Robert Crumb est l’un des plus célèbres dessinateurs américains. Créateur de véritables icônes de la contre-culture telles que Fritz le Chat, Keep On Truckin’ ou Mr. Natural, Robert Crumb a été introduit au Comic Book Hall of Fame (le temple de la renommée de la bande dessinée) en 1991, l’année où lui et sa famille se sont installés en France, où il a toujours vécu depuis. Ses travaux ont d’abord été publiés en France par des magazines tels qu’Actuell’Écho des Savanes et Pilote, puis sous formes d’albums édités notamment par Kesselring et Dargaud. La journaliste Celia Farber s’est entretenue avec lui le vendredi 9 janvier 2015, pour évoquer le massacre des caricaturistes de Charlie Hebdo qui avait eu lieu deux jours plus tôt.

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Celia Farber : D’autres journalistes vous ont-ils contacté aujourd’hui pour parler des meurtres commis dans les locaux de Charlie Hebdo ? Êtes-vous disposé à en parler ? Robert Crumb : Libération voulait que je fasse un dessin à ce propos, aussi leur en ai-je envoyé un. Jusqu’ici, vous êtes la première à m’interroger à ce sujet. J’en parlerai volontiers.

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Robert Crumb
Séance de dédicace
Crédits : Rutkowski Photography

Aucun autre journaliste ne vous a appelé, vraiment ? Non, vous êtes la seule. Il n’y a plus de journalistes en Amérique, ils n’ont que des types en charge des relations publiques. C’est tout ce qu’on trouve là-bas à présent. Deux cent cinquante mille chargés des relations publiques, et un nombre toujours plus réduit de véritables reporters et journalistes. En Amérique, il n’existe pas de tradition de satire politique aussi véhémente. C’est une chose qui me frappe chez les commentateurs américains, ils évoquent sans cesse le fait que ces caricatures étaient très injurieuses et offensantes. Comme si nous n’arrivions pas à comprendre que c’était fait exprès. Elles sont intentionnellement injurieuses, et il est très clair qu’aucun compromis n’est envisageable. Voilà ce que nous n’arrivons pas à comprendre. On se dit : « Pourquoi faut-il qu’ils soient aussi méchants ? » C’est un trait français, c’est vrai. Un trait qu’ils chérissent terriblement ici, et c’est la raison pour laquelle la mort de ces personnes provoque une telle émotion et rassemble tant de gens dans les rues de Paris. C’est pourquoi tout le monde brandit des pancartes qui disent : « Je suis Charlie ». Même ici, dans le petit village où je vis, il y avait hier une manifestation sur le parvis de la mairie. Une trentaine de personnes qui tenaient bien haut leurs pancartes « Je suis Charlie ». Vous y étiez ? Oui, j’y suis allé, bien sûr. J’étais obligé, je suis le caricaturiste du village. (Rires.) Connaissiez-vous les dessinateurs assassinés ? Je connaissais un peu Wolinski. Nous avons discuté quelques fois durant ces vingt dernières années, mais je ne le connaissais pas très bien. Je ne connaissais aucun d’eux intimement. Je ne fais pas partie du cercle des caricaturistes en France, vous savez. Probablement parce que je suis encore et toujours incapable de parler cette foutue langue. Je crois qu’ils étaient conscients du fait qu’ils risquaient d’être tués un jour. Charb le savait. Les locaux du journal ont été incendiés en 2011. Par la suite, le gouvernement leur a offert une protection policière, et lorsque Charb a déclaré qu’il préférait mourir debout plutôt que de vivre à genoux, il a ajouté : « Je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. » Il voulait rester simple et sans attaches, car il pouvait disparaître à n’importe quel moment. Il le savait. Les dessinateurs de Charlie Hebdo ne faisaient rien pour ne pas être offensants, et c’est précisément ce qu’un Américain formaté par les médias qui l’entourent ne parvient pas à comprendre. L’idée qu’il faut être offensant envers ceux qui abusent de leur pouvoir. (Rires.) Non, en effet, c’est une chose que les Américains ne peuvent pas comprendre. Ce n’est pas la foi qui est insultée, c’est l’extrémisme, la psychose. La pulsion totalitaire.

Aux États-Unis, il n’y a rien de semblable à Charlie Hebdo.

Aline (la femme de Robert Crumb est la dessinatrice de presse Aline Kominsky-Crumb, nda) a constaté une chose sur Internet : tous les grands journaux et magazines américains se sont mis d’accord pour ne pas reproduire les dessins injurieux qui couvraient les pages de Charlie Hebdo. Ils ont tous convenu qu’il ne fallait pas les reproduire, car ils étaient trop insultants envers le Prophète. Charlie Hebdo n’avait pas un gros tirage. Et on entend beaucoup de Français dire : « Oui, c’était de mauvais goût, mais je défends leur liberté d’expression. » C’était de mauvais goût, voilà ce qu’ils disent. Peut-être était-ce le cas. Personnellement, je ne passerais pas mon temps à provoquer les fanatiques religieux en insultant leur prophète. Je ne le ferais tout simplement pas, cela me semble fou. Mais après qu’ils ont été tués, il fallait que je fasse ce dessin, cette caricature qui montre le prophète. Mon dessin me représente, moi, tenant un dessin que je viens de faire. Un dessin grossier d’un cul, avec cette légende : « Le cul poilu de Mahomet. » (Rires.) Quoi ?! Oui, c’est ce que j’ai envoyé à Libération, on verra bien ce qu’il se passe. C’est ma plus grande prise de risques depuis très longtemps… En avez-vous discuté avec Aline ? Je lui ai montré, et elle a dit : « Oh mon Dieu, on va devoir se cacher ! » (Rires.) C’est là qu’elle a eu l’idée d’un autre dessin, que nous avons également envoyé à Libération, une collaboration, qui la représente, regardant mon dessin et déclarant : « Oh mon Dieu, ils vont nous traquer pour ça ! C’est terrible… Je veux vivre pour voir grandir mes petits-enfants ! » Ensuite, elle m’a fait dire : « Oh, ce n’est pas si grave… Et puis ils ont tué assez de caricaturistes comme ça, peut-être que ça leur est passé. » Vous leur avez donc proposé les deux ? Oui, scanné, puis envoyé par mail. Le premier a paru samedi 10.

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Fritz le Chat
Fleuron du comics underground, paru de 1965 à 1972
Crédits : Robert Crumb

Je trouve cela très courageux de votre part. Charlie Hebdo a publié des tonnes de caricatures insultantes envers les extrémistes islamistes, bon Dieu ils n’ont pas arrêté… Mais ce ne sont pas les seuls à qui ils s’en prenaient, ils tapaient sur tout le monde. Le Pape, le président de la République, tout le monde ! Et ils étaient tout aussi impitoyables avec eux. C’était un journal très amusant. Ils ne se retenaient jamais, ils ne préservaient personne. C’est ce qui était appréciable, ils ne laissaient personne de côté. Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris la nouvelle ? J’ai eu la même réaction que lors des attentats du 11 septembre. Je me suis dit : « Mon Dieu, les choses vont aller de mal en pis. » Ce genre de drames, tout comme le 11 septembre, donnent un prétexte au gouvernement pour accentuer la répression, pour se focaliser soudainement sur la sécurité intérieure. Et les partis de droite s’appuient volontiers sur ces tragédies pour justifier leur discours. Ici en France, une partie de la droite a dans son collimateur les citoyens français d’origine arabe, qui représentent des millions de personnes. La majeure partie des gens de confession musulmane n’aspirent qu’à vivre en paix, s’occuper de leurs affaires et être laissés tranquilles. Les extrémistes du genre de ces trois assassins sont une toute petite minorité. J’ai ici des amis d’origine marocaine ou algérienne qui n’ont aucun goût pour les ennuis et dont les enfants sont pour la plupart encore plus modérés qu’eux sur les questions religieuses. Il y avait hier une tribune dans le New York Observer d’un ancien contributeur de Charlie Hebdo, Jacques Hyzagi, dans laquelle il écrivait : « Mad Magazine est à Charlie Hebdo ce que Taylor Swift est à Robert Crumb. » (Rires.) Ah oui ? C’est très drôle. Y a-t-il selon vous dans l’histoire des États-Unis quelque chose qui se rapproche de cette tradition que perpétue Charlie Hebdo ?  Oui, la bédé underground des années 1970. Mais aujourd’hui, je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit d’approchant aux États-Unis. Ce qu’il faut comprendre, c’est que Charlie Hebdo a commencé en 1969. Ceux qui ont fondé le magazine n’ont pas fait que ça pendant des décennies. Les rédacteurs de Charlie sont assez vieux pour la plupart, il n’y a pas tellement de jeunes de vingt ans ou de trentenaires au sein de leur rédaction. Et ils critiquent aussi beaucoup la gauche. Ils répètent souvent combien elle est hypocrite, peuplée de menteurs et d’opportunistes, ce genre de choses… Même s’il me semble qu’il y a tout de même une sensibilité de gauche dans l’ADN de Charlie Hebdo. Et toutes ces choses-là, ils les sortent chaque semaine. Chaque semaine. Les gens regardent la couverture et éclatent de rire en disant : « Ces types sont complètement fous, ils sont vraiment méchants ! » Ils avaient des bureaux, des rédacteurs et semblaient disposer de fonds suffisants… Oui, j’ai appris récemment qu’ils étaient même subventionnés, spécialement depuis l’incendie criminel de 2011, après quoi ils ont été aidés par une plus grosse publication, un truc grand public. Charlie était une vieille institution, en termes de projets radicaux. Effectivement, ça n’existe pas aux États-Unis, il n’y a rien de semblable là-bas. Surtout d’une telle longévité ! Et vous savez, ça va continuer, ils ne vont pas s’arrêter là.

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« Il a tiré/dessiné le premier »
En anglais, “to draw” peut signifier tirer ou dessiner
Crédits : David Pope

Alors pourquoi vous décider à publier un dessin de ce genre ? N’est-ce pas effrayant et risqué ? Eh bien, ils me l’ont demandé. Libération m’a contacté et ils m’ont dit : « Crumb, pourriez-vous nous faire un dessin qui témoigne de votre ressenti sur ce qui s’est passé ? Vous êtes un dessinateur important et vous vivez en France. » Alors j’y ai réfléchi. J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir. En faisant la vaisselle, je me disais : « Qu’est-ce que je pourrais bien faire comme dessin ? » J’avais un tas d’idées. D’autres ont réalisé des dessins très bien pensés, comme celui de David Pope qui montre un corps ensanglanté étendu sur le sol et un terroriste islamiste qui le toise avec sa Kalachnikov, et déclare : « He drew first ». Des dessins de ce genre. C’est bien, très intelligent. Mais en ce qui me concerne, il fallait que je fasse quelque chose de plus personnel. Au début, sur le dessin, je disais quelque chose comme : « Je n’ai pas le courage de faire une caricature insultante de Mahomet. » Et puis je me suis dit : « Très bien, je suis le Caricaturiste Lâche… » En tant que Caricaturiste Lâche, je ne pouvais pas faire ce genre de commentaire désinvolte. Je devais me moquer de moi. Alors à la place de dessiner le visage de Mahomet, j’ai dessiné son cul. (Rires.) Et puis je me suis fait dire, en petites lettres : « En réalité, c’est le cul de mon ami Mohamid Bakshi, un producteur de Los Angeles, en Californie. » Pour que, s’ils viennent me trouver, je puisse répondre : « Mais non, regardez, ce n’est pas Mahomet le Prophète, c’est ce type que je connais, Mohamid Bakshi. » Voilà. Vous n’avez pas songé une seconde à ne rien faire ? Non. J’ai pensé que c’était mon devoir. Ils me l’ont demandé, je devais le faire… Autrement, tout le monde aurait pensé : « Où est Crumb ? Pourquoi ne prend-il pas position ? C’est quoi son problème ? » J’aurais reçu des appels me demandant pourquoi je n’avais rien dessiné sur Charlie. Tous les autres caricaturistes du pays ont dessiné quelque chose. « Tu as peur ? Qu’est-ce qui ne va pas avec toi ? Tu ne veux pas risquer ton confort, ton succès… » etc., etc. Alors bon, il fallait que je le fasse. (Rires.) Et je ne voulais pas faire quelque chose de désinvolte, ni empreint de tristesse ou d’héroïsme. Les autres s’en sont très bien chargés. Envoyer votre dessin vous a-t-il soulagé ? Non, pas du tout. Je me demandais si je n’étais pas complètement fou. C’est là qu’Aline a dit qu’on allait devoir se cacher. Nous verrons bien si nous recevons des menaces de mort. Mais j’en serais étonné. Ils ont déjà tué quatre caricaturistes, et puis je n’ai pas dessiné le visage de Mahomet… n’oubliez pas que c’est le cul de Mohamid Bakshi. (Rires.)


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’entretien paru dans le New York Observer. Couverture : Rassemblement solidaire #JeSuisCharlie, par Valentina Calà.