M9

Au sud-ouest de Moscou, dans la litanie des barres d’immeubles qui enserrent la ville, une tour déplie son béton blanc et gris sur un ciel d’acier. Avec sa modeste clôture, elle ressemble à n’importe quel bloc soviétique. Sauf que seuls 12 étages sur 19 sont vitrés. Derrière une série de fines portes en métal, de grands câbles optiques grimpent aux murs et traversent le plafond pour relier différents serveurs informatiques. Bienvenue dans le foyer de l’Internet russe. Ce poste téléphonique M9 héberge un point cardinal du réseau baptisé MSK-IX : près de la moitié du trafic passe ici, entre les bureaux loués par Google et ceux des services de sécurité russes, le Federalnaya Sluzhba Bezopasnosti (FSB).

Le Centre M9

Partout dans le bâtiment, l’agence a disposé des boîtes de la taille d’un vidéoprojecteur qui lui permettent d’accéder à n’importe quelle communication. Ces coffres « SORM » autrefois employés pour écouter les conversations téléphoniques interceptent désormais emails, appels Skype, SMS et messages sur les réseaux sociaux. Orwellien ? En janvier 2019, le législateur russe a décidé de les remplacer par des modèles plus puissants. Ainsi le pouvoir sera-t-il en mesure de bloquer tout échange considéré comme illégal. Au besoin, il devrait aussi pouvoir isoler son réseau de la Toile mondiale.

Le 14 décembre dernier, un groupe de parlementaires mené par Andreï Klishas, président du comité législatif du Conseil de la fédération (la chambre haute), a déposé un amendement au projet de loi sur les communications nationales. Le texte propose de rendre Internet indépendant, ou du moins de réduire le transfert de données par des utilisateurs russes vers d’autres pays. Il est motivé par « la nature agressive du plan de cyberstratégie adopté par la Maison-Blanche en septembre 2018 » dans lequel Moscou est « directement accusé, sans preuve, d’attaques informatiques ». La Russie pourrait non seulement installer un certain nombre d’ « appareils » au centre MSK-IX – ainsi que dans d’autres points nodaux – mais également créer son propre système de noms de domaines, le DNS actuellement utilisé dans le monde étant de création américaine.

Alors qu’un test de déconnexion doit selon la BBC intervenir avant le mois d’avril, les moyens pour « isoler » le réseau russe pourraient manquer dans l’immédiat. À en croire Andreï Klishas, qui se targue d’avoir le soutien du gouvernement, « le budget du projet de loi comprend déjà des fonds qui pourraient permettre la création d’un centre du surveillance des réseaux publics en ligne ». Dans une interview à la radio Govorit Moskva, il indique que 20 milliards de roubles ont été prévus dans le plan sur la sécurité de l’information approuvé par le gouvernement. Néanmoins, il s’agit là d’un montant global, sur lequel seuls 491 millions de roubles doivent être alloués à la création dudit centre du surveillance des réseaux publics en ligne. Son objectif est limité à une réduction de 10 % de la part de trafic russe passant par des serveurs étrangers d’ici 2024.

Andreï Klishas
Crédits : TASS

C’est insuffisant pour Lioudmila Bokova, qui cosigne l’amendement d’Andreï Klishas. Incapable d’évaluer le prix d’une indépendance complète, la sénatrice assure que les fonds du plan associés à ceux du géant national des télécommunications, Roskomnadzor, feront l’affaire. D’après les évaluations d’un comité d’experts gouvernementaux, 25 milliards de roubles seront nécessaires, auxquels devront être ajoutés 134 milliards chaque année. Ces montants sont trop importants pour les opposants aux projet, qui n’étaient que 47 à voter pour, contre 334 voix favorables, lors du vote de la Douma (la chambre basse) le 12 février 2019. Si le projet va à son terme, ce dont le journaliste russe Andreï Soldatov n’est pas sûr, chaque fournisseur d’accès devra s’équiper. « Ces nouveaux boîtiers », explique l’auteur du livre The Red Web, « marqueraient une nouvelle étape de l’effort du gouvernement russe pour contrôler Internet. »

Bus 37

Toutes les demi-heures, le bus numéro 37 passe par la seule route pavée de Marfino. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ce village du nord-est de Moscou paraît encore en état de siège, confit dans le silence et la boue. En 1947, il est réveillé par une noria de véhicules de chantier. Un grand mur est érigé autour d’un bâtiment en brique de trois étages qui servait de séminaire avant la Révolution bolchevique de 1917. Sorti vainqueur du conflit, au prix de millions de morts, Joseph Staline installe là un camp de travail pour scientifiques baptisé « Objet huit ». À la mort du « petit père des peuples », en 1953, certains sont transférés à Kouchino. Cet autre centre géré par les services de sécurité, dans la banlieue de la capitale, deviendra le principal laboratoire de recherche sur les technologies du surveillance.

Tout à son désir de contrôle sur les citoyens, le nouveau pouvoir lâche un peu la bride aux chercheurs et distribue enfin des postes aux jeunes. L’informatique qui émerge à l’ouest n’est plus vue comme une « pseudoscience bourgeoise », elle représente au contraire un atout. Dans la course à l’armement et à l’innovation, l’Union soviétique a besoin de la puissance de calcul des ordinateurs. Les pionniers de la « kibernetika » sont enfin bien considérés. Le temps où Sergueï Lebedev passait pour un original parce qu’il alignait les 1 et les 0 dans son bain est révolu. On le décore et on vante ses machines.

Craignant la contestation, le Kremlin renâcle toutefois à partager l’innovation avec le commun des mortels. « Il ne fait pas grand-chose pour le développement du téléphone », note Andreï Soldatov. En 1961, l’organe chargé de censurer la presse et la télévision, le Glavlit, prend en charges les écoutes par téléphone et télex. Il vaut alors mieux recourir aux samizdats, ces publications circulant sous le manteau, afin de discuter la ligne officielle. Et il y a de quoi dire : sous Léonid Brejnev, Moscou fait le choix d’innover davantage en copiant l’Ouest honni plutôt qu’en pariant sur sa propre recherche. L’affaire Farewell, du nom de cet agent soviétique retourné par la Direction de la surveillance du territoire français (DST), montrera l’ampleur industrielle de l’espionnage.

Avant que Paris transmette les renseignements de cette taupe à Washington, une autre information capitale traverse l’Atlantique : lors d’un congrès international organisé à Stockholm en 1974, l’ingénieur français Louis Pouzin présente son projet Cyclades, basé sur une technologie appelée datagramme. « La plupart des Améri­­cains », raconte-t-il, « me disaient qu’il était “bien meilleur” que les réseaux virtuels et Arpa­­net ! » Arpanet, cet ancêtre d’Internet fondé par la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), intègre donc cette innovation née dans l’Hexagone. Elle sert à bâtir les protocoles TCP et IP qui donnent ensuite naissance à Internet.

Fin 1982, ces progrès technologiques poussent les Nations Unies à organiser une conférence sur les biotechnologies. Une invitation est envoyée au Kremlin, qui remue ciel et terre pour trouver un spécialiste du domaine. Anatole Klyosov, 35 ans, est désigné. Le biologiste prend alors place devant un ordinateur en vue d’un entraînement. Avec l’aide de spécialistes du VNIIPAS, un institut de recherche en informatique, il entre les données transmises par l’ONU. Et, miracle, l’écran s’illumine et se barre du message « Bienvenue à l’université de Stockholm ». Klyosov n’en croit pas ses yeux. « Le siège du terminal informatique m’est apparu comme le poste de commande d’un cosmonaute », raconte-t-il au quotidien Rossiyskaya Gazeta.

Sur l’appareil, le Soviétique développe des correspondances avec l’Ouest et découvre une foule d’informations restées secrètes dans son pays. À la barbe du Glavit, il joue même le rôle de témoin dans les pages de revues américaines, où apparaissent ainsi les premiers signes de desserrement de l’étau idéologique. La perestroïka (restructuration) permet à quelques membres de l’Institut Kourtchatov de recherches nucléaires de créer une société privée, Relkom, qui donne naissance au premier fournisseur d’accès en Russie. Il ouvre sur l’étranger via un unique ordinateur, le Kremvax, relié à l’université d’Helsinki, en Finlande, grâce à la ligne internationale dont dispose le fondateur de l’entreprise, Alexeï Soldatov, eu égard à ses fonctions à l’Institut Kourtchatov. Le Kremvax est installé dans le M9 qui sert aujourd’hui de foyer à l’internet russe.

Le mur

Eugene Kashpureff est souvent au sous-sol en cet été 1997. À l’abri des regards, dans sa maison de la péninsule Olympique, appendice montagneux à l’est de Seattle, ce père de quatre enfants pianote sur son ordinateur Toshiba Pentium. En quelques jours, l’Américain détourne le trafic géré par la Network Solutions Inc. (NSI) vers son registre alternatif. C’est la panique dans les bureaux de cette société fondée en 1979 par des spécialistes du protocole TCP/IP qui a récupéré la gestion du système DNS, responsable des noms de domaines. Jusqu’en 1993, 200 à 300 requêtes étaient traités en .com, .org ou .net. La Russie créait alors son propre moteur de recherche, Yandex. Puis, la Toile est devenue vraiment populaire.

Alors que le nombre d’internautes grimpait en flèche, la contrôle des noms de domaine demeurait centralisé. Pire, à partir de septembre 1991, le NSI s’acquittait de cette tâche pour le compte d’une agence du gouvernement américain, la Defense Information Systems Agency (DISA). Eugene Kashpureff ne l’a pas supporté. « Sachant qu’Internet est le medium du futur, il est de la plus grande importance que nous nous battions pour nos droits », défend-il. « Le fait que l’endroit où sont contrôlés les noms de domaine dépende toujours du gouvernement américain est un problème. N’importe quel pays dans le monde doit se contenter des deux lettres définies aux États-Unis. » Avec lui, d’autres génies d’Internet poussent le gouvernement à lâcher prise.

« On ne peut pas se servir d’In­­ter­­net sans passer par le DNS, qui permet aux Américains d’en avoir le mono­­pole »

Conscient de ses limites, ce dernier lance un appel pour « améliorer le système technique des noms et adresses internet » en janvier 1998. Dans un livre blanc paru au mois de juin, il s’avoue même prêt à « transférer progressivement ses fonctions » de gestion du système DNS. Une organisation à but non lucratif est fondée à cet effet, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICAAN). Pour l’avocat Louis Iteanu, président d’honneur de l’Internet Society France, cet effort est loin d’être suffisant. L’ICAAN, regrette-t-il, « vit sous la tutelle d’un seul gouvernement alors qu’elle déclame qu’elle assume la gestion mondiale d’une ressource mondiale. Elle se soumet aux fourches caudines d’intérêts privés alors qu’elle affirme qu’elle défend l’intérêt général, ou plutôt arbitre entre des intérêts privés au nom de la stabilité du système. En tout état de cause, ce positionnement lui interdit de prétendre à une quelconque représentativité, autre que de papier. »

Louis Pouzin n’est pas moins sévère : « C’est une aberration. On ne peut pas se servir d’In­­ter­­net sans passer par le DNS, qui est essen­­tiel­­le­­ment un outil permet­­tant aux Américains d’avoir le mono­­pole de l’In­­ter­­net. » Dès la naissance de l’ICAAN, la Chine se lance donc dans des travaux du « Grand Firewall ». Ce filtre, aussi appelé « bouclier doré », s’avère en réalité un puissant instrument de contrôle pour Pékin. « La censure traditionnelle est en train d’être remplacée par une architecture de surveillance massive, omniprésente », réagit le Canadien Greg Walton, du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique. « En fin de compte, le but est d’intégrer une gigantesque base de données en ligne et de l’associer à un réseau de surveillance – ce qui inclut des technologies de reconnaissance vocale et faciale, de vidéosurveillance, de cartes à puce, d’historiques bancaires et de surveillance d’Internet. »

À partir de 2005, Google s’en accommode, offrant une version chinoise de son moteur de recherche. Trois ans plus tard, le géant américain s’installe dans le centre M9 de Moscou. Le leadership de l’ICAAN ne semble alors guère contesté. Mais le vent tourne vite. Confronté à la censure, Google quitte la Chine en 2010. En Russie, Internet est selon Andreï Soldatov « un espace complètement épargné par la censure » avant le retour à la présidence de Vladimir Poutine, en 2012. Tandis qu’une vague de protestation ébranle le pays, le chef d’État réunit les responsables des principaux acteurs de l’Internet russe en 2014. Le moteur de recherche Yandex, le portail Mail.ru et le réseau social VKontakt sont représentés. Ce dernier passe aux mains d’un proche de Poutine. Quant aux deux autres, « dans les deux ans et demi qui suivent cette rencontre tendue, ils expriment leur soutien au projet de souveraineté numérique », remarque Andreï Soldatov.

Peu à peu, les autorités posent les jalons d’une plus grande autonomie de la Toile russe. Les services web ont obligation d’héberger les données personnelles sur le territoire de la fédération en 2015. L’année suivante, la loi Iarovaïa donne aux services de sécurité un accès aux informations détenues par les entreprises de la tech. Dorénavant, aucun nouveau service ne peut être offert sans leur accord. Au même moment, un Européen est pour le première fois nommé à la tête de l’ICANN, en l’occurrence le Suédois Göran Marby. Quelques mois plus tard, à la faveur des révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse opérée en ligne par les États-Unis, le contrat entre le régulateur des noms de domaine et le département de Commerce américain prend fin. Une charte consacre même la fin de la tutelle américaine dans ce domaine.

« Force est de consta­­ter que rien n’a changé », souffle toutefois Louis Pouzin. « Le pouvoir reste aux mains des Améri­­cains à travers le secteur privé et leurs entre­­prises natio­­nales. Cette façon de privi­­lé­­gier les GAFA (Google, Apple, Face­­book, Amazon) est la reli­­gion des États-Unis. » Face à la persistance de cette hégémonie, le projet russe « n’apparaît pas comme répondant à une stratégie très bien conçue », juge Andreï Soldatov, pour qui un tel rideau risque de retarder le progrès technique, comme jadis le rideau de fer. Reste aussi à savoir si le pouvoir en a véritablement les moyens. Il paraît en tout cas résolu à faire un pas de côté. Au centre M9, le changement a déjà commencé.


Couverture : Russian Wide Web. (Ulyces)