Je me planque en vitesse derrière un bus garé dans une rue déserte d’East Harlem. Il est deux heures du matin, par une chaude soirée de septembre, et je suis accroupi sur le trottoir, me cachant du soi-disant membre d’un gang, qui a menacé il y a dix minutes de se débarrasser de moi. Je suis accompagné dans ma quête d’un abri par deux véritables super-héros, en pleine patrouille de sécurité.

Certains super-héros pensent qu’il existe des territoires qui nécessitent leur intervention.

Mes compagnons d’infortune sont Dark Guardian et Spectre, deux New-Yorkais faisant partie d’une communauté grandissante à travers les États-Unis de jeunes hommes et de jeunes femmes mystérieux, qui enfilent des costumes fait maison et des masques pour tuer le temps en essayant d’empêcher trafics de drogues, cambriolages et agressions. Ils sont des centaines, dispersés aux quatre coins du pays, sous la protection du groupe Superheroes Anonymous, une organisation bénévole qui propose des cours, des ateliers, et des groupes de discussions sur l’état de la prévention du crime à l’échelle nationale. Les super-héros de New York patrouillent toute la nuit dans les rues à la recherche de crimes, se mettant dans des situations que les citoyens ordinaires évitent à tout prix. Bien que le taux de criminalité à New York ait considérablement diminué depuis son apogée, des années 1960 aux années 1990, il a récemment connu une légère hausse. Selon les données du NYPD (Département de la police de New York), le taux de viols a augmenté de 14,5 % en 2013 par rapport au faible taux rapporté en 2009. Le vol et les agressions criminelles ont respectivement augmenté de 2,8 % et 21 %, par rapport à la même année. Certains super-héros pensent qu’il existe des zones d’ombre sur le territoire que recouvre la ville, qui échappent à l’œil vigilant des forces de police du commissaire William Bratton et nécessitent leur intervention. Dark Guardian fait partie de ceux-là.

Dark Guardian

C’est un dimanche, il est onze heures du soir. Je me tiens debout sous un panneau de signalisation dans l’angle de Christopher Street et de la Septième Avenue. J’attends la venue de Dark Guardian, car nous allons patrouiller dans Greenwich Village. Je le repère au loin : dans l’obscurité de la nuit, au milieu de la jeunesse branchée de West Village, on ne peut pas le manquer. Vêtu d’un pantalon de survêtement baggy noir et rouge, et d’un haut rouge ajusté en polyester/élasthanne traversé en son centre par une large bande bleue, un grand « DG » imprimé sur sa poitrine, Dark Guardian marche de façon déterminé, l’air grave. Il n’est pas grand, environ un mètre soixante-dix, et il ne se fond pas vraiment dans le décor : c’est très exactement ce qu’il recherche. Il ne porte pas de masque, juste une épaisse ligne noire de peinture faciale qui part de son front et descend sur son menton, barrant son œil droit. Il porte une ceinture rouge à clous autour de la taille, qui semble avoir été achetée dans un magasin SM. Une trousse de premier secours y est accrochée, ainsi qu’une grande lampe de poche MagLight, de couleur violette.

ulyces-darkguardian-01

Dark Guardian
Crédits : Ali Hussain

Je lui demande s’il porte des armes. « Il n’y a pas grand chose de légal, à New York. Ça, c’est vraiment le must. J’ai également un gilet pare-balle et anti-couteau », répond-il. Je baisse les yeux sur mon attirail et me sens démuni avec mon t-shirt et mes jeans. Dark Guardian pratique le MMA, le karaté Shodokan et le kickboxing depuis son adolescence, et il enseigne les arts martiaux chaque jour de la semaine. De mon côté, je n’ai pas mis les pieds dans une salle de sport depuis quatre mois. Dark Guardian ne patrouille pas seul ce soir, une jeune femme l’accompagne : un autre super-héros du nom d’Athame. Son nom vient d’une dague de cérémonie utilisée dans la Wicca, un culte néo-païen de sorcellerie. Vêtue plus sobrement, avec son pantalon gris troué surmonté d’un débardeur noir, elle se fond dans la masse. Toutefois, la grande empreinte de main noire sur son visage trahit la mission qu’elle vient mener dans ce coin de la ville. Ils se sont tous les deux peints le visage afin de paraître plus intimidants. Pourtant, Athame, 24 ans, nouvelle dans la lutte contre le crime, est joyeuse et pleine d’entrain, contrairement à Dark Guardian, qui affiche un air calme et résolu. Nous ne perdons pas de temps et débutons notre patrouille. « Cette nuit, nous allons juste faire un tour dans cette zone, voir ce qu’il s’y passe, mettre les gens au courant de notre présence. Ce coin est un bon endroit pour commencer. Il s’y passe des choses, mais ce n’est pas super dangereux comme à Harlem ou en plein Bronx », m’explique Dark Guardian. Je lui demande s’il applique une stratégie particulière : « Nous ne pourchassons pas les gens, rien d’aussi fou que ça. On se positionne dans certains endroits, on fait savoir qu’on est là. On est là pour empêcher le plus de crimes possible. Il y a eu deux agressions armées dans Christopher Street récemment, donc il se passe bien des choses ici. C’est ici qu’il faut être pour les prévenir. »

ulyces-darkguardian-05

New York
La nuit appelle le crime
Crédits

La tendance des super-héros costumés est née au cours de la dernière décennie. Pour comprendre les motivations de ces individus, j’ai contacté la psychologue clinicienne Robin S. Rosenberg, qui enseigne à Harvard en plus de diriger sa propre clinique. Elle a écrit et publié plusieurs livres sur les super-héros, dont What’s the Matter With Batman (« Quel est le problème de Batman ») et The Psychology of Superheroes (« La Psychologie des super-héros »). Selon le Dr Rosenberg, une grande partie des super-héros de la vie réelle ont commencé à servir la société pour deux raisons : la première, c’est qu’ils ont de la famille travaillant dans la fonction publique (policiers, pompiers, militaires…) et sont influencés par ces rôles depuis leur plus jeune âge. Devenus adultes, ils suivent le même chemin. La seconde peut provenir d’un traumatisme émotionnel qu’ils ont vécu. « Pour se remettre de ce traumatisme et lui donner un sens, ils déploient tous leurs efforts afin de s’assurer que d’autres ne vivent pas la même expérience, explique-t-elle. Pour cela, ils mettent en place des mesures préventives. » Cela fait douze ans que Dark Guardian exerce. Son vrai nom est Chris Pollack, et il a grandi dans le quartier de Canarsie, à Brooklyn. « Mon voisin a été assassiné. La mère d’un ami à moi a été assassinée, raconte-t-il. Les choses allaient mal, surtout à cette époque. Mais c’était la normalité, en quelque sorte. » Dark Guardian n’a jamais participé lui-même à des altercations, à l’exception d’une fois, lorsque ses amis et lui ont été agressés par une bande de gamins quand il était plus jeune. « Je suis parti en courant à travers les jardins des maisons pour réussir à leur échapper ! »

Confronter ses peurs

Nous descendons vers l’ouest de Christopher Street, une portion de rue relativement bruyante et agitée, jusqu’à un quartier à l’atmosphère très différente, fait de maisons de ville luxueuses et d’allées pavées, une vraie carte postale. Les résidents accusent la gare toute proche d’être responsable du vacarme et de rendre le quartier moins idyllique. La ligne de chemin de fer file jusqu’à Jersey City, accroissant l’afflux de voyageurs pendant la journée et d’adolescents dans les bars la nuit. D’après Dark Guardian, cela engendre un certain nombre de problèmes, parmi lesquels la prostitution et le trafic de drogues dans les parages.

Dark Guardian travaille toute la semaine comme professeur d’arts martiaux et Athame entraîne des chevaux.

Après avoir traversé quelques pâtés de maisons, Dark Guardian s’arrête brusquement et s’adosse contre le mur. Il penche la tête sur sa gauche, nous alertant Athame et moi de la présence d’un groupe de trois hommes frisant la cinquantaine. Ivres et débraillés, l’un d’eux tient une bouteille de whisky ouverte. Ils parlent, ou bien harcèlent – difficile d’en juger d’ici –, une serveuse assise seule sur une chaise en terrasse d’un restaurant. Nous observons la scène se dérouler pendant quelques minutes, avant que deux des hommes ne nous remarquent et s’approchent pour nous parler. « C’est un tatouage sur ton visage ? demande l’un d’eux, en parlant de la marque noire de Dark Guardian. – Non, c’est juste de la peinture faciale. Bonne soirée », répond-il avec calme et politesse. Ils semblent amusés et s’en vont, suivis par le troisième homme. Dark Guardian décide que nous ferions bien de les suivre un moment. Nous gardons nos distances et surveillons chacun de leurs gestes durant quelques minutes. Après avoir convenu qu’ils ne représentaient de menace pour personne, nous faisons route vers une autre partie du quartier. Patrouiller revient à beaucoup marcher, mais n’offre que peu d’action. Je demande à Athame depuis combien de temps elle fait ça, elle me répond que cela ne fait que deux mois. Je leur demande ensuite comment ils se sont rencontrés. Après un moment de silence, Dark Guardian me répond d’un air penaud : « Oh, eh bien, on sort ensemble, donc elle a décidé de participer… » Dark Guardian travaille toute la semaine comme professeur d’arts martiaux et Athame entraîne des chevaux. « C’est un bon moyen pour nous de passer du temps ensemble », explique-t-elle.

ulyces-darkguardian-03

Athame et Dark Guardian
Unis dans la vie et contre le crime
Crédits : Facebook

Nous continuons notre ronde dans la même zone, traversant d’autres pâtés de maison et d’autres avenues, dessinant continuellement des cercles autour du quartier. Nous ne rencontrons aucun criminel apparent, mais recevons beaucoup d’attention de la part des jeunes qui traînent dans les bars ou dans les rues. « Vous vous prenez pour Kick Ass ? » se moque un garçon, faisant référence au film de Matthew Vaughn sur un adolescent qui se trouve une vocation de justicier costumé. « Venez ici, laissez-moi vous regarder. » « Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous faites quoi les gars ? Je veux pas d’ennuis », s’inquiète un autre. « Nous sommes de vrais super-héros. Nous faisons des patrouilles de sécurité », leur répond invariablement Dark Guardian, gardant la tête froide. « Vous ne faites rien d’illégal, hein ? » demande une autre personne. « Non, on s’assure juste que personne ne soit en danger. On reste dans le coin. Passez une bonne soirée, et faites attention à vous », rétorque Dark Guardian avant de s’éloigner. Je lui demande si on l’a déjà menacé avec une arme. « Un gars m’a braqué avec son pistolet une fois, me raconte-t-il. Un autre a brisé une bouteille en verre et m’a menacé avec. Nous sommes menacés par de nombreuses personnes. Face au pistolet, nous n’avons pas bougé d’un pouce. Ils essayaient juste de nous effrayer en se donnant des airs. Après ça, ils sont partis, tout simplement. L’autre type était complètement fou, il avait quelque chose en tête. Je l’ai juste bloqué dans un coin en attendant que la police arrive. » A-t-il peur, quelques fois, lorsqu’il part en patrouille ? « Oui, je crois que c’est une réaction naturelle. Ça nous empêche de faire quelque chose de stupide. Mais dépasser nos peurs et nous confronter à ces personnes fait aussi partie des raisons pour lesquelles on fait ça. » Beaucoup de gens sont pleins de bonnes intentions, mais la peur d’être blessés les empêche généralement de prendre des risques. J’ai interrogé le Dr Rosenberg à ce sujet : comment quelqu’un comme Dark Guardian est-il capable de mettre cette peur de côté ? « Lorsque quelqu’un a peur de quelque chose, comme des araignées ou des ascenseurs, le meilleur traitement est l’exposition, c’est-à-dire la confrontation volontaire et systématique à la raison de cette peur. Certaines personnes, de par leur tempérament ou leur éducation, s’écartent de leur chemin habituel afin de se confronter à leurs peurs », m’a-t-elle répondu.

ulyces-darkguardian-06

« Un but »
Tatouage de Dark Guardian
Crédits : Facebook

Nous passons devant un bar de Christopher Street lorsque deux hommes d’environ 45 ans surgissent de l’intérieur. L’un d’eux hurle sur l’autre. Ils sont clairement ivres et ressemblent à un couple en train de se disputer. Le type devient agressif, il crie d’une voix aiguë, frappe contre le mur, descend la rue en courant et insulte l’autre homme. La dispute continue quelques pâtés de maisons plus bas et les deux hommes courent à travers la circulation. La foule se regroupe pour observer la scène, rendant la situation plus intense encore. Nous les suivons jusqu’à ce que le premier homme repousse brutalement le deuxième. C’est alors que Dark Guardian fait un pas en avant : « Allez, va-t-en, va-t-en maintenant », dit-il au plus calme des deux, en l’éloignant de là pendant que le premier homme continue de descendre la rue en hurlant. Nous le suivons afin de voir s’il va poser  problème. Mais après quelques mètres, il semble retrouver son calme et s’assied sur le trottoir : nous pouvons reprendre la marche.

Mission de routine

Rosenberg avance l’hypothèse que devenir un super-héros est une réponse à un traumatisme émotionnel. En psychologie, cette théorie est connue sous le nom de « croissance post-traumatique ». Elle soutient que la plupart des gens ayant vécu un traumatisme présentent ce phénomène, et non pas des troubles post-traumatiques. « Un traumatisme remet en question les croyances que nous avons sur le monde, sur notre propre sécurité, et sur la sécurité de toute personne normale. Au terme de ce processus, ils s’engagent souvent socialement et tentent de protéger les autres, essayant de trouver en quelque sorte une lumière dans un nuage sombre », analyse-t-elle. Elle cite comme exemple Bruce Wayne qui devient Batman après le décès de ses parents, mais également, en-dehors des comics, les Mothers Against Drunk Driving (les « Mères contre l’alcool au volant »). Je demande à Dark Guardian la raison pour laquelle il a commencé à faire cela.

ulyces-darkguardian-02

Vocation : super-héros
Crédits : Ali Hussain

« — J’ai fait des erreurs quand j’étais jeune, certaines choses dont je ne suis pas très fier, et ça, c’est un moyen pour moi de les réparer. Voir les gens faire certaines choses que j’ai pu faire moi-même en grandissant fait vraiment partie des raisons qui me poussent à le faire, répond-t-il. — Beaucoup de gens ont fait des erreurs. Beaucoup de gens ont reçu une éducation sévère, dis-je, mais peu d’entre eux sortent dans la rue pour devenir des super-héros. — En grandissant, comme la plupart des enfants, j’adorais les super-héros. Je les admirais, me confie-t-il. Je n’avais pas vraiment de figure masculine positive dans ma vie sur laquelle prendre exemple, et ce sont eux qui m’ont vraiment aidé. Ce n’est que longtemps après, vers mes 18 ans, que l’idée m’est venue. J’étais très impliqué dans les arts martiaux et dans leur enseignement, et je me demandais seulement pourquoi personne n’avait jamais essayé de faire dans la vie réelle ce qu’un super-héros ferait ? Comme la plupart des gens aujourd’hui, je me suis dit : “Allons regarder ça sur internet, pour voir s’il y a des informations à ce sujet ou si quelque chose dans ce genre a déjà lieu.” J’ai atterri sur un blog obscur, sur lequel des gens parlaient de cette idée. Pourquoi ne pas devenir plutôt un pompier ou un policier ? — Parce que c’était quelque chose de différent, quelque chose qui sortait de l’ordinaire, qui était hors des sentiers battus. Cela m’attirait vraiment. Et très peu de gens l’avaient fait auparavant. » Rosenberg explique qu’il y a deux catégories de vrais super-héros. Les premiers sont des hommes et des femmes qui accomplissent de bonnes actions dans des contextes peu risqués, ne mettant donc pas leur vie en péril. Les seconds sont de vrais justiciers qui tentent de prévenir des crimes sérieux. « Les vrais justiciers se sont confrontés à des obstacles importants et pensent que la police et le système de justice pénale les a laissés tomber. Cela fait partie des raisons qui les incitent à rendre justice eux-même, explique-t-elle. Ils souhaitent protéger les autres de ce qui leur est arrivé, et ne croient pas que la police en soit capable. »

Il va faire une ronde dans East Harlem, l’un des quartiers les plus dangereux de New York, et me propose de me joindre à lui.

« Comme la plupart des jeunes, je me cherchais un but à atteindre, un sens à ma vie, m’explique Dark Guardian. Je traînais avec la mauvaise graine, je faisais des graffitis, je vendais même de la drogue… J’ai fait de mauvaises choses. J’en suis arrivé à un certain point et j’ai pensé : “Tu sais quoi ? J’arrête.” Quand j’avais environ 18 ans, je me suis débarrassé de toutes les choses négatives autour de moi, et cela a vraiment rempli ce besoin que j’avais de me trouver une aventure à vivre, de trouver un sens et une direction à ma vie. Et là, tout s’est accéléré. » Nous patrouillons quelques heures de plus, mais tout est calme. Athame m’explique que le véritable objectif est d’être présent dans le quartier : « Les gens nous voient faire nos rondes plusieurs fois et ils savent que nous sommes dans le coin, cela les dissuade de passer à l’acte, dit-elle. Mais ce soir, la nuit est tranquille. » Vers deux heures du matin, Dark Guardian met fin à notre patrouille et nous nous séparons. Trois semaines passent avant que je n’ai de nouveau de ses nouvelles : il me dit qu’il va faire une ronde dans East Harlem, l’un des quartiers les plus dangereux de New York, et me propose de me joindre à lui.

~

Je le rejoins à minuit, devant un fast-food à l’angle de la 116e rue et de Lexington Avenue. Quelques minutes plus tard, Simon, un nouveau super-héros qui va participer ce soir à l’une de ses premières rondes se joint également à nous. Il porte le surnom de « Spectre ». Cette fois, Dark Guardian est habillé de façon subtile : il a revêtu une polaire noire sur son haut en polyester/élasthanne et il porte des jeans au lieu du survêtement noir. Il n’arbore plus non plus sa peinture noire faciale. Spectre, lui, porte un t-shirt et des pantalons noirs, parfaits pour se fondre dans la nuit.

ulyces-darkguardian-04

Dark Guardian et Spectre
Nuit de patrouille
Crédits : Facebook

Les trottoirs grouillent de gens et les voitures de police sillonnent régulièrement les rues, au pas. La seule rencontre notable que nous faisons est celle d’un homme d’âge mûr qui semble psychologiquement instable, peut-être sous l’effet de drogues. Il marmonne et harcèle les gens qui passent par là. Nous le surveillons pendant quelques minutes, jusqu’à ce qu’il s’éloigne. Nous nous dirigeons vers le nord du quartier, jusqu’à atteindre la 130e rue et la voie d’autoroute Franklin D. Roosevelt. Les rues sont désertes et le silence accroît l’impression de courir un danger. Dark Guardian semble pressé de trouver un conflit à résoudre dans le quartier. Nous en faisons le tour plusieurs fois, mais le silence n’est interrompu que lorsqu’une voiture aux vitres teintées le traverse. Après quelques minutes, nous arrivons devant le Harlem River Park. C’est un grand parc, pourvu de terrains découverts pour jouer au baseball ou au football américain. Il est clôturé par un grillage en fil de fer et de grandes lumières de stade, toutes éteintes, sont disposées autour. Les phares des voitures depuis l’autoroute et les lampadaires de la rue d’à côté sont les seules sources de lumière éclairant le parc. Nous apercevons un mouvement au-delà du parc, et Dark Guardian se dirige dans cette direction. Alors qu’on se rapproche du portillon d’entrée, deux personnes qui semblent être des prostituées transsexuelles s’en éloignent, uniquement vêtues de sous-vêtements noirs en dentelle, et montées sur des talons aiguilles. Dans le parc, des gens sont assis par terre ou sur des bancs. L’endroit n’est pas rassurant. « Allons vérifier », déclare Dark Guardian. Mon cœur se serre. Je ne me promènerais pas dans ce parc durant la journée, alors encore moins à une heure du matin… Mais malgré ma réticence, je ne proteste pas. Nous passons tous trois le portillon et commençons à marcher le long du chemin. Une quinzaine de personnes y sont éparpillées, à boire de la bière et fumer de l’herbe, ou d’autres substances peu recommandables. Un homme s’approche de nous, jette sa canette de bière au sol, marmonne quelques insultes à notre encontre et sort du parc en titubant. Nous continuons à marcher sur le chemin pavé jusqu’à atteindre la sortie du parc. Nous bifurquons pour passer sous la passerelle, parallèle à l’autoroute. Alors que nous dépassons l’angle, une forte odeur d’urine nous prend à la gorge, des sans-abris sont étendus sur le sol à quelques mètres de là. Nous poursuivons notre route et remarquons deux individus sur un banc. Nos regards sont attirés par un mouvement, mais il est impossible de distinguer ce qu’ils font dans la pénombre. Alors que nous nous rapprochons, nous discernons bientôt une silhouette pratiquer une fellation sauvage sur un homme. Alors que nous avançons vers eux, ils s’arrêtent et nous regardent fixement, dans un mélange de confusion et d’incertitude. « Allons, continuons d’avancer », dit prudemment Dark Guardian.

ulyces-darkguardian-07

Harlem
Un bus garé près du parc
Crédits : Russell Bernice

Nous les dépassons avant de traverser un terrain de basket bitumée, plongé dans l’obscurité. Rassemblé dans un angle,un groupe d’hommes nous fixent alors que nous sortons du parc. À ce moment-là, Dark Guardian compose le numéro du NYPD pour les informer de la présence de drogues et de prostitution dans le parc, et leur conseiller d’y envoyer des policiers. L’individu au téléphone confirme que des agents de police viendront faire un tour.

Frayeurs

Nous décidons à présent de retourner à l’endroit par où nous sommes entrés dans le parc. Plutôt que de le traverser de nouveau, nous descendons le trottoir qui longe l’autoroute, dépassons la passerelle, et croisons sur le chemin davantage de prostituées, en discussion avec leurs clients potentiels. Ils se séparent lorsqu’ils nous aperçoivent, comme si nous faisions partie de la police. Personne ne veut faire affaire lorsque trois hommes étrangers au quartier fouinent dans les environs. Nous reprenons notre marche, quand un homme sort soudainement du parc et se met à nous suivre. Nous avançons, il nous suit toujours. Chaque fois que je jette un regard par-dessus mon épaule, je le vois qui presse le pas pour nous rattraper. Nous décidons alors de quitter l’allée et nous passons à travers un petit carré de buissons sous un panneau d’affichage, afin de couper le parc dans sa largeur. Lorsque nous émergeons des buissons, l’homme a disparu. De retour à l’entrée du parc, nous escaladons une passerelle et tombons sur un homme étendu au sol. On dirait qu’il est mort. « Est-ce que ça va ? » lui demande Dark Guardian. Dans son délire, l’homme bégaye un semblant d’affirmation. « Il est sûrement drogué », en déduit Dark Guardian.

ulyces-darkguardian-08

Chris Pollack
Les super-héros aussi font des selfies
Crédits : Facebook

Nous arrivons au sommet de la passerelle, depuis laquelle nous avons une vue d’ensemble sur le parc. Nous restons debout à attendre l’arrivée police. Des gens entrent et sortent du parc, mais personne ne vient. Cela fait quinze minutes qu’on a appelé. Dark Guardian se tourne vers moi et me demande : « Pourquoi n’appellerais-tu pas toi la police ? Parfois, plus il y a de gens qui appellent, plus il y a de chances qu’ils se déplacent. » J’appelle le 911 et parle à un opérateur. Je lui raconte ce que nous avons vu et elle répond que des agents vont être envoyés sur place. Après quelques minutes à observer le paysage nocturne en silence, on entend un cri d’homme s’élever du parc : « Vous cherchez quoi, putain ? » Ne voyant personne, nous ne réagissons pas. Puis, quelques secondes plus tard, la même voix se remet à hurler : « Vous cherchez quoi, là, putain ? » Une silhouette finit par sortir de l’ombre. C’est un homme d’âge mûr, de forte constitution, qui porte des vêtements en lambeaux. Il nous pointe du doigt et se remet à crier : « Qu’est-ce que vous cherchez, putain ? » Il poursuit sa rengaine en se rapprochant de nous rapidement. En quelques secondes, il se jette sur la porte d’entrée pour l’ouvrir en rugissant, monte en courant les marches de la passerelle et le voilà debout face à nous. Il est accompagné de l’une des femmes transsexuelles. « — Qu’est-ce que vous foutez là ? Vous êtes flics ? demande-t-il. — Non, nous effectuons simplement une patrouille de sécurité, pour nous assurer que le quartier est sans danger, répond Dark Guardian. — Bien sûr, monsieur l’agent, casse-toi d’ici ! » Il ne croit pas une seconde au fait que nous ne soyons pas des flics, mais clairement, ça ne lui pose aucun problème. Il se tourne vers la femme et lui dit : « Eh bébé, retournes-y, tout va bien. » Je réalise qu’il doit être le proxénète. La dispute s’intensifie entre lui et Dark Guardian : « Pourquoi vous faites fuir le cash ? » hurle-t-il. Dark Guardian lui répond calmement que nous faisons juste des rondes dans le quartier. « Les lumières sont éteintes dans le parc, vous le savez putain ! Vous êtes pas au courant que vous ne devez pas venir ici ? » crie-t-il de plus belle. Dark Guardian et l’homme, qui hurle en agitant sa canne, poursuivent leur dispute. Car oui, il a une canne.

Je rappelle la police tout en m’éloignant et leur dit de rappliquer sur le champ, car nous sommes menacés.

Je jette de fréquents coups d’œil à Spectre, tentant de saisir chez lui une émotion quelconque. C’est en réalité sa première confrontation en tant que super-héros, tout comme moi. Nous sommes initiés ensemble et je me demande s’il est aussi inquiet pour nos vies que je ne le suis en cet instant. Mais il semble absent de la situation, c’est comme si l’homme énervé avec sa canne n’était pas là. Je me dis que la peur l’a peut-être laissé en état de choc. « Vous êtes mauvais pour Harlem, mauvais ! dit le proxénète. On vous a vus traverser le parc, faire le tour, nous surveiller… Vous n’avez rien à foutre ici. Je vais me débarrasser de vous, je vais me débarrasser de vous sur le champ, putain ! » Il attrape son téléphone et appelle quelqu’un : « Ouais A-K, y a des types qui foutent le bordel dans nos affaires. Ramène-toi et occupe-toi d’eux. Si tu regardes droit devant toi de là où tu es, tu me verras avec eux sur la passerelle. Débarrasse-toi d’eux. » C’est à ce moment-là que je pense : « C’est l’heure de partir. » Qui sait de quoi A-K est capable et jusqu’où il est capable d’aller pour « se débarrasser » de nous ? Je rappelle la police tout en m’éloignant et leur dit de rappliquer sur le champ, car nous sommes menacés. « — Qui vous menace ? me demande l’opérateur. — J’sais pas, des proxénètes et des prostituées. — Sont-ils armés ? — Pour le moment non, mais peut-être d’ici quelques minutes, quand A-K va arriver. — Très bien, j’envoie des agents de police. » Dark Guardian et Spectre m’emboîtent le pas, et tous trois nous dirigeons rapidement vers une ruelle qui s’avère être déserte. Je me dis que ce n’est sûrement pas le meilleur endroit où se trouver si A-K nous cherche en voiture. Quelques véhicules passent par là et nous nous attendons à tout moment à ce que le conducteur de l’un d’entre eux baisse sa fenêtre et nous braque un pistolet dessus. C’est peut-être juste mon imagination débordante qui parle, mais le danger me paraît réel.

ulyces-darkguardian-09

Vigilante
Crédits : Facebook

Nous nous accroupissons derrière des bus garés, et avançons ainsi silencieusement alors que nous nous dirigeons vers le bout de la rue. Nous faisons halte tous les quelques pas, nous assurant qu’aucune voiture ne descende la rue, avant d’avancer à nouveau. Dark Guardian nous propose de nous mettre du côté le plus proche de la route. Après plusieurs minutes, nous traversons un parking et rejoignons une rue principale. Quinze minutes plus tard, les policiers nous rappellent pour nous dire : « Nous sommes là, vous êtes où les gars ? » Quinze minutes plus tard… Nous pourrions avoir été tués, me dis-je. Au final, nous ne les verrons jamais. Après avoir rejoint une zone plus sûre, nous nous asseyons tous les trois, un peu secoués, pour parler de ce qui vient de se passer. Je demande à Dark Guardian ce qu’il compte faire pour le parc. « Le nettoyer va demander beaucoup de travail. Je vais débuter une campagne pour débarrasser le parc de la drogue et de la prostitution », répond-t-il avec détermination, et je n’ai aucun doute sur le fait qu’il le fera. « Je suis heureux d’être tombé dessus », ajoute-t-il après un moment. Je suis épuisé par la nuit de patrouille et j’ai du travail qui m’attend d’ici quelques heures, tout comme Dark Guardian. Je me suis toujours demandé pourquoi ces super-héros investissaient autant de leur temps libre et de leur énergie pour protéger une ville dont la population se moque d’eux sans vergogne. Pour ma part, je dormirai sur mes deux oreilles cette nuit, en sachant qu’il veille et me protège.


Traduit de l’anglais par Morgane Le Maistre d’après l’article « Secret Life of a Volunteer Superhero », paru dans Narratively. Couverture : Dark Guardian par RLSH.