, et en ralliant des milliers de fans à ses concerts. Quand l’armée, avec à sa tête le général et futur président Abdel Fattah al-Sisi, a repris le pouvoir en 2013 avec la volonté de réduire au silence la dissidence, Essam est devenu une cible évidente.

En mai 2014, après avoir été arrêté par la police à un point de contrôle dans la ville de Suez, puis placé en détention et interrogé toute la nuit – et alors que se rapprochait dangereusement son service militaire obligatoire –, Essam a décidé de partir. Le réseau ICORN (International Cities of Refuge Network), organisation qui accueille des écrivains en danger, lui a offert une résidence de deux ans à Malmö. Fin août, il a pris sa guitare et a quitté le pays. Grand, large d’épaule, le visage encadré de longs cheveux noirs aux boucles serrées, on croirait qu’il a génétiquement été conçu pour devenir une rock star. Même recroquevillé sur le canapé miteux de son appartement de Malmö, avec ses jeans foncés et son t-shirt gris, les genoux ramenés contre la poitrine, il respire le charisme. Si on ajoute à cela son idéalisme juvénile et son humour noir ravageur, il incarne presque l’image du parfait révolutionnaire. On comprend facilement les craintes du régime.

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Selfie
Crédits : Ramy Essam/Facebook

Avant d’arriver à Malmö, la vision qu’avait Essam de la Suède, si tant est qu’il en avait une, différait peu de celle qu’ont beaucoup d’autres étrangers : la Suède comme paradis socialiste, paisible et pragmatique. Dans les faits, la Suède, à l’instar d’autres pays européens, est aujourd’hui aux prises avec la dure réalité de certaines de ses plus célèbres politiques progressistes, et avec les réactions que suscitent l’immigration et le multiculturalisme. Ce pays, qui s’est longtemps considéré comme une superpuissance de l’humanitaire, souffre d’une montée de l’islamophobie et du ressentiment contre les migrants. « J’ai toujours entendu dire que la Suède, c’était le paradis. Ce n’est pas vrai. » Depuis qu’Essam a quitté l’Égypte, la répression de Sisi sur l’opposition n’a fait que s’intensifier, tant sur les libéraux laïques comme Essam que sur les islamistes comme les Frères musulmans. On estime que le nombre de morts s’élève à plus de 2 000 et qu’il y aurait eu jusqu’à 40 000 arrestations. Beaucoup de militants ont été jugés dans des procès de masse expéditifs puis condamnés à des peines draconiennes, y compris à des peines de prison à vie et à des condamnations à mort. Et puis, ce qui a peut-être été le coup de grâce : la condamnation à mort à la mi-mai 2015 de Mohammed Morsi, premier président égyptien élu démocratiquement, pour son implication dans une évasion de prison en 2011.

Comme le dit Ganzeer, artiste devenu célèbre pour les fresques anti-gouvernementales qu’il a réalisées à travers le Caire pendant la révolution et qui a discrètement déménagé en mai 2014 à Brooklyn : « Ces cercles militants ont assisté à un dispersement de tous leurs acteurs. Tout le monde est soit en prison, soit exilé, soit mort ou bien tout simplement découragé ou désenchanté. » En Égypte, certains militants ont accusé Essam d’avoir abandonné la cause. Mais même si c’est maintenant à presque 5 000 kilomètres du cœur fatigué de la révolution qu’il enregistre ses chansons engagées et qu’il joue ses concerts pour de petites foules discrètes – pour les convaincre, et se convaincre lui-même, que le combat n’est pas terminé –, il sait aussi que sa sécurité a un prix. « Mes amis souffrent maintenant plus que jamais et moi, ça va. Ce n’est pas que je me sente coupable, mais c’est un moment difficile à vivre. » Le petit appartement d’Essam n’a rien d’extraordinaire, mais il aurait quelque chose de familier pour n’importe quelque jeune musicien en galère : des murs blancs dénudés, un MacBook Pro ouvert sur une petite table basse en bois à côté d’emballages de repas à emporter, une flopée de bouteilles d’alcool vides entassées dans un coin du salon, un tas de vêtements jetés à même le sol dans la chambre, de la vaisselle entassée dans et autour de l’évier de la cuisine, ainsi qu’un petit ampli Ibanez à côté du canapé. Il répète pour un concert qu’il jouera dans un théâtre de Malmö quelques jours plus tard. Un guitariste et ami égyptien, Rami Sidky, qui a quitté l’Égypte à peu près au même moment qu’Essam pour étudier les relations internationales à l’université d’Amsterdam, est à ses côtés, un verre de whisky à la main, pendant qu’ils travaillent sur des arrangements pour les chansons d’Essam. Sidky et Essam se sont rencontrés en 2012 dans un studio du Caire. Sidky n’avait pris part qu’occasionnellement à la révolution et ne connaissait pas la musique d’Essam, simplement son nom. « Je pensais qu’il serait très arrogant », commente Sidky au sujet de leur première rencontre. « Il avait cette réputation-là. Mais ce n’est pas vrai du tout. »

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Sur scène avec son groupe
Crédits : Ramy Essam/Facebook

Quand il est avec Sidky – ex-employé dans une ONG, mince et petit, le crâne rasé, la barbe clairsemée, l’air caustique et studieux à la fois –, Essam écoute plus qu’il ne parle, désireux d’avoir l’avis de son ami sur tout : depuis l’État islamique aux relations interethniques en Égypte, en passant par Bollywood et les albums cruellement sous-estimés de Van Halen époque Sammy Hagar. Une guitare acoustique confortablement calée sur les genoux, Essam se lance dans l’interprétation d’une chanson dont on pourrait traduire le titre par « Je me suis réveillé ». Comme la quasi-totalité de ses chansons, elle traite de la révolution égyptienne. Il gratte les cordes avec précaution en chantant d’une voix profonde, rocailleuse et meurtrie, tandis que Sidky joue d’élégants contrepoints sur sa guitare. Hors de son contexte agité, la fougue de cette chanson paraît un peu déplacée dans cet appartement tranquille, et Essam en a conscience. Depuis son départ d’Égypte, Essam a joué dans plusieurs villes européennes et réalisé une mini-tournée en Amérique du Nord passant par New York, Washington, Los Angeles, Seattle, Boston et Vancouver, où le public pour lequel il chante apprécie poliment la portée historique de son message, mais n’a aucun lien réel avec sa musique ou les sentiments qu’elle incarne. « Ils veulent connaître cette histoire, mais il y a un fossé à cause de la langue. Je n’ai jamais connu ça. »

Tahrir

Essam est né à Mansourah, une ville d’un demi-million d’habitants de la rive orientale du delta du Nil. Son père était ingénieur et il est mort d’un accident cérébral quand Ramy avait 12 ans. Après la mort de son père, son frère Shady, de seulement deux ans son aîné, est devenu pour lui une figure paternelle.

Les auteurs des paroles les plus controversées restent méconnus et peu inquiétés par la police.

En dépit des difficultés, la famille d’Essam était solidement ancrée dans la classe moyenne. C’est Shady qui le premier lui a fait connaître les groupes de rock américains comme Metallica ou Linkin Park. Essam a ensuite découvert Rage Against the Machine, System of a Down et Nirvana. À l’époque, alors adolescent, Essam ne parlait pas très bien anglais et ne comprenait pas les paroles : « J’aimais juste leur énergie. » Quand il a eu 17 ans, Shady lui a acheté sa première guitare. En quelques mois, Essam a découvert qu’il était doué pour composer des mélodies et des arrangements. « Pendant deux ou trois ans, je n’ai chanté que des chansons d’amour un peu idiotes. » Il rit : « Mon rêve était de devenir une rock star. » Shady, un passionné de littérature qui enseigne maintenant le droit international, souligne l’importance des paroles. « Je lui ai dit : “Tu dois avoir une vision” », explique-t-il sur Skype depuis Mansoura. « “Tu dois avoir un message, tu ne dois pas devenir célèbre pour devenir célèbre. C’est du gâchis. Tu dois essayer d’influencer les gens.” »

Vers 2008, Essam a rencontré un poète, Amgad El Kawhagy, dans un café-librairie qui faisait aussi office de petite salle de concert. « Il m’a aidé parce que lui-même écrivait beaucoup de choses politiques, révolutionnaires », raconte Essam. Ils ont débuté tous les deux une collaboration régulière et, à ce jour, Kawhagy est l’auteur des trois quarts des paroles des chansons d’Essam. Bien que ses chansons aient fait de lui une figure célèbre et persécutée, il n’a écrit qu’une partie infime de leurs textes. Il travaille avec des poètes et des paroliers en composant sur des textes déjà existants ou, le plus souvent, en suggérant des thèmes et en faisant écrire des paroles plus ou moins sur mesure. Bizarrement, les auteurs des paroles même les plus controversées restent largement méconnus et peu inquiétés par la police. Comme l’explique Sidky, « dans la culture populaire égyptienne, on ne se préoccupe que des chanteurs. Ce qu’ils chantent est leur responsabilité et celle de personne d’autre ». Malgré le contenu engagé de sa musique, Essam était loin de s’attendre à la révolution de janvier 2011. Quand on l’interroge sur ce qu’il faisait lorsque les premières protestations ont éclaté le 25 janvier, il répond avec un sourire gêné : « Rien. » Les manifestations n’avaient rien d’exceptionnel à l’époque et elles n’aboutissaient généralement qu’à très peu de résultats. Essam pensait que ce serait la même chose cette fois-là aussi. « Je passais une journée normale : je suis allé à la salle de sport, j’ai retrouvé mes amis », raconte-t-il. Mais Shady était un fervent manifestant dès les premières manifestations à Mansourah et il a convaincu Essam de le rejoindre trois jours plus tard. Mais même à ce moment-là, sa motivation était, admet-il, un brin douteuse.

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Mansourah, la ville natale de Ramy
Crédits

« Le 28, le gouvernement a coupé les réseaux de communication. » Il rit. « Tu es chez toi bien au chaud et là : plus de portable, plus d’Internet. Tu te dis : “Hé, c’est quoi ce bordel ! Je descends dans la rue !” C’était la pire décision qu’ils aient prise. S’ils m’avaient laissé la possibilité d’être spectateur depuis chez moi, c’est peut-être ce que j’aurais fait ! » Malgré cela, une fois arrivé dans les manifestations, il s’est laissé emporter par l’émotion et l’exaltation de la scène. Essam a pris part à une bataille rangée contre les forces locales de police dans les rues de Mansourah en lançant pierres et des cocktails Molotov, alors que la police leur tirait dessus – principalement avec des munitions en caoutchouc. Les exigences originelles des manifestants (réformes de la police, du ministère de l’Intérieur et du système économique) ont tout d’un coup semblé ne pas suffire. « Nous nous sommes mis à chanter : “À bas, Moubarak !” » Essam en rit encore tellement l’idée paraissait audacieuse. « La première fois, tu te dis : “Vraiment ? On demande vraiment ça ?” » Après trois jours à Mansourah, la police a disparu et Essam a décidé de voyager avec un ami jusqu’au Caire pour se joindre aux manifestations qui avaient lieu là-bas. Shady a insisté pour qu’il emporte sa guitare. Au début, Essam jouait pour de petits groupes de manifestants sur la place Tahrir, puis peu à peu pour des groupes plus importants, jusqu’à ce qu’il soit invité à jouer sur une scène improvisée à l’un des angles de la place. Pendant tout cette période, son répertoire était très réduit.

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Pendant les manifestations
Crédits : Ramy Essam/YouTube

« Je devais déjà avoir 25 chansons politiques et la plupart pouvaient s’appliquer aux événements, mais je choisissais celles qui permettaient au public d’interagir et de chanter. Parce que ce n’était pas un concert. Ce sont des manifestants, ils sont remplis de colère. Tu as beau avoir la plus belle voix au monde ou être le meilleur musicien, si tu ne fais que chanter pour eux, ils te tourneront le dos. Certains jours, je chantais dix heures, les six mêmes chansons en boucle. » La plus connue de ses chansons est peut-être « Ihral (Pars) », une reprise d’hymnes qui avaient déjà du succès sur la place, combinée à quelques vers qu’il a lui-même écrits. « J’ai chanté pour la première fois le premier février, après le discours de Moubarak », explique Essam, en se lançant dans une imitation du plaidoyer larmoyant que Moubarak a donné ce jour-là : « “Je ne me présenterai pas à la prochaine élection. Laissez-moi juste six mois.” Beaucoup de gens présents sur la place ont reçu des appels de leurs parents qui leur disaient : “Hé, il a promis que tout se passerait bien. Tu peux rentrer à la maison.” Nous étions déçus parce qu’il n’avait rien écouté de ce que nous disions. Alors, j’ai joué “Irhal” et l’ambiance a tout de suite changé. » Mais Essam raconte que, même après cette performance galvanisante, certains manifestants doutaient encore de son ardeur révolutionnaire. « Beaucoup se disaient : “Ce gars a juste envie de devenir célèbre.” »

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Crédits : Ramy Essam/Facebook

Le 2 février, les hommes de main de Moubarak, dont un grand nombre à cheval ou à dos de dromadaire, ont pris d’assaut la place Tahrir et ont attaqué les manifestants, lors de ce qui a été surnommé la Bataille des chameaux. Ils ne sont pas parvenus à vider la place mais Essam est sorti ensanglanté de ces deux jours de mêlée, qui ont représenté un tournant décisif pour les débuts de la révolution. Par la suite, le crâne et la lèvre supérieure cachés sous des bandages blancs, Essam a donné une interview pleine de défiance à une chaîne anglophone, avant de jouer, toujours recouvert de bandages, pour la foule tabassée mais triomphante. Ces deux moments ont été diffusés en boucle sur les chaînes de télévision du monde entier. « Beaucoup de gens sont venus me dire : “Désolé, on pensait que tu étais juste un connard qui voulait chanter et devenir célèbre.” Après m’avoir vu à leurs côtés en première ligne, en train de me battre, les types qui géraient la scène se sont mis à me présenter comme “le chanteur de la révolution”. » On a du mal à trouver un chanteur qui occupe un rôle semblable dans la culture américaine. « C’est un peu comme Bob Dylan dans les années 1960 », explique son ami Ganzeer. « Il n’était pas le seul à faire dans la chanson engagée mais Dylan avait quelque chose, la simplicité de sa musique – simple mais aussi terriblement percutante. » Certes, les chansons de Dylan traitaient de cocktails Molotov et de pierres lancées contre les flics, mais il ne l’a jamais fait lui-même. Et jamais n’a-t-il été forcé de quitter son pays.

L’exil

Pour des jeunes Égyptiens dans la vingtaine, comme Essam, Moubarak a toujours été président. Leur désir tenace de changement, comme il l’explique, était principalement dû au fait qu’ils étaient allés trop loin pour reculer : s’ils avaient abandonné, ils auraient certainement tous fini en prison. « Tu ne peux pas imaginer ce que ça fait de chanter pour des centaines de milliers de personnes à ce point en colère, toutes unies contre une seule et unique personne. L’énergie qu’il y avait sur la place était incroyable à vivre. » anigif_optimized-7126-1432864911-3 Essam était sur scène le 11 février, le jour où le vice-président, Omar Souleiman, a annoncé la démission de Moubarak, qui laissait ainsi les rênes du pouvoir au Conseil suprême des forces armées (CSFA). Cette nuit-là, la majorité des manifestants ont quitté la place Tahrir, satisfaits, mais Essam a aussi été témoin du désarroi de certaines personnes à la tête du mouvement, qui criaient à la foule de revenir. Le but était de former un gouvernement composé de citoyens ordinaires, une nouvelle constitution et un train de réformes, pas seulement l’éviction de Moubarak. Deux semaines plus tard, Essam faisait partie d’un petit groupe de quelques milliers de personnes qui ont démarré un nouveau sit-in place Tahrir. Toutefois, sans revendication claire et cohérente, le mouvement a vu ses soutiens disparaître peu à peu. Puis, le 9 mars, l’armée a décidé de vider la place une fois pour toutes. La foule a violemment été dispersée et Essam, ainsi que d’autres, a été traîné jusqu’au Musée égyptien tout proche. « Je me suis dit que j’allais trouver un militaire éduqué qui, lui, comprendrait. Je lui dirais : “Hé, mec, je suis Ramy Essam, le mec qui chante sur la place ! J’ai un concert à faire !” » Il rit. « Et puis j’ai passé le premier portail et l’obscurité s’est abattue sur moi. » Essam a été déshabillé, ligoté puis torturé par les officiers qui, dit-il, faisaient partie d’une unité des forces spéciales. Ils lui ont coupé les cheveux avec des bris de verre, lui ont cogné la tête à plusieurs reprises dans une colonne. Il a reçu des coups de barres de bois et de fer, des coups de pieds, et s’est fait électrocuter. « Ils ne me posaient pas de question », raconte-t-il. « Alors j’ai cru qu’ils allaient me tuer. » Il perdait conscience, se réveillait, puis la perdait à nouveau, et ainsi de suite. « Un des types des forces spéciales me sautait sur la tête. Je me suis dit : ça y est, je vais mourir. Et puis j’ai entendu une voix dans ma tête qui me disait : “Ne leur donne pas l’occasion de te tuer. Tiens aussi longtemps que possible.” »

Environ huit heures plus tard, il a été relâché. ulyces-ramyessam-03Il est retourné dans sa famille à Mansourah pour se rétablir. Une vidéo filmée à ce moment-là, diffusée plus tard au cours de l’année 2011, le montre allongé à plat ventre sur un lit avec à peine assez de force pour relever la tête, le visage et le dos couverts de bleus, de marques et de plaies encore fraîches. Shady a eu un élan de culpabilité : après tout, c’était lui qui l’avait encouragé à continuer sur la voie de la musique, à rejoindre la contestation et à jouer des chansons révolutionnaires. « C’était la pire chose qui était arrivée à ma famille depuis la mort de mon père », explique Shady. « Ma mère et tous nos amis proches ont dit à Ramy : “Assez, maintenant. Arrête avec la politique.” Mais je lui ai dit : “Tu as deux options : abandonner ou continuer à te battre.” » Il a mis deux mois à récupérer mais, chose étonnante, son passage à tabac n’a laissé que peu de séquelles : à peine quelques cicatrices sur sa poitrine et un doigt qui n’est plus aussi performant qu’il l’était dans le passé. Ce qu’il a vécu au musée, quoi qu’horrible, a aussi été une révélation. « Ce jour a eu un effet bénéfique sur ma personnalité. J’ai pu me débarrasser de ma peur. » Après sa convalescence, Essam a repris le combat, l’esprit vengeur. Il s’est produit un peu partout dans le pays, dans des théâtres, sur des scènes de festival, dans la rue, peu importait. Dans la confusion de la bataille pour le pouvoir qui a suivi la chute de Moubarak, plusieurs partis naissants l’ont approché. Mais il refusait systématiquement de les rejoindre, farouchement attaché à son indépendance. Quand le CSFA a accédé aux revendications populaires et a permis les élections parlementaires et présidentielles de la fin 2011 et de 2012 (élections remportées par Mohamed Morsi et les Frères musulmans), Essam n’est pas allé voter.

Pratiquement du jour au lendemain, le public a arrêté d’affluer à ses concerts.

« Je ne veux prendre part à aucun processus gouvernemental car je ne leur fais pas confiance. J’ai vu beaucoup de sang. J’ai perdu des amis. S’il y avait à nouveau des massacres, des morts, de la torture, je me sentirais coupable car j’aurais voté pour eux. » Pendant presque deux ans, entre 2011 et 2013, la vie d’Essam n’a été qu’un tourbillon de concerts et de manifestations. « J’étais un malade des sit-ins, des batailles, de la lutte. À certains d’entre eux, nous n’étions que 15 ou 20, sans médias, personne n’était au courant. » En 2012, Essam a épousé une femme qui travaillait pour lui comme manager et elle a donné l’année suivante naissance à leur fils. Au cours des quatre jours que j’ai passés avec lui à Malmö, c’est le sujet qu’il avait le plus de difficulté à aborder. « Tout donner à la révolution a changé ma vie toute entière. J’étais à l’écart de tout. » Dès la première moitié de l’année 2013, le gouvernement de Morsi composé majoritairement des Frères musulmans est devenu extrêmement impopulaire.

Le 30 juin, un nombre record de manifestants sont descendus dans la rue pour demander la démission de Morsi. Même si Essam avait passé l’année précédente à militer pour la destitution de Morsi et passé la journée devant le quartier général des Frères musulmans au Caire à affronter leurs partisans, il se sentait déconnecté des millions d’Égyptiens qui voyaient en l’armée un sauveur. Le lendemain, il s’est rendu à Tahrir, « notre maison » selon ses mots : « La place était remplie d’idiots qui acclamaient l’armée, les chars, les hélicoptères et serraient les soldats dans leurs bras. Même les policiers étaient descendus sur la place pour danser avec la foule. » Il est monté sur scène, a commencé par jouer des chansons hostiles aux Frères musulmans, mais il a terminé avec une chanson dont on peut traduire le titre par « Nique le conseil militaire ». « C’était la première fois que je chantais face à une foule de plusieurs centaines de milliers de personnes sans qu’ils ne reprennent les paroles avec moi. Mais je suis quand même allé au bout de la chanson et je leur ai dit : “Nous ne sommes pas avec l’armée. Ils ont tué nos amis et nous ne l’oublierons pas !” J’étais si énervé. Personne ne disait rien. Ils écoutaient sans rien dire. » Deux jours plus tard, il a donné une représentation semblable et a obtenu la même réaction. Quand Sisi a pris la parole plus tard ce jour-là pour annoncer que Morsi avait été évincé et que l’armée avait une fois de plus pris le pouvoir, Essam avait déjà déserté la place Tahrir. Peu de temps après, il est rentré à Mansourah, abattu et épuisé.

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Abdel Fattah al-Sissi

Pratiquement du jour au lendemain, le public a arrêté d’affluer à ses concerts. Il était interdit de représentation dans toutes les salles contrôlées par l’État et les organisateurs indépendants refusaient en général de le programmer par peur de froisser le régime. Fin 2013, une loi a été votée, restreignant sévèrement le droit de manifester publiquement et interdisant de facto le genre de manifestations qui avaient fait chuter les deux gouvernements précédents. En un clin d’œil, Essam se retrouvait privé des deux activités autour desquelles s’articulait sa vie. Quand Sisi a été « élu » avec 97 % des voix en mai 2014, il a augmenté encore d’un cran la répression. Essam a vu certains de ses amis condamnés à des années, voire des décennies de prison. Ce même mois de mai, alors qu’Essam revenait du Sinaï en voiture avec des amis, ils ont croisé sur leur chemin à un point de contrôle de la police. Les officiers l’ont pris pour cible, l’ont fait descendre de la voiture et l’un d’eux s’est approché pour lui chanter une de ses chansons, « Taty Taty », d’un air moqueur. L’officier a alors dégainé une tablette et a montré une vidéo d’Essam en train de jouer place Tahrir une chanson appelant au rassemblement contre la police. Essam a été fouillé et interrogé toute la nuit avant d’être relâché. Ole Reitov, directeur de Freemuse, une ONG dédiée à la cause des musiciens persécutés dans le monde entier, a rendu visite à Essam le mois suivant. « L’enchaînement d’événements était familier : la présence de la police et les interrogatoires nocturnes », explique Reitov. « Avec l’interrogatoire de Suez, il était clair qu’ils voulaient que Ramy se taise, sans quoi ils séviraient. Nous nous sommes dits qu’il ne pouvait plus attendre pour quitter le pays. »

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Ramy Essam en 2011

Essam raconte que sa crainte première n’était pas de se faire arrêter mais plutôt de devoir faire son service militaire, prévu pour le mois de juin suivant. (À quelques exceptions près, tous les hommes égyptiens âgés de moins de 30 ans sont obligés de servir dans l’armée pour une durée pouvant aller jusqu’à trois ans.) « J’ai reçu beaucoup de menaces, dans la vraie vie et sur les réseaux sociaux : “On t’attend.” Si j’avais rejoint l’armée, c’était plus que la prison qui m’attendait. Ç’aurait été la fin pour moi. Pour toujours. »

Mon pouvoir

Reitov a contacté Essam avec ICORN. En août 2014, Essam, qui avait été empêché de quitter l’Égypte à plusieurs reprises au cours des deux années passées, a réussi à obtenir un visa et les papiers nécessaires pour s’échapper du pays. Il a passé un mois à Helsinki, où son tout premier concert a été perturbé par des Égyptiens qui lui hurlaient dessus en brandissant des pancartes de Sisi. Il a découvert plus tard que les perturbateurs avaient été payés par l’ambassade. « Je crois que le gouvernement voulait me dire : “Hé, on t’a à l’œil même si tu es parti.” » Il rit. « Pour ça, ils ont réussi. » Quand Essam est arrivé à Malmö, il ne connaissait personne. Sa seule vraie connaissance était Reitov, un sexagénaire aux cheveux blancs, dont l’organisation, Freemuse, a ses bureaux à Copenhague, à trente minutes de train de là sur l’autre rive de l’Öresund, le détroit séparant la Suède du Danemark. Reitov, ancien journaliste à la télévision publique danoise, a rencontré pour la première fois Essam en 2011. « Quand vous marchez avec Ramy sur la place Tahrir, ça n’arrête pas, les gens viennent vers lui pour lui parler, les vieux comme les jeunes », raconte Reitov. « Quand il se promène ici, personne ne le reconnaît. »

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Une vue aérienne de Malmö
Crédits : ESN Copenhagen

Essam passe la majeure partie de ses journées à écrire des chansons. Il travaille beaucoup et a commencé à prendre des cours de musique à l’université de la ville, mais il n’a pas encore l’impression de s’être fait de vrais amis. « Ici, j’ai le mal du pays. Je suis toujours seul. » Depuis son arrivée, Essam a posté plusieurs chansons en ligne, dont « Age of the Pimp » (« L’Ère du maquereau »), qui est une charge directe contre Sisi. Son album Mamnoua (« L’oublié ») est sorti le 1er mai 2014 et il y chante des chansons sur l’Égypte, même s’il n’y vit pas pour l’instant. « Ça parle de ce qui se passe là-bas en ce moment, les sentiments et les émotions de cette période difficile. » À part compter le nombre de vues sur YouTube, d’écoutes sur SoundCloud et lire les commentaires, il n’est pas facile d’avoir une idée précise de l’impact que produit Essam à distance, mais il n’a pas perdu courage. « Il est très important que je continue mon travail en ce moment car peu de gens font la même chose. Je pense que ceux qui croient en la lutte, en la révolution, ont besoin d’entendre une musique nouvelle, qui leur parle de ce qu’ils font, de ce qu’ils ressentent, pour qu’ils sachent au moins qu’ils ne sont pas seuls. Si tu es révolutionnaire et que tu découvres une nouvelle chanson, tu te dis : “Ouah, on est des milliers à croire en la même chose, il n’y a pas que moi.” » Avant de déménager à Malmö, Essam n’avait quitté l’Égypte que quatre fois, entre 2011 et 2012, pour recevoir des récompenses ou jouer des concerts en Europe. Depuis, l’Europe vit ce qu’on pourrait appeler une transformation : dans le chaos qui succède aujourd’hui au Printemps arabe, des millions de migrants et de réfugiés cherchent asile en Europe.

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À Stockholm
Crédits : Ramy Essam/Facebook

La Suède notamment, avec ses promesses généreuses en matière d’aides sociales et de programmes d’accompagnement, est une destination de premier choix, puisqu’elle a répondu positivement à plus de 80 000 demandes d’asile rien qu’en 2014, le record d’Europe par habitant. Le parti d’extrême-droite des Démocrates de Suède, issu d’un rassemblement de suprématistes blancs créé en 1988, a doublé son nombre d’élus au parlement lors des élections d’automne 2014 en prônant une réduction de 90 % de l’immigration ; ils constituent désormais le troisième parti de Suède.

Au moment de Noël 2014, trois incendies volontaires contre des mosquées ont eu lieu en dix jours à travers le pays. Malmö, dont 31 % de la population est née à l’étranger, est une zone où les tensions sont particulièrement exacerbées : en mars dernier, quatre néo-nazis ont attaqué à l’arme blanche un homme d’origine iranienne dans un quartier fréquenté de la ville ; deux mois plus tôt, deux hommes agressaient un jeune fille de 16 ans qui venait de donner un discours sur l’immigration. Les comportements de l’extrême-droite n’ont fait qu’être renforcés par les récents attentats de novembre, le massacre de janvier dans les bureaux de Charlie Hebdo et les fusillades visant un centre culturel et une synagogue qui ont fait deux morts à Copenhague en février. « Beaucoup de gens se mettent à paniquer », commente Essam. Il raconte qu’à Malmö, il passe la plupart de son temps chez lui. La rhétorique et les comportements d’une minorité de Suédois à l’encontre des migrants ne lui ont cependant pas échappés. On lui a également refusé l’entrée d’un bar : « Il n’a pas voulu me laisser entrer à cause de mon apparence. Ici, il y en a encore certains qui n’aiment pas les gens comme moi. » Reitov explique que son organisation s’inquiétait de parachuter Essam dans cet environnement explosif. « Nous avons beaucoup communiqué avec la ville de Malmö avant son arrivée. Cela pose problème quand on veut mettre un artiste en sécurité et qu’il arrive dans un endroit où il ne le sera peut-être pas. » Fredrik Elg, chargé en chef du développement aux services culturels de la ville de Malmö et coordinateur local pour ICORN, explique : « Nous avions un plan pour la sécurité et nous restons toujours attentifs. Ramy souhaite être une personnalité publique mais nous ne donnons jamais son adresse. Son appartement est équipé de fenêtres et de portes sécurisées. Il doit pouvoir dormir tranquille. »

« En arabe, mou se dit tari, et tari est la pire insulte qu’on puisse t’adresser. »

ICORN met à la disposition d’Essam un appartement et une bourse mensuelle, sans contrepartie, jusqu’en octobre 2016. Il prévoit de rester en Suède jusqu’au mois de juin suivant, au-delà de son trentième anniversaire, pour n’avoir qu’à payer une légère amende en guise de sanction pour s’être soustrait au service militaire. Après cela, il aimerait retourner en Égypte, peu importe la situation politique du pays, « même si c’est risqué, car ce sera toujours risqué ». Il pense que gagner des fans et une renommée internationale lors de son séjour en Suède – un défi en soi pour n’importe quel musicien, encore plus pour un artiste qui chante uniquement sur la politique étrangère, dans une langue étrangère – sera pour lui une mesure de protection à son retour en Égypte. Si les médias lui prêtent attention, si les gens savent qui il est, le régime aura bien plus de mal à le faire discrètement disparaître. « Mon pouvoir, ce sont les gens. »

Le retour ?

Essam n’a pas de solution miracle pour la situation politique en Égypte et il ne prétend pas l’inverse. Il évoque avec une certaine hésitation une gouvernance par un genre de « conseil présidentiel », ou d’une transcription des fondamentaux de la démocratie parlementaire à la suédoise à son pays d’origine, mais il est bien plus à l’aise quand il s’agit d’exprimer des critiques : l’armée, la police, les Frères musulmans, les politiques qui détournent l’esprit de la contestation à leurs propres fins… Toutefois, il insiste : il n’est pas nihiliste. « Je ne suis pas du genre à être contre tout. Je ne me bats pas pour me battre. Je me bats pour la paix. C’est totalement différent. Je veux arriver à quelque chose de positif. Je veux faire une pause. Loin de tout un tas de choses. » Le prochain concert d’Essam a lieu dans un cinéma de Malmö, Panora, si neuf que, lorsque nous y arrivons, il nous est demandé, à Essam, Sidky et moi, de mettre des surchaussures couleur bleu vif pour éviter de marquer la nouvelle moquette avec la poussière des travaux. L’endroit est magnifique mais extraordinairement stérile. L’organisatrice de l’événement prend un soin méticuleux à expliquer le déroulement de la soirée : d’abord, séance de questions-réponses tenue par Reitov à 18 h 30, puis concert à 19 h 30 et enfin, projection de Art War, documentaire sur le rôle qu’a joué l’art dans la révolution égyptienne, à 21 h 00. Elle nous guide jusqu’à une loge improvisée dans les coulisses en précisant bien qu’elle devra nous accompagner lors de nos allées et venues dans le couloir afin d’ouvrir toutes les portes et de désactiver le système d’alarme. Essam trouve tout ce cirque hilarant, tout comme plus généralement le malaise des Suédois face au désordre.

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Ramy manifeste aussi en Suède
Crédits : Ramy Essam/Facebook

« Je vais te dire quelque chose de bizarre », me confie-t-il. « Il y a une sorte de liberté en Égypte qui me manque ici, où tout est trop organisé. Mêmes les musiciens ou les artistes sont des gens organisés. En Égypte, si tu te tiens à l’écart de la politique et si tu trouves un coin loin de la police, tu peux faire ce que tu veux. Tu te sens libre, quoi. » Ce n’est pas juste un regret superficiel. Une part d’Essam désire le chaos et le trouble de l’Égypte mais, plus encore, il craint que son séjour en Suède ne le rende moins apte à la vie dans son pays d’origine. « Je veux de l’action. Je ne veux pas être mou. En arabe, mou se dit “tari”, et “tari” est la pire insulte qu’on puisse t’adresser. » Il y a deux mois, il s’est mis au kick-boxing. « Je suis sûr d’en avoir besoin à l’avenir. Si j’avais eu ce genre d’aptitudes, j’aurais peut-être pu répondre à certaines attaques. J’aurais pu aider certains de mes amis qui se sont faits arrêter devant moi. Je ne pouvais même pas me défendre moi-même. » Essam prend bien soin de ne pas parler d’ « exil » concernant sa situation. Il n’a ni demandé l’asile, ni abandonné son passeport, ni postulé à un quelconque statut de réfugié. En réalité, tout ce que fait Essam ces jours-ci, il le fait en gardant à l’esprit son retour en Égypte. Il travaille déjà sur un nouvel album et a même commencé à écrire des chansons en anglais afin de pouvoir échanger davantage avec ses publics européen et américain : un virage professionnel habile mais également une tactique de survie. L’ensemble – le kick-boxing, les cours à l’université, sa nouvelle musique – s’inscrit dans un effort destiné à faire de lui un révolutionnaire plus influent et plus efficace à son retour en Égypte. Mais alors qu’il s’adapte à la vie suédoise, qu’il apprend à communiquer avec des publics étrangers et qu’il lutte contre la solitude, le sentiment de déracinement ou même les préjugés de certains citoyens de son pays d’adoption, lui est-il possible de rester au diapason de la place Tahrir depuis son troisième étage à Malmö ? Il pense que oui. Il garde un contact quotidien avec ses amis et sa famille en Égypte et n’a aucun mal à comprendre les récentes difficultés rencontrées par la contestation. « J’ai vécu ces choses-là. Les arrestations, la prison, la torture, les coups, les combats en première ligne, les nuits passées à dormir dans la rue simplement parce qu’on croit en quelque chose : ce sont des choses que je connais. Je les porte en moi. Ça n’a pas disparu parce que je suis ici. »

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Concert en Suède
Crédits : Ramy Essam/Facebook

Son frère Shady a dit à Essam qu’il voyait son séjour suédois comme un événement d’envergure historique. « Tous les grandes personnalités de l’Histoire, à un moment ou un autre de leur lutte, sont parties à l’étranger afin de gagner des forces en attendant que faiblisse le régime injuste de leur pays. Jésus, Moïse, le prophète Mahomet : tous ont quitté leur pays, avant d’y revenir et de continuer la lutte. » En dépit de cette rhétorique exaltée, Shady s’inquiète du plan d’Essam, qui souhaite rentrer en Égypte après seulement deux ans. « Si les circonstances n’ont pas changé, il courra un grand danger. » En coulisse, avant le début de son concert, Essam exécute une rapide série d’étirements et d’exercices vocaux qu’il a appris à l’un de ses cours. Il avale d’un coup un shot de Fireball et monte sur scène avec Sidky. L’auditorium doit être rempli au tiers, 70 ou 80 personnes maximum. La plupart sont suédois, même s’il y a aussi une poignée de Syriens et d’Irakiens. Tous écoutent poliment sa musique, brisant le silence avec leurs applaudissements chaleureux mais succincts entre chaque chanson. « La culture du public… Ils sont tellement polis, ils te sont trop reconnaissants », me disait Essam quelques jours auparavant. « Je déteste ça. » Essam et Sidky sont assis sur des tabourets avec dans leur dos le grand écran de projection blanc. Essam introduit chaque chanson avec une histoire, en anglais, pour expliquer sa signification. Sur la plupart des chansons, les guitares s’entremêlent et font évoluer la musique à une cadence enlevée. Un des titres, « Hela Hela », d’abord paru dans le cadre du groupe formé avec Sidky, baptisé Eks, résonne comme une grande ballade rock – genre « Yellow Ledbetter » de Pearl Jam –, entre les notes douces et mélodieuses jouées par Sidky à la guitare et la voix lasse et emplie d’émotion d’Essam. En guise de rappel, Essam se contente de jouer une des chansons qu’il a déjà jouées : « Al Shaheed » (« Le Martyr »).

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En attendant l’Égypte
Crédits : Ramy Essam/Facebook

Plus tard, probablement environ la moitié du public descend pour serrer la main d’Essam. Nous restons pour regarder Art War, bien qu’Essam l’ait déjà vu. Le film comporte des séquences incroyables filmées sur le terrain au cours des journées les plus violentes et mouvementées qu’ait connue la place Tahrir, dont des images d’Essam lui-même en train de chanter et de combattre dans la rue. Au cours de la projection, il se penche à plusieurs reprises au-dessus de Sidky pour me toucher de la main, montrer l’écran d’un signe de tête et me murmurer telle ou telle anecdote : « Tu vois, le gars à côté de moi ? C’était mon ami. C’est un martyr. Il est mort. » Un autre gars, me raconte-t-il, est en prison. Un autre encore a fui le pays. Aucun de ces apartés n’attriste, ni ne décourage Essam. Au contraire, il a l’air revigoré tandis qu’il laisse divaguer sa mémoire jusqu’à cette époque marquée par la rage. Rien d’étonnant à ce que les publics polis des concerts aseptisés le laissent un peu de marbre. « Impossible de ressentir la même chose. » La seule chose, selon lui, qui pourrait égaler cette exaltation serait de retourner en Égypte et de recommencer. « Ce ne sera peut-être pas facile avec mon nom de chanter en Égypte, mais je peux toujours trouver une guitare pas chère, aller aux manifestations avec un petit ampli dans mon sac et puis chanter. » Il éclate de rire. « Ça me donnera l’occasion de courir ! »


Traduit de l’anglais par Alexis Gratpenche d’après l’article « Ramy Essam Needs To Stay Famous So He Doesn’t Get Killed », paru dans BuzzFeed. Couverture : Ramy Essam dans son appartement de Masnö, en Suède, par Rasmus.