Par un matin clair et froid de mars 1898, le Belgica, qui servait pour la chasse aux phoques avant d’être reconverti, abandonna sa lutte contre la banquise de la mer de Bellingshausen et se résigna à affronter l’hiver antarctique. Le navire transportait à son bord l’équipage internationale d’une expédition scientifique, fait rare à l’époque des explorations polaires : neuf Belges, six Norvégiens, deux Polonais, un Roumain et un Américain – qui officiait comme médecin de l’équipage.

Le Belgica explorait l'AntarctiqueCrédits :

Le Belgica explorait l’Antarctique
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Adrien de Gerlache, le lieutenant belge organisateur de l’expédition, avait sélectionné les officiers et les scientifiques pour leur expertise. L’équipage, qui dormait dans les gaillards du bateau, avait fait l’objet d’une sélection plus classique. Personne n’avait été choisi pour sa force de caractère, sa capacité de résilience ou son instinct de survie. L’équipage pensait que le Belgica les abriterait de l’hiver sous des latitudes plus chaudes. Aucun navire n’avait alors passé l’hiver bloqué par les glaces de l’Antarctique.

Un abattement inquiétant s’empara des officiers et de l’équipage tandis que les jours raccourcissaient et que les glaces craquaient contre la coque. Manquant de charbon et de l’équipement approprié, ils durent se coudre des manteaux d’hiver dans des couvertures. Les conversations se faisaient rares et les dîners à base de viande en conserve étaient accueillis par des rires sans joie. Quand vint le mois de mai, le soleil disparut pour deux mois et l’équipage se décomposa progressivement.

Un jeune géophysicien belge succomba à une crise cardiaque et fut enterré dans une cavité de glace. De Gerlache et le capitaine du navire, Georges LeCointe, rédigèrent leurs testaments et se retirèrent dans leurs cabines. Un des membres de l’équipage se cachait la nuit, convaincu que les autres en voulaient à sa vie, tandis qu’un autre tenta d’abandonner le navire, déclarant vouloir rejoindre la Belgique à pied. Même le chat du bateau se retira pour mourir. Le docteur américain, Frederick A. Cook, écrivit dans son journal qu’une « vague d’indifférence » les avaient affligés, lui et ses camarades. « À table, dans le laboratoire et dans les gaillards, les hommes restent assis, moroses et découragés, perdus dans des rêveries mélancoliques », écrivait-il. « Nous sommes présentement aussi las de nos camarades que de la froide monotonie des nuits d’encre ou de l’exécrable répétitivité de nos repas. »

Le Belgica a du passer l'hiver pris dans les glacesCrédits

Le Belgica a dû passer l’hiver pris dans les glaces
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Plus tard, Cook se rendit célèbre alors qu’il prétendit avoir réalisé deux grandes premières : la conquête du pôle Nord, et l’ascension du mont McKinley. Mais cet hiver à bord du Belgica fut pour lui l’occasion de faire montre d’un authentique héroïsme. Assisté du second de l’équipage, un Norvégien du nom de Roald Amundsen, Cook instaura des exercices quotidiens sur la banquise, et une promenade autour du bateau qu’on surnommait « la marche des fous ». Il introduisit un traitement « de réchauffement pâtissier » pour les hommes au moral le plus bas et à la condition cardiaque la plus faible ; il s’agissait de les faire asseoir devant les rougeoiements chaleureux de la chaudière à charbon du bateau.

Il insista pour que l’équipage se mette à manger de la viande de pingouin, riche en vitamines. Lui-même la décrivit comme un mélange de viande de mammifère, de poisson et de volaille, rôtie dans du sang et de l’huile de foie de morue. Il mit sur pied des distractions, parmi lesquelles un concours de beauté basé sur des illustrations arrachées à divers magazines, et dont les catégories se répartissaient en « épaules d’albâtre », « tour de taille flexible » ou encore « caractère irréprochable ».

Avec le retour de l’été, Cook et Amundsen se joignirent à l’équipage dans un effort de plus d’un mois pour se frayer un canal vers le large. De Gerlache et ses hommes rentrèrent en Europe en héros, et Amundsen, qui connaîtrait plus tard la renommée en tant qu’explorateur polaire, crédita le docteur d’avoir sauvé leurs vies.

L’expérience terrible du Belgica servit de mise en garde pour les expéditions polaires futures. Quand en 1928 Richard Byrd se mit en tête d’établir un camp en Antarctique, son équipement comptait deux cercueils et douze camisoles de force.

Mission sMars

Un siècle après le retour du Belgica, Jack Stuster, consultant en recherche de la NASA, s’est mis à examiner les archives de l’expédition pour en tirer des leçons potentiellement applicables à une tout autre aventure : un voyage de trois ans vers la planète Mars, aller-retour. « Les futures expéditions spatiales auront plus en commun avec les voyages en mer qu’avec les vols-test, qui ont servi de modèles à toutes les missions spatiales précédentes », écrit Stuster dans son livre Bold Endeavors (« Entreprises audacieuses »), publié en 1996 et rapidement devenu un classique des programmes spatiaux. Cet anthropologue californien a aidé à la conception des missions spatiales américaines en étudiant la productivité d’équipages dans des cas d’isolement et de confinement prolongés : dans les stations de recherche arctiques, les sous-marins ou encore la station Skylab.

Le logo de la National Aeronautics and Space AdministrationCrédits : NASA

L’étude du stress dans l’espace n’avait jamais été une priorité pour la NASA, ni d’un grand intérêt pour les stoïques astronautes – inquiets toutefois que des psychologues puissent détecter une faille, aussi infime soit-elle, qui pourrait les exclure de futures missions. A contrario, les Russes sont devenus très tôt des leaders dans le domaine, après avoir été contraints d’annuler plusieurs missions à cause de certains membres d’équipages. Mais dans les années 1990, la planification de la Station spatiale internationale étant presque finalisée, les chercheurs de la NASA ont focalisé leur attention sur les voyages interstellaires, et ils se sont heurtés à des questions sans réponse.

« Ce genre de mission périlleuse se déroulerait bien loin de notre zone de confort en orbite terrestre basse », explique Lauren Leveton, la chercheuse responsable du programme de Santé et de performance comportementales de la NASA. Les astronautes se trouveraient à des millions de kilomètres de chez eux, sans surveillance du centre de contrôle. Face à la nuit noire durant huit longs mois, comment réussiraient-ils à se concentrer ? Comment éviteraient-ils la rancœur ou l’emprise d’une mélancolie débilitante ?

Stuster s’est mis à étudier des récits de voyage, en commençant par la Niña, la Pinta et la Santa Maria, dont le déploiement, comme il l’a observé, anticipait le principe chéri par la NASA de « triple redondance ». Les équipages animés par un « esprit d’aventure » particulier excellaient. Il fait l’éloge du voyage de trois ans que le Norvégien Fridtjof Nansen entreprit dans l’Arctique en 1893, pour son sens de la planification, sa sélection de l’équipage et son état d’esprit. Lors d’un Noël au milieu des glaces, après un festin constitué de viande de renne et de confiture de canneberge, Nansen écrivit dans son journal que leurs proches, chez eux, devaient certainement s’inquiéter pour eux. « Je crains que leur compassion s’éteindrait s’il pouvaient nous voir à présent, s’ils pouvaient sentir la gaieté dans l’air, être témoins de notre confort et de notre joyeuse humeur. »

« Mauna Loa est notre montagne martienne. »

— Chris McKay

Stuster a découvert qu’une attention particulière apportée à la conception des habitats et à la compatibilité des membres de l’équipage permettait d’éviter certaines tensions psychologiques et relationnelles. Il a fait installer des fenêtres dans les navettes spatiales, après avoir pris connaissance d’études menées sur des sous-mariniers ayant développé un strabisme durant les missions les plus longues (on décela le problème car ils avaient un nombre anormal d’accidents de la route dans les premiers jours suivant leur retour au port). Il a écrit sur les avant-postes en Antarctique, où les hommes souffraient d’un type d’insomnie qualifié de « grand œil polaire », qu’on traitait au moyen d’un cycle artificiel de jour et de nuit.

Bold Endeavors a été un succès parmi les astronautes, qui en emportaient des pages photocopiées avec eux dans l’espace, suivant les recommandations de Stuster sur la charge de travail, les troubles cognitifs et respectant les jours de fête qu’il avait créés – parmi lesquels l’anniversaire de Jules Verne, dont les explorateurs imaginaires s’étaient lancés à la conquête de la lune avec 200 litres de brandy « et un vigoureux terre-neuve ». Mais Stuster savait que les expériences analogues de l’histoire ne pouvaient mener la NASA beaucoup plus loin. Avant que des êtres humains n’aillent sur Mars, un dernier test devrait être imposé aux astronautes, via des « simulations de mission d’une grande similitude ». Autant que faire se peut, ces tests devraient être mis en place dans des environnements retirés, dont l’extrême isolement générerait le stress et l’impression de confinement similaires à un voyage dans le cosmos.

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Par un matin de février, je me trouve dans une camionnette Dodge Ram blanche, slalomant entre les champs de lave, à mi-chemin du volcan hawaïen Mauna Loa. Fermement cramponnée au volant, Kim Binsted, la conductrice (et professeure de sciences informatiques à l’université d’Hawaï), me raconte que nous sommes en train de grimper la deuxième plus grosse montagne du système solaire. Si Mauna Loa est un peu moins élevée que l’île voisine de Mauna Kea, elle est bien plus massive, s’élevant graduellement des profondeurs abyssales de l’océan Pacifique jusqu’à 4 169 mètres au-dessus du niveau de la mer. Binsted – qui a longtemps été parallèlement comique d’improvisation – ergote quant à la valeur de ce classement cosmique, car comment préjuger de l’altitude des sommets dans la région du dôme de Tharsis sur Mars ? Mais il faut reconnaître que la nature de Mauna Loa est impressionnante : si la Terre était aussi sèche que Mars, la montagne s’élèverait de près de 10 000 mètres du pied au sommet.

Tout comme ses rivaux martiens, il s’agit d’un volcan bouclier aux laves fluides, et les terres arides qui s’étendent autour du sommet ressemblent beaucoup aux photographies des paysages désolés arpentés par les astromobiles. Au Centre spatial Lyndon B. Johnson, à Houston, on utilise de la lave en poudre extraite de ses pentes pour étudier la possibilité d’une agriculture dans les colonies spatiales – son basalte riche en fer est proche des caractéristiques du sol martien. Car comme le dit l’astrobiologiste de la NASA Chris McKay, le mentor de Binsted, « Mauna Loa est notre montagne martienne ».

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Les volcans de Mauna Loa
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Binsted arrête la camionnette à l’endroit où une chaîne tendue en travers de la route empêche les automobilistes de remonter le cône de scories. Elle descend et ouvre le cadenas. Sur un panneau, on peut lire : « Étude sur l’isolement en cours, prière de ne pas pénétrer dans la zone ou d’interagir avec l’équipe… Mahalo ! » Par-delà un parapet rocheux, près du relief de 2 500 mètres, j’aperçois un dôme géodésique en vinyle blanc à deux niveaux, perché à flanc de montagne, pareil à une gigantesque balle de golf coupée en deux rappelant les hôtels champignons qui bordent la côte de la région de Kona.

Des champs de lave multicolores filent vers la vallée en contrebas, où l’on peut à peine distinguer un tronçon d’autoroute. Binsted me demande de murmurer. À l’intérieur du dôme, six volontaires reproduisent actuellement les conditions de vie des astronautes sur Mars, pour un test sur les dynamiques d’un équipage spatial financé par la NASA. Ils occupent le dôme depuis le mois d’octobre et y resteront jusqu’en juin. Pour lors, ils sont à quelques jours d’établir un record nord-américain sur l’étude des effets de l’isolement et du confinement.

Binsted porte un polo rouge orné du logo du projet : HI-SEAS, pour Simulation et analogie d’exploration spatiale à Hawaï. Ses cheveux bruns sont noués en queue de cheval. En tant que responsable de l’étude commanditée par l’université de Hawaï, elle a elle-même recruté et entraîné trois hommes et trois femmes, âgés de 26 à 38 ans, les préparant à l’austérité extrême qu’impliquerait un voyage vers une autre planète. Le dôme mesure 11 mqui se divisent en une cuisine, une zone d’exercice et des quartiers de repos découpés comme des parts de tarte, au deuxième niveau. L’eau est distribuée au compte-goutte, comme si elle était extirpée de l’atmosphère par des robots. Chaque individu dispose de huit minutes de douche par semaine.

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L’intérieur du dôme
Crédits : HI-SEAS

Les six membres d’équipage restent en contact avec le centre de contrôle, exclusivement par voie informatique, avec une latence de vingt minutes dans les deux directions afin de simuler le temps de communication vers Mars. Ils ne quittent le dôme que pour des activités extra-véhiculaires (EVA), vêtus de versions grossières des combinaisons spatiales, scellées au velcro. Les membres d’équipage ont chacun des tâches personnelles à accomplir, ainsi qu’un travail d’équipe à coordonner – entre autres la cartographie des environs. Pendant ce temps, ils sont eux-mêmes les sujets de la véritable étude.

Binsted est une femme vive et amicale d’1 m 70, qui s’exprime avec l’intensité des gens qui boivent beaucoup de Coca Light. Elle est née dans le New Jersey et a grandi près de Vancouver au cours des années 1980, après la période des missions Apollo, quand l’intérêt du public pour l’exploration spatiale a commencé à perdre de sa superbe. Elle a étudié l’intelligence artificielle et obtenu un doctorat à l’université d’Édimbourg, où elle se produisait durant son temps libre avec la troupe des Improverts. Dans le cadre de sa thèse en linguistique informatique, elle a conçu un logiciel générant des calembours (« Comment appelez-vous un martien qui boit de la bière ? Un ale-lien »). Même alors, elle considérait son travail comme un moyen de se rattacher à une passion de longue date pour l’espace.

Une de ses amies, l’écrivain Sarah Rose, raconte que « la première fois que j’ai rencontrée Kim, il y a vingt ans, elle m’a dit : “Quand les extra-terrestres débarqueront, je veux être la première personne qu’ils appellent.” » Binsted précise : « “Ils” se réfère aux chercheurs, pas aux extra-terrestres. Je veux juste que ce soit bien clair. » Marathonienne, elle a postulé cinq fois au programme de sélection des astronautes de la NASA, ainsi qu’une autre fois à son pendant canadien (elle a la double nationalité). Chaque fois, elle a passé les examens médicaux et les vérifications de références avec succès, accédant au petit groupe des candidats « hautement qualifiés ». Lors de sa plus récente tentative, en 2013, huit nouveaux astronautes ont été choisis parmi 6 300 postulants, mais Binsted n’était pas des leurs. Âgée de 43 ans, elle a compris qu’elle n’était plus apte. « J’ai arrêté de m’entraîner le lendemain », dit-elle avec amertume.

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Le dôme vu de l’extérieur
Crédits : HI-SEAS

Le dôme est équipé d’un hublot donnant sur le col de Mauna Kea, une attention héritée d’une première étude, durant laquelle il a été découvert que les bénéfices d’un habitacle dépourvu d’ouverture (pour se protéger des radiations) étaient moins importants que ses inconvénients (l’équipage ne le supportait pas). En prévision de notre visite, le hublot a été couvert afin de garder l’équipage en complète isolation. Aussi silencieux que des parents un soir de Noël, nous transportons des galettes de riz et des lingettes de supermarché dans un espace situé à l’arrière du dôme.

Les menus ont été élaborés au cours des deux missions précédentes, de quatre mois chacune, durant lesquelles les repas improvisés, même à partir d’ingrédients reconstitués, étaient bien mieux reçus que les plats emballés individuellement et prêts à la consommation, exigés par les voyages en gravité zéro. Nous ramenons à la camionnette des poubelles et des crackers périmés. « “Responsable d’étude”, ça sonne bien », dit Binsted alors qu’elle reprend place derrière le volant. « Mais une grande partie de mon activité se résume à du ménage spatial. »

Pendant des années, la NASA a conduit des expériences en reproduisant des éléments de l’espace et d’autres planètes. Les astromobiles et les systèmes automatisés ont été testés dans le désert de l’Arizona et dans l’Arctique canadien. Les études du « facteur humain » dans la préparation des missions vers les stations spatiales ont été menées dans une capsule au Centre spatial Johnson et dans un laboratoire sous-marin au large de Key Largo. Ces jours-ci, la Station spatiale internationale fournit un cadre analogue aux missions de longue durée à venir. L’astronaute Scott Kelly, qui vient de débuter la première année complète qu’un Américain passera en orbite, fait l’objet de tests physiques et psychologiques. Le projet de Hawaï représente une nouvelle étape pour la NASA : un test sur la dynamique et les humeurs de groupe, aidant à la conception de systèmes capables d’envoyer un équipage dans le cosmos.

Binsted et ses collègues ont épluché près de 700 candidatures, réduites à 150 particulièrement sérieuses, pour la plupart des versions plus jeunes de Binsted : physiquement aptes, bien éduquées et audacieuses. Les six élus de cette étude sont d’aspirants astronautes, ce qui fait d’eux des sujets parfaits, comme l’explique Binsted. Au cours des études sur l’isolement, ils réfléchissent davantage comme des explorateurs modernes de l’espace que les marins d’alors, mais sont également moins méfiants et réticents que le sont généralement les vrais astronautes.

Elle ne recherchait pas de personnalités instables, comme le ferait un producteur d’émission de télé-réalité. Il s’agissait plutôt de trouver les colocataires parfaits d’un même appartement. Les astronautes sont en général des gens résistants et peu enclins à la dispute. Outre ces qualités, elle recherchait des personnes sociables – dures à cuire, tolérantes, avec une vision optimiste des choses et faisant preuve d’une grande tolérance au sein d’un cadre peu stimulant. L’équipage de HI-SEAS comprend un vétéran de la guerre en Irak, également microbiologiste, un ingénieur en aérospatiale de la NASA né en Azerbaïdjan, ainsi qu’une étudiante en robotique tout juste diplômée qui a été nommée par le magazine Forbes parmi les « 30 scientifiques en dessous de 30 ans » à suivre, alors qu’elle était déjà cloîtrée dans le dôme.

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Martha et Sophie lors d’une EVA
Crédits : HI-SEAS

Outre leurs tâches sur sMars – comme ils surnomment parfois la simulation –, ils communiquent avec le monde extérieur en écrivant sur leurs blogs, et en publiant des photos et des vidéos. Ils font montre d’une farouche motivation et sont déjà parvenus à réduire leur temps imparti de douche hebdomadaire à 6 minutes. La première fois que j’ai envoyé un email à Martha Lenio, l’ingénieure canadienne de 34 ans qui fait office de commandant de mission, elle a mentionné dans sa réponse, reçue quarante minutes plus tard, qu’ils souhaitaient recevoir plus de commentaires, même si cela devait affecter l’étude : « C’est quelque peu frustrant, parce que nous sommes animés par un fort esprit de compétition, et que nous voulons être le meilleur équipage qui soit. »

L’horizon fuyant

Ces volontaires juchés sur les champs de lave de Mauna Loa sont aussi près de Mars que peuvent l’être des êtres humains, du moins dans un futur proche. En 2010, Barack Obama a donné un coup de fouet à la mission, prédisant que les États-Unis enverraient un être humain dans l’orbite martienne dans les années 2030. Il y avait quelque chose de familier dans la rhétorique alors employée : depuis les années 1960, la planification d’un voyage vers Mars fait miroiter un horizon fuyant, toujours à quelques décennies de distance. D’intimidants obstacles technologiques, physiologiques et politiques se dressent dans l’axe d’un projet toujours si indéfini qu’aucune valeur pécuniaire n’y a encore été attachée, bien que le chiffre de 100 milliards de dollars soit parfois évoqué pour débuter les entretiens.

Les États-Unis sont plus proches que jamais d’envoyer une mission sur Mars.

L’année dernière, le Conseil national de la recherche des États-Unis a conclu, sans s’engager avec précision que les États-Unis n’avaient pas de « chemin d’accès viable pour Mars », et le Congrès américain n’est pas la meilleure des plateformes de lancement pour les projets d’envergure nationale ces temps-ci. Des contrats avec des compagnies commerciales comme SpaceX et Boeing  pour envoyer des astronautes en orbite seront une aide appréciable. D’un autre côté, les promesses excentriques de groupes privés tels que Mars One, basé aux Pays-Bas (qui a offert un aller simple pour Mars à un prix dérisoire, initiative soutenue par une émission de télé-réalité), ne font que nourrir l’image de l’exploration spatiale comme une fantaisie adolescente.

Et cependant, les États-Unis sont plus proches que jamais d’envoyer une mission sur Mars. La NASA teste actuellement une nouvelle capsule spatiale ainsi qu’un nouveau lanceur de fusée. Une astromobile dont la livraison est prévue pour 2020 testera les technologies d’extraction d’oxygène dans l’atmosphère martienne.

John Logsdon, professeur émérite à l’Institut des politiques spatiales de l’université George Washington, assure : « Nous n’avons jamais fait d’économies sur le matériel. » Il y a quelques semaines, Logsdon a participé à l’organisation d’une conférence qui s’est tenue à Washington. Elle réunissait des scientifiques, des capitaines d’industrie et du personnel de la NASA, qui ont présenté un plan « minimaliste » comprenant une mission martienne habitée pour 2033, suivie d’un atterrissage sur la planète en 2039. Selon le lobby Planetary Society, la chose est possible avec le niveau de financement actuel de la NASA (18 milliards annuels, en tenant compte de l’inflation), sous réserve que les financements de la Station spatiale internationale soient redirigés vers le projet martien dans les années 2020.

Toutefois, même dans le meilleur scénario, une mission humaine sera d’un coût et d’une dangerosité qui donnent matière à réfléchir. Une fois la Lune dépassée, les astronautes ne pourront même plus communiquer avec le centre de contrôle en temps réel. Pourquoi ne pas programmer des robots pour tout prendre en charge ? Chris Kraft, le légendaire directeur de vol de la NASA, cigare perché au bout des lèvres, débattait dans un entretien récent des temps de réponses dans les communications entre la Terre et Mars, rendant les missions humaines incommodes. « En tant que membre d’équipage, je risque de ne pas apprécier. Sur la Lune, on a déjà trois secondes de latence. Sur Mars, il faut se préparer à l’avance à tout faire en mode automatique. Ce n’est pas judicieux. Presque tout ce qu’on aura besoin d’accomplir sur Mars peut être confié à des robots. »

Les partisans de la mission humaine voient les choses différemment. Anciennement directeur de l’exploration planétaire pour l’Agence spatiale canadienne, et conseiller de Binsted, Alain Berinstain m’explique que le temps de latence est un argument contre l’utilisation des robots : « Au moment où vous voyez surgir une falaise devant eux, cela fait déjà vingt minutes que vous l’y avez jeté. » A contrario, un astronaute entraîné en géologie peut explorer la surface de Mars, promener son regard aux alentours et choisir la roche qui fera toute la différence – et vingt minutes plus tard, le centre de contrôle saura ce qu’il a découvert. « Il est difficile de prédire quand, mais l’homme ira sur Mars », poursuit Berinstain. « Tout comme des hommes ont exploré des zones de notre planète qui nous restaient inconnues. Nous sommes ainsi faits. »

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La planète rouge vue par Hubble
Crédits : NASA

Il faudra reconsidérer certains aspects du centre de contrôle et de l’entraînement des astronautes. « Avec le programme Apollo, à chaque fois qu’un voyant s’éteignait, vous aviez une armada de quinze contrôleurs qui vous répétaient : “Ce voyant s’est éteint, ignorez-le” », raconte McKay, l’astrobiologiste. « Quand vous allez sur Mars, les lois de la physique ne vous le permettent pas. Ceux qui en ont “l’étoffe” forment des équipes qui fonctionnent bien en isolation. C’est un ensemble de compétences différent. Certains ne les acquerront qu’en cours de mission. Mais on ne peut pas les contourner, à moins de changer la vitesse de la lumière. »

Les deux plus récentes promotions d’astronautes, de 2009 et 2013, ont été les premières sélectionnées expressément avec des missions spatiales de longue durée en perspective. L’accent mis sur l’autonomie des équipages a suscité une quête de « compétences différentes », d’après la NASA. Les meilleurs astronautes de l’époque du programme Mercury, où les pilotes étaient testés d’après leur capacité à garder leur calme, ne font aujourd’hui pas les meilleurs équipages pour aller explorer le cosmos. Mais avec la bonne équipe et une bonne planification, il est communément admis qu’un premier pas pour l’homme sur Mars représente une grande étreinte planétaire pour l’humanité.

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Lors de sa première EVA à Hawaï, Sophie Milam a eu une crise de panique. À 26 ans, elle est la plus jeune membre de l’équipage, ancienne étudiante en astronomie et physique à la toute proche université de Hawaï, à Hilo. Ce jour-là, la mission était de cartographier une structure volcanique qui pourrait contenir des tunnels de lave souterrains. Sur Mars, de telles cavernes pourraient s’avérer très utiles en cas de tempêtes de radiations. Les membres d’équipage portent toujours de fausses combinaisons lors des EVA, la plupart du temps les combinaisons jaunes qu’ils considèrent un peu « nazes ».

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Sophie Milam en combinaison
Crédits : HI-SEAS

Mais cette-fois, Milam en portait une vraie, avec un casque à visière et des ventilateurs intérieurs. La combinaison pèse 18 kg, et Milam grimpait une pente de résidus de lave en comptant chacun de ses pas. Sa coéquipière, Jocelyn Dunn, doctorante de l’université de Purdue, explique que les combinaisons donnaient une sensation plaisante, comme d’être déconnecté du monde lorsqu’on chante sous la douche. Mais Milam trouvait que la chaleur et l’humidité dans la combinaison étaient très élevées, et – comme elle l’a plus tard écrit sur son blog – que les ventilateurs semblaient ne pas fonctionner :

« Attendez, je devrais sentir de l’air sur mon visage… OÙ EST MON AIR ? stopStopSTOP… Du calme… Je pouvais entendre cette petite voix douce qui me disait de rester calme, mais elle était presque totalement couverte par le son écrasant de PANIQUE PAS D’AIR PAS D’AIR ENLEVEZ-MOI CE CASQUE JE NE PEUX PAS SORTIRDECETTECOMBINAISONTOUTESEULE!!! »

Milam veut être astronaute depuis qu’elle a cinq ans. Elle s’en est rappelée alors qu’elle tentait de se calmer – « Si tu pètes un câble, ils ne te laisseront jamais plus porter cette combinaison » –, laissant les ventilateurs se relancer. Elle entendait à son oreille la voix de son coéquipier Allen Mirkadyrov. Elle lui a dit qu’il lui fallait une minute de repos. Elle est parvenue à se convaincre que l’air dans la combinaison était sensé être différent de l’air à l’extérieur : après tout, ils étaient sur Mars.

De retour dans le dôme, après avoir complété la cartographie, elle a été accueillie par ses équipiers, inquiets, qui avaient entendu sa forte respiration dans le micro resté activé. Ils ont trouvé un câble électrique déconnecté dans le système de ventilation de la combinaison et l’ont réparé. Quelques jours plus tard, elle a retrouvé sa combinaison, et à partir de ce moment-là, elle a été la volontaire la plus zélée s’agissant d’effectuer des missions en dehors du dôme. « Parfois, une fille a juste besoin d’une combinaison pour se sentir comme une astronaute », m’a-t-elle écrit.

« D’une certaine manière, elle se remettait en selle », explique le commandant de mission Martha Lenio. Elle a grandi en étant surnommée « Mars » par ses proches, mais elle l’a abandonné une fois dans le dôme, car elle pensait sans cesse qu’on s’adressait à elle. Dans le civil, elle est consultante en énergies renouvelables, et elle est parvenue à la deuxième étape du processus de sélection des candidats canadiens. Elle m’a raconté qu’un des aspects les plus gratifiants de la vie dans le dôme avait trait au fait de devoir réparer tout et n’importe quoi.

Les membres de l’équipage montent des projets, comme celui de recycler l’eau de vaisselle à travers un filtre de terre volcanique. Ils doublent avec humour des vidéos destinées à l’apprentissage des sciences dans les écoles. Milam, qui a été honorée par Forbes pour son travail sur les robots stabilisateurs de tétraèdres imbriqués, a construit un nouveau casque pour sa combinaison à partir de ruban adhésif, de flotteurs de piscine et de papier bulle. Elle a écrit sur son blog : « Si vous étiez enfermé dans un dôme installé à flanc de volcan avec cinq autres nerds, vous seriez surpris de l’excitation des gens quand vous leur proposez de fabriquer un chapeau en aluminium. »

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Voilà à quoi ressemblera Halloween sur Mars
Crédits : HI-SEAS

Ainsi se sont écoulées les semaines. Les six coéquipiers font la compétition pour concocter des repas de A à Z à base d’ingrédients lyophilisés, de portions de soupe tonkinoise, de gombos, de raviolis et de falafels. Les séances d’exercice font partie de la routine quotidienne, tout comme ce serait le cas d’astronautes essayant de conserver leur masse musculaire dans un environnement en faible gravité (la gravité sur Mars équivaut à 1/3 de celle de la Terre). Les encouragements familiers de Tony Horton, l’auto-proclamé « clown du fitness » qui a développé la routine P90X, les accompagnent dans leurs conversations.

Les temps de latence font qu’il est impossible de surfer sur Internet, mais Zak Wilson, 28 ans, spécule sur le fait que les messageries électroniques, même en souffrant de latence, aideront les astronautes à se sentir moins isolés que les marins de jadis, piégés dans les glaces de l’Antarctique. Wilson a apporté avec lui une imprimante 3D, et tandis qu’il cherche à créer des objets utiles – des fixations murales pour iPads, un dévidoir de ruban adhésif –, il concède que le fait de regarder l’extrudeuse osciller d’avant en arrière, déposant d’infimes particules de matière à chaque passage, n’est « peut-être pas une mauvaise allégorie de notre séjour ici ».

Coloc’ cosmique

Huit mois dans un dôme est un long moment à passer, mais lors d’un véritable voyage, c’est à peine à ce moment-là que l’équipage aura atteint sa destination. Et le voyage de retour pourrait s’avérer considérablement plus long. Il faut deux fois plus de temps à Mars qu’à la Terre pour compléter son orbite autour du soleil, et lorsque les orbites sont déphasées, la distance entre les planètes passe de 56 millions de kilomètres à plus de 320 millions. Les concepteurs d’une telle mission doivent donc faire face à un choix cornélien : rester sur Mars pendant un an et demi, en attendant que les planètes soient suffisamment rapprochées pour permettre un rapide voyage de retour, ou bien favoriser une courte escale de soixante jours, ce qui signifierait que le chemin du retour prendrait plus d’un an, puisant profondément aussi bien dans les réserves de combustible de la fusée que dans la patience de l’équipage.

La monotonie et l’ennui menacent le bien-être de n’importe quelle expédition.

Les membres de l’équipage de HI-SEAS ne sont pas immunisés contre le mal du pays, ni contre la pression de la monotonie ou de la claustrophobie. Certains programment parfois une EVA juste pour marcher à l’extérieur. D’autres se faufilent dans la réserve attenante pour enregistrer des messages vocaux personnels. Les jours se suivent et se ressemblent beaucoup, si ce n’est le bruit du vent ou de la pluie sur le dôme. À mi-chemin de la mission, l’équipage commence à plaisanter consciemment sur ce que les chercheurs appellent « le phénomène du troisième quart », lorsque les énergies menacent de faiblir.

La monotonie et l’ennui menacent le bien-être de n’importe quelle expédition, comme Jack Stuster l’a illustré avec l’exemple du Belgica. L’esprit s’échauffe et fait des erreurs en cherchant une nouvelle source de stimulation. Lors de la plus longue simulation spatiale effectuée, un projet de 520 jours passés dans un hangar moscovite et qui a pris fin en 2011, la léthargie a causé le repli sur eux-mêmes et perturbé le sommeil de certains participants. Les dangers de l’ennui peuvent se faire particulièrement sentir durant les longs mois de voyage autoguidé entre les planètes – un trou narratif qui pousse les scénaristes à concevoir des situations fantastiques à base de biostases et de trous de vers.

Mais un peu plus d’ennui n’aurait pas fait de mal durant une mission similaire conduite en 1999 par l’Institut des problèmes biomédicaux de Moscou. Un mois après son lancement, pendant le réveillon du nouvel an, un combat à mains nues entre deux Russes a laissé des traces de sang sur les murs. Quelques minutes plus tard, le commandant de l’équipage a embrassé de force une volontaire canadienne, docteur en sciences de la vie et de la santé. Alors qu’elle protestait, se souvient-elle, le coordinateur scientifique russe a souligné qu’elle mettait en péril l’atmosphère du module test. Puis elle a eu des poux. Un participant japonais a abandonné la mission en signe de protestation. Dix ans plus tard, quand la Russie a lancé son expérience de 520 jours afin de simuler un aller-retour vers Mars, les six participants étaient des hommes. « Il faut croire que leur solution au problème du harcèlement sexuel était de ne tout simplement pas inclure de femmes »,  commente Binsted.

Aucun des membres de l’équipage HI-SEAS ne trouve étonnant de créer des missions mixtes. Dans l’espace, les femmes astronautes pourraient même être avantagées. Kate Greene, une écrivaine de San Francisco ayant participé à une précédente étude de HI-SEAS sur la nourriture, méditait sur Slate quant à la possibilité d’un équipage de mission spatiale entièrement féminin. Elle argumentait que les femmes représentent généralement des charges plus légères et qu’elles brûlent moins de calories pour le même travail accompli. Certains chercheurs de l’étude moscovite de 1999 insistaient sur le fait que les problèmes avaient davantage trait aux nationalités qu’aux sexes. Toutefois, le mélange des nationalités risque de devenir plus courant, étant donné le besoin de partager les coûts d’un voyage dans l’espace lointain. Certains planificateurs ont suggéré de mettre à l’épreuve des équipages dans des habitats retirés similaires à Mauna Loa, en guise de test final.

La seule tension de nature internationale à relever dans le dôme cet hiver a tenu à la préparation d’un khingal par Allen Mirkadyrov, servi avec une sauce crémeuse à l’aneth. Il a dit à ses coéquipiers qu’elle était presque aussi savoureuse que celle proposée à la gare routière azerbaïdjanaise (Mirkadyrov, vétéran de l’US Air Force naturalisé américain, travaille à la mise en orbite de véhicules de la NASA au centre spatial Goddard, et a grandi à Bakou en Azerbaïdjan). L’équipage assure que, généralement, le temps passe vite, grâce à de nombreuses activités pour garder le moral, recommandées par Fridtjof Nansen : soirée Tacos, jeux de société et séances de groupe de Game of Thrones. Pendant Thanksgiving, l’équipage a rallumé ses moniteurs de contrôle actimétrique pour un cours de Two-step.

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L’équipage en pleine partie de cartes Magic
Crédits : HI-SEAS

Leurs envois réguliers d’emails invariablement positifs soulève une question : un équipage heureux a-t-il quoi que ce soit d’intéressant à révéler à la NASA ? Binsted assure que les entrées de blogs optimistes peuvent cacher quelque chose. De petits conflits émergent souvent dans les réponses lors des entretiens qui ont lieu après l’étude, quand les sujets savent que leur anonymat sera garanti.

Par exemple, ce n’est qu’à la toute fin d’une des études de quatre mois sur la nourriture dans le dôme que Binsted a eu vent de « l’incident du Nutella » : un des membres de l’équipage avait égoïstement terminé la ration mensuelle du groupe, arguant que l’équipe avait prévu d’ouvrir une nouvelle boîte le lendemain. Dans son travail sur les comportements d’équipages en isolement, Stuster a trouvé de nombreux exemples de petites irritations sans importance devenant progressivement insupportables, comme ce membre de l’équipage de Byrd en Antarctique se plaignant d’un compagnon, de « sa respiration, de sa foi dans les rêves, et de son utilisation fréquente de l’expression je suis désolé ».

La dernière étude de Stuster pour la NASA, sur les journaux de bord tenus par les astronautes, présente à certains moments des astronautes irrités par des programmes trop chargés, par des demandes condescendantes et par des tâches apparemment absurdes ordonnées par le centre de contrôle – comme d’enregistrer les numéros de série des objets jetés à la poubelle. Dans le dôme de Mauna Loa, les membres d’équipage se contentent juste de lever les yeux au ciel quand un des assistants volontaires de Binsted, posté à distance, fait une gaffe. Comme d’attendre une réponse immédiate à un email envoyé quand tout le monde est encore endormi, car le destinateur a oublié que sMars – comme Hawaï – n’applique pas le changement d’heure d’été… Binsted surnomme cela la « déconnexion d’équipage », et elle gère le problème d’une manière qui pourrait être résumée par son utilisation du terme « centre de soutien », et non « centre de contrôle ». Son approche fonctionne, dit-elle, « mais nous ne l’avons appliquée qu’à la volée. Nous devons développer un organigramme et des acronymes que la NASA pourra réutiliser. »

Même dans un groupe peu enclin au conflit, confie-t-elle, il y aura des situations problématiques : des crises de claustrophobie ou des disputes à propos du dessert. « Nous savons très bien comment monter de mauvaises équipes, et comment en briser de bonnes. Ici, nous essayons de constituer les meilleures équipes qui soient, de les aider du mieux qu’on peut, et de savoir comment il est possible de s’améliorer. » Comment de tels moments peuvent-ils affecter les performances collectives ? Dans l’espace, un équipage dont les liens se dénouent sera certainement moins efficace. Un équipage trop cohésif serait potentiellement enclin à ignorer les ordres. Aussi parfois Binsted augmente elle-même le niveau de stress, comme lorsqu’elle leur a annoncé l’approche d’une tempête de radiations, forçant l’équipage à se réfugier dans des tunnels de lave souterrains.

La mesure des performances est relativement aisée. Il est plus délicat de trouver des moyens de mesurer à distance à quel point les gens s’entendent entre eux. Les membres d’équipage déclarent que la pire partie de l’étude réside dans le fait d’avoir à subir le stress et l’ennui de répondre à des sondages (une quarantaine par semaine) qui cherchent à savoir s’il sont stressés ou s’ils s’ennuient. La vie en aquarium de leur mascotte Blastoff McRocketboots, le poisson combattant, leur semble insouciante en comparaison. Les résultats de ces sondages, ainsi que des tests cognitifs et des entretiens de fin d’étude, seront comparés aux données collectées par les moniteurs biométriques et autres appareils portés par les volontaires.

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La nuit sur sMars
Crédits : HI-SEAS

Sont mesurés les battements cardiaques des participants, le niveau sonore de leur voix, et même leur proximité les uns des autres. La NASA espère que ces données, ainsi que celles d’autres bracelets connectés, sauront se montrer fiables pour dépister les comportements des équipages d’astronautes sans avoir à recourir aux auto-évaluations ou avoir à lire entre les lignes d’un email. L’essence même de l’expérience hawaïenne est peut-être pour la NASA d’être plus à l’aise avec l’idée d’envoyer des équipages hors de portée : si des êtres humains pouvaient être surveillés de la même manière que les robots le sont, le centre de contrôle pourrait repérer les prémisses d’un pic émotionnel avant que l’équipage n’ait à en faire les frais. « Bien sûr », ajoute Binsted, « reste la question du type d’intervention effectivement possible quand votre équipe se trouve sur Mars… » 

Deux décennies, cela peut paraître long entre la répétition et la grande première du spectacle. C’est ce qu’a pensé Chris McKay quand il a entendu parler de ces études sur la cohésion de groupe. Pendant des années, McKay a géré une organisation nationale informelle connue sous le nom de Mars Underground. Elle alimentait les conversations et la recherche à une époque où les voyages habités dans l’espace lointain étaient en disgrâce. « Aux réunions, on était ridiculisé si on évoquait la possibilité de chercher des signes de vie sur Mars. On me demandait si je comptais prendre mon filet à papillons avec moi. » Il reste un des éminents astrobiologistes de la NASA, et connaît bien les obstacles d’une mission sur Mars. Gérer les problèmes d’équipage ne lui semblait pas être une priorité.

Les premiers tests de groupe en isolement paraissaient davantage chercher à piquer l’intérêt du public qu’à tester effectivement des systèmes pour Mars. En 1997, un planétologue du nom de Pascal Lee a déclaré qu’un camp de recherche situé dans le vaste cratère de météorite de l’île de Devon, située dans les archipels du nord du Canada (la plus grande île inhabitée au monde), serait un endroit idéal pour que la NASA y bâtisse un camp expéditionnaire. Finalement, ce sont deux stations de recherche qui y ont été érigées : une pour les études géologiques et les tests de combinaisons et de véhicules de la NASA, l’autre pour une organisation internationale à but non lucratif, la Mars Society, qui a invité la chaîne Discovery Channel dans son sillage. Mars Society a bâti plus tard un deuxième site dans le désert de l’Utah, plus accessible au public et aux médias. Les simulations dans le désert sont brèves, et leurs contributions à la recherche spatiale ne sont pas approfondies. Mais selon la Mars Society, plus de 900 personnes y ont pris part.

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Le dôme est alimenté par des panneaux solaires
Crédits : HI-SEAS

Une de ces personnes n’était autre que Kim Binsted. En 2007, elle a signé en tant que chef scientifique pour une étude de quatre mois sur l’île Devon – à l’époque la plus longue mission similaire à une mission martienne jamais tentée. Elle vivait à Hawaï, ayant déménagé là-bas pour enseigner après le lancement et le crash éclairs d’une société en ligne à Tokyo. « En termes de stress, lancer une start-up au Japon et enseigner à Hawaï illustrent bien les deux extrémités du spectre », explique-t-elle. Elle s’était dit que rejoindre le projet pourrait augmenter ses chances de devenir astronaute.

Le droit à l’erreur

L’habitat créé par la Mars Society n’était pas une réplique exacte de la vie sur Mars, selon elle. Quand l’équipage sortait pour mener des EVA, un des membres devait quitter sa combinaison et s’armer d’un fusil afin de surveiller les ours polaires. Il n’y avait pas non plus de réflexion poussée sur la compatibilité des membres d’équipage. Un expert en performance humaine en conditions extrêmes ayant étudié le groupe de Binsted a remarqué que, quand les conflits éclataient, les femmes avaient tendance à y répondre par une « stratégie d’adaptation » (chercher un moyen de résoudre le problème) tandis que les hommes avaient tendance à opter pour une « stratégie de fuite » (ignorer le problème en favorisant des explorations prolongées lors des EVA). L’étude cite également des retours sur « des intérêts sexuels non-réciproques » exprimés par une personne d’autorité, ainsi que la rancœur d’un participant franco-canadien qui, forcé par le groupe à subir le visionnage de la série télé Lost, s’était plaint de l’intrigue incompréhensible.

Binsted a apprécié l’expérience, mais pensait pouvoir en améliorer le concept. Outre les scories volcaniques rouges, « géologiquement pertinentes », les lits de lave de Hawaï ne nécessitent pas de pause due à l’hiver arctique ou à la chaleur du désert. Les expériences pourraient être menées consécutivement et moins dépendre des récits des participants. « La nature même de ces expériences toujours similaires fait qu’elles sont uniques à chaque fois », dit-elle. « Ainsi, si on observe trois fois le même phénomène de suite, on peut se dire qu’on tient quelque chose. » 

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Kim Binsted
Crédits : HI-SEAS

En 2012, Binsted et ses collègues ont reçu un demi-million de dollars du programme de recherches humaines de la NASA, pour la première étude basée sur l’alimentation dans le dôme. Depuis lors, raconte Binsted, elle a eu affaire à la méfiance occasionnelle de représentants du gouvernement, inquiets de se voir accusés d’organiser des vacances hawaïennes aux frais du contribuable. L’ancien sénateur républicain de l’Oklahoma Tom Coburn a inclus l’étude alimentaire dans son « rapport des gaspillages » du gouvernement en 2012, se gaussant de la création de recettes « fantasques » pour une mission qui ne commencera que dans plusieurs décennies.

Le projet a rencontré un obstacle majeur dès le départ, quand la NASA a informé Binsted que leur subvention ne pouvait être utilisée dans la construction de la structure. Tout d’un coup, il a fallu trouver 200 000 dollars.

En s’adressant à l’université d’Hawaï pour combler le manque de budget, elle a appris que l’établissement venait juste de perdre précisément la même somme à cause d’un promoteur de spectacles crapuleux, qui prétendait pouvoir faire venir Stevie Wonder à Honolulu pour un concert… À la place, Binsted a fait appel au seul millionnaire qu’elle connaissait et qui pourrait être intéressé : Henk Rogers. Ce dernier a fait fortune dans les jeux vidéos (il détient les droits de la licence Tetris) et a un jour organisé dans son ranch hawaïen un weekend pour les experts astronomes. Rogers a accepté de construire le dôme, et l’étude alimentaire a été lancée. Une deuxième subvention de la NASA d’1,2 million de dollars a suivi en 2013, finançant une série de trois études. Celle-ci est la deuxième : le record de l’équipage est amené a être battu par l’étude suivante, d’une durée de douze mois.

Pascal Lee dessine désormais des plans pour les missions de la NASA sur les lunes martiennes Phobos et Déimos. Il reste sceptique quant aux études analogues, auxquelles manquent le stress et la dangerosité des vraies missions. Mais il explique qu’elles servent un intérêt secondaire d’importance : elles inspirent les étudiants, ce qui est selon lui tout aussi vital que de maintenir le leadership de l’Amérique dans la course aux étoiles. « La Chine a fait atterrir un robot sur la Lune, et d’ici une dizaine d’années, il y enverront certainement un homme », dit-il. « Nous avons dénigré ce que la Chine est en train de réaliser. Mais nous ne nous rendons pas compte de l’importance de ce programme dans l’éducation et la science chinoises. Quand nous serons fin prêts à aller sur Mars, nos enfants devront faire face à cette superpuissance spatiale.  »

McKay est désormais convaincu, pour la même raison. « Je porte en moi le zèle du converti », dit-il. En plus d’être un vecteur promotionnel utile, pense-t-il, les études ont soulevé des questions importantes, et le moment est adéquat pour les poser. « La technologie va changer », poursuit-il. « Mais l’être humain, lui, restera le même. » 

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Mars photographiée par Hubble
Crédits : NASA/Hubble

Un soir de mars, peu de temps après que l’équipage a dépassé la marque symbolique des quatre mois, Martha Lenio a vérifié son iPad fixé au mur dans le dôme et aperçu un signal lumineux de mauvais augure : les batteries pompaient l’énergie au lieu de les charger. L’énergie solaire est toujours rare dans le dôme. Afin de conserver assez de batterie pour une nuit normale, les membres de l’équipage cuisinent le dîner avant que le soleil ne se couche. Mais cette semaine-là, après plusieurs jours voilés et pluvieux, ils se sont emmitouflés pour se tenir chaud, ont fait bouillir des repas lyophilisés et fait l’impasse sur les films le soir. Même alors, ils sont arrivés à la fin de leurs cellules d’hydrogène, et ne pouvaient plus recevoir d’essence pour alimenter le générateur – la camionnette de Binsted était tombée en panne à son retour d’une conférence de David Sedaris à Hilo. Ils en étaient donc à leur dernier jerrycan. Ainsi, les deux systèmes auxiliaires et le système principal tombaient en panne. Sur Mars, un tel scénario aurait mis en péril leurs appareils de maintien en vie. L’équipe a donc procéder à des calculs en urgence, et conclu qu’en l’espace de quelques heures, ils perdraient la ventilation dans leurs toilettes sèches.

Deux membres d’équipage ont enfilé des combinaisons de sécurité et sont sortis munis de lampes torches, patientant trois minutes dans le sas d’entrée afin de simuler la pressurisation, mais ils n’ont pas trouvé la source du problème. Ils sont brièvement « sortis de la simu », tentant de joindre un technicien de mission pour les aider à résoudre le problème, mais en vain. L’équipage a donc échafaudé un plan : ils ont éteint toutes les lumières dans le dôme et coupé le chauffage. Ils ont débranché les appareils télémétriques des batteries, et branché une rallonge du générateur vers leurs trois priorités : le ventilateur des toilettes, le réfrigérateur contenant quatre mois d’échantillons d’urine et de salive pour la NASA, et le radiateur de l’aquarium de Blastoff McRocketboots.

Au matin, un technicien s’est rendu sur le terrain et a réparé le générateur. L’équipage est resté à l’intérieur, toujours décontenancé par le changement d’habitudes. « Il faisait froid et sombre, mais il était intéressant d’avoir un véritable défi à relever », a écrit Lenio sur son blog.

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Sur Mars, qui nous viendra en aide ?
Crédits : NASA

Binsted me dit que l’équipage semble avoir bien géré le stress. « On pouvait s’attendre à une déconnexion d’équipage, et bien qu’il y ait eu quelques frustrations à l’endroit du centre de contrôle, ils ont maintenu une communication constructive et professionnelle. Ils sont également parvenus à résoudre les problèmes et à établir eux-mêmes leurs priorités, ce qui est impressionnant. » Étant données les difficultés à surveiller les dynamiques de groupe, dit-elle, il lui tarde d’analyser les informations récoltées. « Peut-être que ma vision actuelle des choses est complètement faussée ! »

Quelques jours plus tard, Lenio m’envoie un message vocal. Je lui ai demandé si elle pense que des gens de sa génération poseront le pied sur Mars. Elle me répond qu’il y a une chance pour que cela arrive, du moins de notre vivant. Elle imagine un équipage comme le sien, travaillant sous un ciel rouge, bâtissant un habitat avec une infime marge d’erreur. Alors qu’elle était encore étudiante en Australie, raconte-t-elle, elle a été totalement désorientée une nuit parce qu’on ne voyait pas la Grande Ourse et que la Lune était à l’envers. « Je pense que ce genre de choses peuvent constamment vous arriver sur Mars », dit-elle. « Quand vous regardez par la fenêtre, le ciel n’est pas bleu. Vous devez constamment être en admiration – des surprises chaque jour. »

À Hawaï, ces apprentis astronautes sont isolés, seuls sur le flanc d’un volcan actif, sur une île perdue au beau milieu du Pacifique. Mais comme l’a démontré la coupure de courant, tout ceci n’est rien en comparaison de ce que vivront les premiers colons de l’espace. « Si les appareils de maintien en vie tombent en panne ici, nous ne risquons pas de mourir de froid, nous ne risquons pas l’asphyxie. OK, l’habitat sent mauvais, et la situation n’est pas idéale… mais on n’en meurt pas. »


Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan d’après l’article « Moving to Mars », paru dans The New Yorker.

Couverture : Panorama martien photographié par Curiosity (NASA/JPL-Caltech/MSSS).

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