Fin janvier, les combattants kurdes, soutenus par des raids aériens de l’armée américaine, ont chassé l’État islamique (EI) de la ville frontalière de Kobané, en Syrie. En Irak aussi, leur soutien a été décisif contre les miliciens extrémistes alors que chutait l’armée irakienne. Saisissant aujourd’hui cette opportunité politique, les Kurdes syriens tentent de faire de leur coopération tactique avec les États-Unis une véritable alliance politique.

Alliance

À la mi-mars, Sinam Mohamad, l’une des chefs de la coalition rebelle – qui gouverne désormais Kobané et d’autres régions kurdes de Syrie –, s’est lancée dans une offensive diplomatique. Elle s’est rendue aux États-Unis où elle a rencontré les représentants du département d’État à Washington.

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La situation à Kobané après la fin du siège de l’EI
En jaune, sous contrôle des Kurdes ; en gris, sous contrôle de Daesh
29 avril 2015

Lors de son entretien avec Tom Malinowski – le secrétaire d’État adjoint américain chargé de la démocratie, des droits de l’homme et du travail –, Mohamad a demandé à ce qu’une une aide économique, politique et militaire soit apportée aux Kurdes syriens. Elle affirme que cet entretien était une première à Washington. « Il s’est bien déroulé », m’a-t-elle assuré au cours d’un entretien exclusif. « Nous souhaitons établir de bonnes relations avec les États-Unis. » Mohamad co-préside le Mouvement de la société démocratique (Tev-Dem), l’alliance dirigée par le Parti de l’union démocratique (PYD) qui gouverne le Kurdistan syrien, région également appelée Rojava. Le département d’État a souligné que les participants avaient abordé les thèmes de l’aide humanitaire et des droits des femmes en Syrie. On m’a affirmé que « les États-Unis communiquent peu avec les représentants du PYD », dans le cadre d’une lutte plus large contre l’EI. « Notre politique concernant le PYD et le PKK turc (Parti des travailleurs du Kurdistan) est restée la même. » Quand les combats ont commencé à Kobané à la fin de l’année dernière, le Pentagone a décrété que le combat pour la ville n’avait qu’une importance stratégique mineure. Mais puisque les milices kurdes – les Peshmergas du Kurdistan irakien, leurs homologues syriens des Unités de protection du peuple (YPG) et les militants turcs du PKK – ont tenu bon contre toute attente, les États-Unis ont changé de stratégie et commencé les bombardements. Mohamad estime qu’au bout du compte, un peu moins de mille combattants de l’EI et cinq cents soldats Kurdes ont été tués. Une grande partie de la ville a été détruite, mais les Kurdes ont remporté une victoire décisive face à l’EI. Le PKK et son affilié, le PYD, ont été des acteurs majeurs dans la reconquête de Kobané. Durant leur insurrection armée contre le gouvernement turc, qui a débuté en 1984, les combattants du PKK ont amélioré leurs compétences militaires. Cependant, les États-Unis, la Turquie, la Grande-Bretagne et l’Union européenne considèrent le PKK comme un groupe terroriste, et c’est là que le bât blesse.

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Sinam Mohamad
Crédits : Reese Erlich

« Washington doit faire face à un dilemme : déterminer comment soutenir les forces anti-EI sans pour autant aider les groupes auxquels il est opposé d’aucune façon que ce soit », explique Frank Rettenberg, ancien agent du service extérieur des États-Unis, autrefois basé en Turquie. Aujourd’hui encore, il continue à suivre de près la politique kurde. « Il semblerait que Washington ait établit de bonnes relations avec le régime du PYD », continue Rettenberg, « et souhaiterait certainement lui venir en aide si tout le reste était égal. Mais la Turquie craint que si les États-Unis offrent une aide militaire considérable au PYD, elle ne tombe entre les mains des membres du PKK et que ces derniers s’en servent pour attaquer des dispositifs de sécurité turcs. » Sinam Mohamad espère surmonter les objections formulées par certains responsables turcs et américains, et établir une alliance durable avec l’Occident – comme c’est déjà le cas des Kurdes irakiens avec les États-Unis, Israël et l’Europe. Ils ont bâti cette alliance sous la direction d’autres partis politiques. Pour l’instant, les États-Unis et les Kurdes syriens ont seulement décidé d’un accord tactique pour combattre l’EI, ils ne coopèrent donc que sur des cibles spécifiques au sol. « Ce que nous visons est stratégique », dit Mohamad. « C’est notre objectif. » Mais le PYD fait face à une rude bataille, essuyant des critiques de tous côtés. Pour comprendre le conflit actuel, voici un condensé de l’histoire récente du Kurdistan.

Histoire politique du Kurdistan

Quelques trente millions de Kurdes sont disséminés en Syrie, en Turquie, en Irak et en Iran ; ce qui fait d’eux le plus grand peuple sans État. Les Kurdes ont leur propre langue, leur culture et leur histoire. Des siècles durant, ils ont résisté aux efforts déployés pour les intégrer aux empires turc, arabe et perse. Les Kurdes représentent environ 10 % des vingt-deux millions d’habitants recensés en Syrie. La majorité d’entre eux vivent dans le nord, près des frontières avec l’Irak et la Turquie, mais on les trouve aussi dans de grandes villes comme Damas et Alep.

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Paysage du Kurdistan
Crédits : Jan Sefti

Pendant plusieurs dizaines d’années, le Parti Baas, qui était alors au pouvoir en Syrie, a mené des politiques répressives contre les Kurdes. Au début des années 1970, le gouvernement a relogé les Arabes syriens afin de déplacer les Kurdes qui vivaient au nord. Le gouvernement a interdit à nombre d’entre eux de posséder une entreprise ou une propriété. En outre, la langue kurde n’était pas enseignée dans les écoles et les médias kurdes étaient interdits. Depuis le début des années 1960, le gouvernement syrien refuse la citoyenneté aux Kurdes qu’il estime être nés en Turquie et en Irak, et il en est de même pour leurs descendants. Selon les estimations, le nombre de Kurdes apatrides en 2011 était d’environ 300 000. Afin de gagner le soutien kurde, au début de la révolte, le président syrien Bashar al-Assad a accordé la nationalité à près de 250 000 personnes. En 2004, les Kurdes de la ville septentrionale de Kameshli se sont rebellés contre le régime d’Assad. Les forces de sécurité ont tué trente kurdes et des milliers de personnes ont alors fui alors en direction du Kurdistan irakien.

Le mouvement kurde syrien est divisé : quinze partis au moins cherchent à obtenir du soutien.

Mais le problème kurde est également économique. Les gisements de pétrole syriens sont situés dans une région historiquement kurde, où se côtoie désormais une population mixte. Avant la guerre civile et l’embargo financier occidental de 2011, la Syrie produisait 370 000 barils par jour, à peine 0,4 % de la production mondiale. Le pays ne pèse pas lourd dans la balance à l’échelle internationale, mais les gisements sont essentiels pour un nouveau gouvernement syrien, quel qu’il soit. Le régime d’Assad, l’EI et les groupes kurdes essaient tous de contrôler les gisements, tant bien que mal. Le mouvement kurde syrien est divisé : quinze partis au moins cherchent à obtenir du soutien. Ces dernières années, le PYD est apparu comme étant le plus fort, contrôlant effectivement la majeure partie du Rojava. Il est intéressant de regarder l’histoire du PKK et du PYD pour comprendre comment leur pouvoir a été acquis.

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Menés par Abdullah Ocalan, des étudiants radicaux ont fondé le PKK en 1978, dans la région kurde de la Turquie. L’idéologie du PKK réunit des notions issues du marxisme et du nationalisme, comme c’était le cas de beaucoup d’insurgés du Moyen-Orient à cette époque. Le PKK prône une lutte armée pour construire un Kurdistan socialiste et indépendant en Turquie, en Irak, en Iran et en Syrie. Le gouvernement turc de l’époque, qui avait pour allié les États-Unis, refusait de reconnaître le moindre droit aux Kurdes et imposait la loi martiale dans leur région. C’est en luttant contre la répression du gouvernement que le PKK a remporté un certain soutien de la part du peuple. Les femmes jouent un rôle important en tant que membres et dirigeantes du parti, ce qui fait l’originalité du PKK, puisque le reste des mouvements et gouvernements de la région sont dominés par des hommes. Un journaliste a interviewé des dirigeantes dans les quartiers généraux du PKK , situés dans les montagnes de Qandil, au nord de l’Irak. Elles s’exprimaient avec assurance, expliquant que près de la moitié des membres du PKK sont des femmes. D’autres sources parlent plutôt de 30 ou 40 %, mais quoi qu’il en soit, les chiffres sont impressionnants.

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Des femmes du PKK arborent des t-shirts à l’effigie d’Abdullah Ocalan
Nord de l’Irak
Crédits : Reese Erlich

Ces femmes affirment qu’il s’agit de lutte armée, et non de terrorisme. Contrairement à certains groupes comme Al-Qaïda, disent-elles, le PKK vise de hauts responsables politiques et militaires, et pas des civils. En 1999, Ocalan a été capturé et envoyé en Turquie, avec l’aide de la CIA. Il a été condamné pour trahison et purge encore actuellement une peine de prison à perpétuité dans une prison turque. Ocalan a revu son idéologie, abandonné le marxisme et le socialisme révolutionnaire, et demandé l’autonomie kurde – pas l’indépendance. Au début des années 2000, le PKK a supervisé la création de partis pour chacun des pays où est disséminée la population kurde. En 2003, le PYD a été formé en Syrie. Les leaders du parti affirment partager l’idéologie du PKK. Certains critiques soutiennent en outre que les dirigeants des deux groupes sont liés les uns aux autres. L’un des rares partis kurdes à manifester contre le régime d’Assad, le PYD, a recueilli le soutien populaire de la jeune génération en 2011. En 2012, des milices armées ont été organisées qui s’opposaient à la fois au gouvernement et aux groupes extrémistes tels que le Front al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda. En juillet 2012, le régime d’Assad a redéployé les troupes de plusieurs villes kurdes dans d’autres régions de Syrie. C’est alors que le PYD et ses alliés en ont profité pour prendre le pouvoir. Le PYD a réussi à obtenir le soutien de divers acteurs à travers le monde. Un article d’un think tank sur la sécurité nationale demande à ce que l’Occident soutienne davantage les milices affiliées au PYD sur le plan politique et militaire. De son côté, un site anarchiste définit le contrôle exercé par le PYD sur le Rojava comme « un mouvement anarchiste au premier plan de la lutte mondiale ».

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Le président syrien Bachar al-Assad
Diviser les Kurdes pour mieux régner
Crédits : Reese Erlich

Sinam Mohamad affirme que le PYD est tout sauf anarchiste. Elle reconnaît qu’Ocalan a lu les ouvrages d’un grand nombre de philosophes, y compris des anarchistes. Cependant, elle affirme qu’ « il a sa propre opinion et sa propre philosophie ». Ocalan a également abandonné le marxisme. « Parfois, il faut changer ses idées avec le temps », dit Mohamad. « Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’un système démocratique. » Günes Tezcür, professeur associé en sciences politiques à l’université Loyola de Chicago, qui a beaucoup écrit au sujet de l’insurrection kurde, m’a révélé que le PKK et le PYD continuaient d’user d’une rhétorique de gauche, mais que leur principal force résidait dans leur tendance nationaliste. En Turquie, le parti politique autorisé affilié au PKK soutient l’égalité hommes-femmes, les droits des homosexuels, la liberté de religion et le respect de l’environnement, poursuit Tezcür. « Cependant, le PKK et le PYD cherchent avant tout l’indépendance », insiste-t-il. « Et ce sentiment est nettement plus fort que n’importe quelle idéologie politique. »

Espoirs

L’idéologie du PYD les pousse à chercher à s’unir à quiconque soutient leur cause. « Nous nous réjouissons d’avoir des relations avec tout le monde, qu’importe qui soutient notre projet au Rojava », dit Mohamad. Le PYD et tous les autres partis kurdes syriens rejettent le séparatisme et sont en faveur d’une certaine forme de contrôle local au sein de l’État syrien. Le PYD demande une autonomie au sein de laquelle les Kurdes, les Arabes, les Assyriens et les autres minorités pourraient contrôler de façon démocratique le Rojava, dans le cadre d’une nation syrienne décentralisée. « Au Rojava, nous nous rendons compte qu’il est difficile pour nous d’obtenir un État indépendant », dit Mohamad. « Nous ne sommes pas seuls. Nous voulons un État démocratique pour tous les Syriens, pas un État kurde à part. »

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Des soldats américains dans le nord de l’Irak
Crédits : Reese Erlich

Mais les critiques se demandent si, une fois les hostilités terminées, le PYD parviendra à gouverner de manière démocratique. Ils soulignent le culte voué à Ocalan. Son portrait orne les murs des maisons des partisans, ils scandent son nom lors de manifestions, et son visage est imprimé sur des t-shirts. « Le PKK tourne autour du culte d’Ocalan », dit Tezcür. « Il souhaite devenir l’équivalent kurde d’Atatürk (le fondateur de la Turquie moderne), dont le culte est encore très présent en Turquie. » Le PYD a également la réputation d’être quelque peu sectariste, faisant passer ses propres intérêts avant ceux du mouvement kurde dans son ensemble. On l’a accusé d’avoir assassiné les chefs d’autres partis kurdes. Le 27 juin 2013, la milice du PYD a tué trois membres d’un parti politique de l’opposition et battu d’autres membres pour avoir organisé une manifestation anti-PYD dans la ville d’Amuda, au nord de la Syrie, selon un rapport de Human Rights Watch (HRW). Le PYD « a une relation ambivalente avec la démocratie », dit Tezcür. « D’une part, il est dévoué au pluralisme ethnique et religieux. Mais d’autre part, il se montre peu tolérant envers les organisations qui remettent en cause sa revendication de représentation du peuple kurde. »

La reconnaissance politique sera lente à arriver – si elle arrive un jour.

Fred Abrahams, conseiller spécial pour HRW, a visité le Rojava en 2014 afin d’y enquêter sur le respect des droits de l’homme. Son rapport critique le PYD pour avoir « perpétré des arrestations arbitraires, des violations des procédures officielles, et ignoré des meurtres et des disparitions non-élucidés ». Au cours d’un entretien qu’il m’a accordé, Abrahams a noté que le PYD avait coopéré à l’enquête et pris des mesures pour remédier à ces abus. « Evidemment, l’important, c’est ce qu’il se passe sur le terrain », dit-il. Abrahams ajoute que « le comportement des autorités du PYD est bien meilleur que dans d’autres parties de Syrie. Mais il est malgré tout inacceptable. En tant qu’autorité gouvernementale, le PYD peut et devrait faire beaucoup plus pour respecter les droits de l’homme. » Cependant, le respect des droits de l’homme n’a jamais été une priorité pour les puissances occidentales cherchant des alliés au Moyen-Orient. Les pays occidentaux se heurtent à un problème politique : devraient-ils former une alliance plus proche avec le PYD et risquer l’éloignement d’avec la Turquie ? Ou devraient-ils simplement maintenir une alliance militaire temporaire ? Rettenberg, l’ancien agent du service extérieur américain, affirme que si la Turquie change sa politique envers le PKK, la politique américaine pourrait changer elle aussi. « L’assentiment turc dans l’armement de forces kurdes établies porterait un sérieux coup à l’EI, et cela encouragerait en même temps le processus de paix turco-syrien », dit-il. Mais jusqu’à présent, les pourparlers de paix entre le PKK et le gouvernement turc ne sont pas allés bien loin. Ainsi, alors que l’alliance militaire entre les États-Unis et le PYD va certainement durer, la reconnaissance politique sera lente à arriver – si elle arrive un jour.

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Manifestation en soutien des Kurdes de Kobané à Berlin
Crédits

« Il est peu probable que les États-Unis envoient des troupes au sol pour aider le PYD dans un avenir proche », dit Tezcür. « Alors j’imagine que l’extension de l’assistance américaine portée au PYD sera limitée. » De son côté, Sinam Mohamad est patiente. Interrogée sur un éventuel soutient politique de la part des États-Unis, elle répond : « Je suis toujours optimiste. »


Traduit de l’anglais par Marine Périnet, d’après l’article « Kobane’s Kurdish Heroes Are Looking for Political Payback from the West », paru dans VICE News. Couverture : Une protestation en soutien des Kurdes du PKK, à Bologne.