NOUSPR

Irene Homveld s’interrompt tandis que la fourgonnette atteint l’extrémité de la route accidentée. Le véhicule entreprend la lente descente d’une colline escarpée, comme il y en a beaucoup au Rwanda. Après un moment, elle recommence à parler. « Ils ont vu et entendu énormément de choses, ils ont traversé des moments de stress incroyable », dit-elle. « J’aimerais voir comment ils vivent avec ça. » Homveld parle des survivants du génocide de 1994, un drame humanitaire considéré comme l’une des plus terribles tragédies du XXe siècle. L’orthophoniste néerlandaise de 55 ans a passé de longues vacances au Rwanda ces deux derniers mois, et elle retournera aux Pays-Bas dans quelques jours. Mais avant cela, elle veut vivre une dernière expérience mémorable.

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Dans la région de Kigali
Crédits : NOUSPR

Pour un peu plus de 30 euros, Homveld est accueillie dans un village situé à l’extérieur de Kigali, la capitale du Rwanda, pour passer la journée avec ses habitants qui luttent contre la maladie mentale. Le petit flyer au couleurs criardes indique que ces « séjours culturels » promettent de « goûter à la vie authentique du village », et recommandent aux visiteurs de porter « des vêtements confortables et de solides chaussures ». Homveld ne le sait pas encore, mais la journée qu’elle s’apprête à passer la journée servira à combattre l’exclusion sociale qui entoure fréquemment ici les maladies mentales. La prédominance de certains problèmes de santé mentale au Rwanda est bien au-dessus de la moyenne internationale. Près d’un million de gens ont été tués durant le génocide, et le massacre a eu un impact profond sur la santé psychique des Rwandais. Une étude nationale de 2009 a révélé que près de 80 % de la population adulte du pays avait été « exposée à des événements traumatiques », selon la définition du DSM-IV, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux aux États-Unis. Il a également été découvert que 28,5 % de la même population adulte souffrait de symptômes post-traumatiques. Les taux de schizophrénie sont par ailleurs extrêmement élevés. Le pays a fait d’énormes progrès économiques et sociaux durant les deux dernières décennies, mais les problèmes de santé mentale restent un enjeu majeur. Le système de santé fait de son mieux pour administrer des soins, mais il rencontre des obstacles, l’un des principaux étant ses ressources limitées. La stigmatisation qui accompagne les troubles psychiques ne fait qu’aggraver la situation. Les gens souffrant de maladies mentales sont souvent mis au ban de la communauté et sont la cible de discriminations ; par ailleurs, la plupart des traitements à disposition sont sous-utilisés.

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Des membres de l’association
Crédits : NOUSPR

Durant les vingt dernières années, différentes organisations ont été créées pour faire face à ces problèmes, parmi lesquelles NOUSPR (l’Organisation nationale des usagers et des survivants de la psychiatrie au Rwanda), l’organisme non-gouvernemental qui encadre le séjour culturel auquel participe Homveld. Depuis 2007, NOUSPR a recouru a des stratégies très variées pour combattre la stigmatisation et apporter une aide thérapeutique, dont certaines sont surprenantes.

Le message

Nous sommes en milieu de matinée quand Homveld et son interprète font halte devant une rangée de maisons, dans un village appelé Kinyinya. Deux femmes sont là pour les accueillir : Murekatete Shemus et Umotoniwase Divine, ou « Mutoni ». Elle travaillent pour Twizerane, une antenne locale de NOUSPR comptant 80 membres. Shemus noue une jupe traditionnelle kitenge autour des jeans de Homveld. Puis Mutoni l’accompagne à l’intérieur de sa maison, pour prendre le thé et faire les présentations. Homveld passera la journée avec les deux femmes. Shemus, qui est membre du conseil administratif de NOUSPR, raconte son histoire par le biais de l’interprète. Elle a perdu toute sa famille durant le génocide et a été enlevée par une femme qui la maltraitait. Les drogues et l’alcool n’ont fait qu’empirer la situation, jusqu’à ce qu’un jour elle fasse un coma. Elle a été placée sous traitement durant sept ans suite à cela. Elle a entendu parler de NOUSPR à la radio, et elle s’est décidée à rejoindre l’organisation. Elle ne prend plus de médicaments depuis. Une fois par semaine, elle rencontre d’autres membres de Twizerane pour participer à une thérapie de groupe et s’adonner à des activités artisanales.

Lorsqu’elle a vu sa fille aller si bien, la mère de la jeune femme a pleuré de joie.

Les 1 200 membres de NOUSPR sont répartis entre 14 groupes différents, à travers tout le pays. Ils se réunissent régulièrement pour partager leurs histoires et se soutenir mutuellement. Ils se rassemblent le plus souvent dans des espaces publics ou dans des maisons, mais certains gouverneurs locaux leur ont récemment alloué des salles au sein de bâtiments officiels pour se réunir. La plupart des groupes qui composent l’association ont également une visée économique : l’un fabrique du savon, un autre répare des machines à coudre ; les membres de Twizerane, pour leur part, tressent des paniers et fabriquent des colliers à partir de matériaux recyclés. NOUSPR prend la défense des personnes souffrant de n’importe quel trouble psychique. Son directeur exécutif, Sam Badege, explique que l’organisation est moins focalisée sur le traitement médical que sur l’intégration sociale et le bien-être des Rwandais victimes de « handicaps psychosociaux ». Ils préfèrent employer ce terme plutôt que celui de « maladie mentale », pour souligner le fait que le contexte social affecte profondément la santé psychique. « Nous pensons que c’est l’environnement qui handicape les gens », dit Badege. « Vous rencontrez des personnes vêtues de haillons, qui mangent dans les poubelles, qui dorment dans des vérandas. » Ce ne sont pas les symptômes d’une maladie, dit-il, et c’est bien davantage l’état d’esprit qui changent ces êtres humains « en épaves » qui est à incriminer selon lui. Au Rwanda, familles et villages excluent souvent les personnes souffrant de maladies mentales. On leur refuse des emplois et ils sont tenus à l’écart des événements sociaux. NOUSPR a recueilli il y a peu une jeune femme autiste qui vivait dans les rues depuis trois mois. Pendant des années, sa famille a abusé d’elle – physiquement et émotionnellement –, jusqu’à ce que le stress qu’elle endurait chaque jour soit devenu insupportable. NOUSPR l’a recueillie, l’a aidée à se remettre sur pied et, avec son consentement, l’a ramenée chez elle. Sa famille se montrait sceptique à l’idée de son retour, mais NOUSPR les a convaincus de la laisser revenir vivre parmi eux. Lorsqu’elle a vu sa fille aller si bien, la mère de la jeune femme a pleuré de joie.

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Sam Badege entouré du staff de NOUSPR
Crédits : NOUSPR

Après son retour au foyer, des éducateurs de NOUSPR ont commencé à lui rendre visite chaque semaine. Sous les yeux de sa famille, ils ont enseigné à la jeune femme les bases de la vie autonome, comment se laver et changer de vêtements. Beaucoup d’éducateurs ont rencontré des cas similaires de mauvais traitement et d’exclusion dans le passé. Une cinquantaine de familles ont essayé cette méthode et Badege estime que les deux tiers ont « bien reçu le message ».

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D’après le Dr Yvonne Kayiteshonga, responsable du département de Santé mentale du centre biomédical rwandais, l’un des grands défis du système de santé du pays est d’amener les famille à conduire leurs proches victimes de maladies mentales auprès des cliniques pour y recevoir des traitements. Les problèmes de santé mentale sont entourés de superstition et « portent malheur », explique Kayiteshonga. Lorsqu’un membre d’une famille est victime d’une telle maladie, il n’est pas rare que ses proches en concluent qu’il est possédé par des démons, ou que ses problèmes sont la cause d’actes malveillants commis par leurs ancêtres. Les gens atteints de troubles psychiques ont accès à l’assurance maladie universelle au Rwanda, mais certaines familles les excluent de leur couverture par honte. Malgré cela, le gouvernement a fait de nets progrès ces dernières années en matière de sensibilisation du public aux questions de santé mentale, et les traitements sont de plus en plus sollicités. Tous les 10 octobre, pour la Journée mondiale de la santé mentale, le Dr Kayetishonga, accompagnée d’un cadre supérieur de la Santé publique, voyage à travers le pays pour prendre part à des événements au cours desquels des personnes témoignent de leurs combats et de leurs victoires contre les maladies mentales. Ce jour-là, Kayetishonga dit que les visites dans les centres de soins connaissent généralement un pic.

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Le groupe Twizerane
Crédits : NOUSPR

L’autre grand défi à relever pour le Rwanda est de combler son manque de spécialistes de la santé mentale. Le pays ne compte actuellement que six psychiatres, même si ce nombre augmentera bientôt, après que l’école de médecine aura fini de former sa première promotion dans le domaine. Pour compenser le manque de psychiatres, le département de la Santé mentale forme environ 60 000 travailleurs de la santé aux bases des soins post-traumatiques et psychiatriques. Il y a également plusieurs psychologues cliniques au sein du personnel de l’hôpital universitaire. Malgré tout, Kayiteshonga affirme que « nous n’en sommes pas encore là où nous voudrions être. Il y a du chemin à faire. »

La situation s’améliore

Homveld accompagne ses hôtes jusqu’à un petit terrain adjacent à la maison de Mutoni. Là, elle récolte des haricots plantés quelques mois plus tôt par un autre groupe de visiteurs en séjour culturel. Après avoir fini de s’occuper des haricots, Homveld et d’autres membres du groupe portent des jerrycans jaunes jusqu’à une source non loin pour les remplir d’eau. Les gens des maisons voisines se montrent aux fenêtres ou sur leur palier pour les regarder passer. Des enfants se joignent au groupe et jettent à Homveld des regards curieux. Shemus fait une pause pour prendre des photos avec un petit appareil numérique. Après quoi elles retournent à la maison de Mutoni pour peler des pommes de terre et cuisiner les haricots.

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Hommes, femmes et enfants : tous participent
Crédits : NOUSPR

Après le repas, Mutoni explique à Homveld l’étendue de sa contribution à l’action de NOUSPR. Elle est en partie financière : son règlement de 30 euros permet à l’organisation de compléter son maigre budget. 83 personnes – Rwandais et étrangers confondus – ont participé aux 25 séjours culturels organisés par NOUSPR depuis que l’association a démarré le programme, en juin 2014. Il a rapporté près de 1 700 euros en tout. Mutoni explique ensuite la signification spéciale qu’ont les visiteurs étrangers dans le village. Quand son handicap psychosocial s’est déclaré, Mutoni a passé deux semaines à Ndera, l’hôpital psychiatrique, où elle a commencé à prendre des médicaments. Une fois dehors, sa famille l’a accueillie chez elle, mais les gens du voisinage parlaient entre eux et faisaient circuler des rumeurs à son sujet. Même après qu’elle a cessé de prendre des médicaments, qu’elle s’est mariée, qu’elle a eu des enfants et qu’elle a emménagé dans la maison où elle vit aujourd’hui, elle a constamment dû faire face à des humiliations. Les gens passaient près de chez elle en parlant de la « femme folle » qui vivait là. Mais les choses ont commencé à changer quand les abazungu, les étrangers comme Homveld, ont commencé à venir. Les étrangers jouissent d’un statut privilégié au Rwanda, explique Sam Badege ; statut que les séjours culturels mettent à profit. Quand les villageois voient des groupes d’étrangers passer du temps avec ceux qu’ils ont rejeté, ils réfléchissent à leur attitude, dit Badege. Hildegarde Mukasakindi est la gérante du programme pour la santé mentale de Partners in Health au Rwanda. Nombre d’associations à but non lucratif luttent contre le VIH, la tuberculose et le paludisme, mais peu se penchent sur les problèmes de santé mentale en raison du faible taux de demande. Partners in Health collabore avec Kayiteshonga et le département de la Santé mentale du pays pour former les travailleurs de la santé et pour faciliter l’accès aux soins dans le pays. Mukasakindi n’avait jamais entendu parler de NOUSPR, mais lorsque je lui explique ce que sont les séjours culturels, elle se montre enthousiaste. « Travailler ensemble est une bonne chose », dit-elle. « Quand les Rwandais travaillent étroitement avec les abugunzus, il n’en sort que du bon. »

Badege a bon espoir que le traitement des problèmes de santé mentale s’améliore au Rwanda.

Mes autres conversations avec des Rwandais travaillant dans ce petit milieu ont toutes abouti au même point : le soutien unanime des initiatives de NOUSPR et des séjours culturels. Sur le trajet du retour vers Kigali, un panier confectionné par Twizerane dans les mains, Homveld songe à la journée passée, qu’elle a globalement beaucoup appréciée. Elle n’est pas très à l’aise avec le fait d’avoir été instrumentalisée en tant qu’étrangère, même si les fins de l’association sont louables. Pour l’heure, les séjours culturels n’ont lieu que dans des localités proches de Kigali. Mais l’organisation grandit rapidement et Badege pense à mettre en place des séjours de plusieurs jours à l’avenir. Il est fier du programme : « De notre point de vue », dit-il, « c’est un outil incroyable. » Pour des raisons diverses – dont le succès des séjours fait partie –, Badege a bon espoir que le traitement des problèmes de santé mentale ainsi que leur acceptation culturelle connaissent une véritable amélioration au Rwanda dans les années à venir. Il est convaincu que l’époque où les gens atteints de ces maladies vivaient dans l’isolement le plus total sera bientôt révolue. Il souligne que les programmes de NOUSPR ne remplacent pas pour autant les traitements. Il s’agit d’une « approche douce », dit Badege de la méthodologie de l’organisation. Mais, ajoute-t-il, « elle est très sérieuse ».

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L’organisation grandit rapidement
Crédits : NOUSPR


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Rwandan group tackles mental illness through tourism », paru dans Al Jazeera. Couverture : Panorama rwandais, par NOUSPR.