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Tahrir

Le 25 janvier a dépassé mes attentes les plus folles. Quand je me suis levé après une brève nuit de sommeil, un rassemblement était déjà à l’œuvre dans mon quartier de Choubra. Tandis que je me préparais en hâte pour le rejoindre, je recevais des appels de militants venus de tout le pays, qui me disaient se rassembler dans la rue et avoir affaire aux policiers. Lorsque je suis tombé sur le rassemblement le plus proche, la rue était pleine de milliers de protestataires. Je regardais autour de moi avec émerveillement. Je militais depuis huit ans, et pourtant les rues étaient pleines d’hommes et de femmes que je n’avais jamais vu, et ils menaient les chants ! Alors que je libérais ma voix pour me joindre à eux, j’ai pensé pour moi-même : Mon Dieu ! Mais où étiez-vous ? Nous vous attendons depuis si longtemps !

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La place Tahrir, le 25 janvier 2012
Crédits : DR

Comme nous l’avions prévu, nous avons marché dans les quartiers du Caire pendant des heures, encourageant les spectateurs surpris à nous rejoindre. Lorsque nous sommes arrivés dans les rues principales, nous les avons remplies sans mal. Et tandis que nous approchions de la place Tahrir, nous étions bien assez nombreux pour faire face à la police. Des gens se joignant à notre rassemblement nous ont dit que la police avait bloqué le pont du 6 octobre, non loin de là, qui enjambait le Nil. Nous les avons entendus batailler pour empêcher le passage des manifestants dont les rassemblements avaient débuté dans les quartiers situés de l’autre côté du fleuve. Lorsque nous sommes arrivés sur la place Tahrir, c’était un véritable champ de bataille. Un nuage de gaz lacrymogènes s’était abattu sur la place, et je pouvais distinguer les silhouettes embrumées des militants qui affrontaient la marée noire de policiers qui leur faisait face. Autour de moi, peu de gens avaient déjà participé à une manifestation avant ça, sans même parler d’affrontements avec la police. Et malgré tout, ils chargeaient en criant. En se déversant sur la place, ils couraient sur 50 mètres jusqu’à la ligne de front en évitant les pierres et les bombes lacrymogènes qui pleuvaient sur nous. Je suis partisan d’un activisme non-violent, et je suis opposé aux tactiques de destruction des bâtiments publics ou au meurtre des forces de l’ordre. Pour autant, je refuse de recevoir sagement les coups des bras armés du gouvernement. Nous savions que nous devions nous défendre.

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Le grand jour
Crédits : Alex Mayyasi

Pendant deux heures, nous avons jeté des pierres à la police et riposté contre leurs tonfas, leurs bombes lacrymogènes et leurs canons à eau. Davantage de rassemblements nous ont rejoints et nous avons repoussé la police jusqu’à ce qu’ils sonnent la retraite et quittent la place. Nous avons laissé éclater notre joie et nous nous sommes regardés avec émerveillement. Avions-nous réellement vaincu l’État policier que nous craignions tant ?

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Les lecteurs qui s’intéressent à la politique du Moyen-Orient sont probablement surpris de me voir affirmer que la clé de notre succès a été l’exécution de ce plan de ralliement, et non l’Internet. Et c’est compréhensible : nous avons tenu ces plans secrets tandis que les journalistes ont eu facilement accès aux groupes Facebook. Mais les signes que je dis vrai sont là si vous savez où regarder. Le 25 janvier, les manifestants ne se sont pas rendus directement à la place Tahrir. À la place, ils ont formé des dizaines de rassemblements dans différents quartiers — des rassemblements auxquels Wael Ghonim a recommandé de se joindre via son groupe Facebook après qu’il a parlé avec des activistes de rue.

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Affrontements violents
Crédits : DR

Notre plan a fini par fuiter, et le 27 janvier, The Atlantic a publié un guide réalisé par l’un des nôtres. Le guide avertissait les Egyptiens qu’il fallait « faire circuler le plan en imprimant des emails et en ne faisant que des photocopies ! » car « Twitter et Facebook étaient surveillés. » En suivant ce plan, nous avons résolu le paradoxe de ces gens qui ne voulaient se joindre aux protestations que si elles semblaient importantes, à la manière de l’œuf et de la poule. Chaque rassemblement a attiré des milliers d’Egyptiens qui tous ensemble ont défait les forces de police et occupé les places centrales du Caire, d’Alexandrie, de Mahalla et d’autres villes. Nous avions l’attention du monde, et le mot révolution ne semblait plus absurde. Mais le succès n’était pas assuré pour autant. La nuit du 25 janvier, la police anti-émeute a attaqué, nous chassant de la place et m’arrêtant aux côtés de milliers de militants. J’ai été relâché trois jours plus tard, et durant les premières heures que j’ai passé à nouveau sur la place, je n’ai échappé à la mort que parce qu’un inconnu héroïque m’a mis à l’abri d’un tir de sniper.

Le 2 février, nous avons combattu des milliers de criminels payés par des membres du gouvernement pour nous faire quitter Tahrir. L’attaque était irréelle : des dizaines d’assaillants nous ont attaqués montés sur les chameaux que les touristes enfourchent généralement pour visiter les pyramides de Gizeh. Durant les deux jours où nous avons défendu la place, nous avons développé un système ingénieux : lorsque nous lancions des pierres sur les lampadaires, cela voulait dire que nous avions besoin de renforts. Chacun avait également un rôle spécifique à jouer. J’ai une santé fragile, aussi je m’occupais de casser les gravats pour en faire des munitions que les manifestants plus forts physiquement pouvaient jeter. Nous avons passé deux semaines dangereuses sur la place, et j’en ai aimé chaque seconde. Tahrir avait des airs d’utopie. Hommes d’affaires et mendiants conversaient ensemble. Des femmes en vêtements de créateur ramassaient les déchets. Les gens partageaient leurs sandwichs avec des étrangers et laissaient leurs portables à recharger sans surveillance. Lorsque les musulmans se rassemblaient pour prier, les chrétiens coptes les entouraient pour les protéger. Et  lorsque la place était attaquée, on courait vers le danger pour apporter notre aide. Nous étions tous égaux, généreux et courageux. C’était magnifique. C’est une chose difficile à décrire, mais l’énergie de Tahrir était l’opposé du règne de la loi du plus fort. À Tahrir, tout le monde savait que les tanks pouvaient surgir sans crier gare et tous nous tuer. Mais nous étions prêts à mourir pour une cause, alors à quoi bon se déchirer, mal agir ou ne pas nous comporter de la meilleure manière possible ? Je souhaite à tout le monde d’avoir l’occasion de ressentir une fois ce que nous avons ressenti le 11 février 2011, lorsque le président Hosni Moubarak a quitté ses fonctions et que nous avons tiré des feux d’artifice, chanté des chansons et peint tous les murs près de Tahrir aux couleurs du drapeau égyptien.

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Ahmed Salah après les événements

Le Caire → Washington

Dix ans après que je sois devenu un activiste, nous avions enfin une révolution. Mais ce n’était pas fini. Renverser le président Moubarak n’était que la partie émergée de l’iceberg. Quand il s’est résigné à partir, il a cédé son autorité au Conseil suprême des forces armées (SCAF), un groupe d’environ une vingtaine de généraux qui n’était convoqué qu’en temps de guerre ou d’urgence nationale. Ils ont immédiatement mis la Constitution en suspens et dissous le parlement, ce qui voulait dire qu’un groupe secret de généraux assureraient la « transition démocratique » par décret. Ces généraux n’étaient pas intéressés par le changement : ils étaient l’incarnation du système corrompu. Tous les présidents d’Egypte venaient de l’armée et avaient donné aux officiers de l’armée d’énormes privilèges. Une fois les généraux du SCAF au pouvoir, les mêmes forces de police qui nous avaient molesté pendant la révolution ont recommencé lorsque nous avons protesté contre les militaires. Les dissidents étaient emprisonnés sous le même régime de lois restrictif. Et les mêmes hommes d’affaires ont acheté les élections.

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Une voiture calcinée
Crédits : Ahmed Salah

Nous avons continué à protester pour que les généraux rendent le pouvoir au peuple, mais nous avons fait face à une répression plus intense que jamais. Les médias appartenant à l’État nous taxaient d’émeutiers et de fauteurs de troubles, alors même que la police anti-émeute avait tué des centaines de militants. Etant donné mon rôle de leader — particulier celui que j’avais tenu dans les discutions avec des diplomates et des hauts fonctionnaires américains, ce que Wikileaks a révélé publiquement en 2011 —, j’étais une cible de choix à la fois pour la sécurité de l’Etat et pour les médias. Des articles publiés dans de grands journaux faisaient de moi un traître payé par la CIA pour déstabiliser l’Egypte. Certains présentateurs télé disaient même que je devrais être accusé de trahison. Par une nuit calme sur la place Tahrir, j’ai échappé de justesse à une tentative d’assassinat. Un groupe d’hommes en civil m’ont étranglé et traîné jusqu’à une allée sombre en dehors de la place, où ils ont dégainé leurs couteaux. J’ai survécu uniquement parce que ma fiancée Mahitab a rassemblé un groupe de militants pour venir faire du bruit et m’arracher aux mains de mes agresseurs. Tous les militants n’ont pas eu autant de chance. Un ami à moi, Mohamed al Masry, a reçu des coups de téléphone d’un officier de police qui l’a mis en garde contre le fait de me fréquenter. C’était un homme ouvert d’esprit qui parlait plusieurs langues, et nous avons retrouvé son corps un jour dans le centre du Caire. Il avait reçu des coups de couteau, les mêmes auxquels j’avais échappé. Dans l’année qui a suivi la destitution de Moubarak, j’ai lentement accepté le fait que je devais quitter l’Egypte. J’avais un visa américain depuis que j’étais allé à Washington, D.C. pour rencontrer des politiciens, et j’ai décidé de prendre l’avion pour la capitale américaine. J’espérais seulement que les partisans de la démocratie parviendraient à réformer l’Egypte, et que je pourrais bientôt rentrer chez moi.

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Les adieux
Crédits : Ahmed Salah

J’ai passé mon dernier jour en Egypte le 25 janvier 2012. Je l’ai passé sur la place Tahrir avec Mahitab, à célébrer l’anniversaire de la révolution. Nous avons presque manqué notre avion car j’ai passé un temps fou à prendre des photos de pancartes de protestation bien tournées, d’enfants au visage couvert de peinture, et de grands drapeaux égyptiens avec les mots « Révolution du 25 janvier » brodés dessus. Quand Mahitab et moi sommes arrivés à Washington, nous avons été accueillis en héros, ou comme des dignitaires étrangers. Mes amis égyptiens qui travaillaient sur la politique du Moyen-Orient nous ont accueilli chez eux et m’ont aidé à naviguer entre les rendez-vous avec des journalistes, les hauts responsables du département d’Etat, et les membres du Congrès. À ce moment-là j’étais un habitué de la cafétéria du Congrès. Je prenais chaque fois la même chose : un café et la part de pizza la moins chère. Mahitab et moi avons donné des conférences à propos de la révolution dans une douzaine d’universités et sur des campements d’Occupy Wall Street. Le soutien de tous ces gens nous faisait chaud au cœur — ils nous encensaient et nous félicitaient tellement que nous en étions embarrassés. Nous avons tenté d’être clairs à propos du fait que l’Egypte n’était pas encore libre. Chaque nuit, je restais debout jusqu’à 5 h du matin pour parler sur Skype avec des militants. Nous discutions de politique et organisions des manifestations, des campagnes médiatiques et des événements concernant les réformes politiques que nous voulions voir advenir. Même si j’avais fui mon pays, je me sentais toujours égyptien et fier de me battre pour sa libération.

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Monument aux morts
Crédits : Alex Mayyasi

Mais tandis que les semaines devenaient des mois, le poids des milliers d’heures passées loin de chez moi et de la cause a commencé à me peser. J’attendais que les conditions s’améliorent en Egypte, mais ça n’a pas été le cas. Au cours de la première véritable élection présidentielle égyptienne, trois candidats se sont partagé les votes des démocrates égyptiens. Ils ont perdu, et le candidat des Frères musulmans a battu de peu un membre de l’armée. Mahitab est retournée au Caire sans moi. C’était un au revoir difficile, plein d’incertitude. Les élections étaient à l’image de la politique égyptienne depuis la révolution : une lutte farouche entre dictateurs militaires et fanatiques religieux. Et les Frères musulmans — dont les atours religieux, d’après moi, sont un cheval de Troie pour de la pure ambition politique — ont traité les militants aussi durement que les militaires. Le gouvernement et les médias ont continué de dire que j’étais un traître. Les arrestations, les interdictions de quitter le territoire et les morts revenaient de plus en plus fréquemment dans mes conversations Skype.

Trois mois après les élections, en septembre 2012, j’ai appelé Mahitab pour lui souhaiter un joyeux anniversaire. Elle m’a timidement fait part du fait qu’elle avait reçu des soins médicaux après une manifestation. Quand j’ai insisté pour qu’elle me dise ce qu’il s’était passé, elle m’a expliqué que la police anti-émeute avait attaqué les manifestants, poursuivi Mahitab jusque sur les bords du Nil, et qu’ils l’avaient ensuite frappé à coups de poings et à coups de pieds tandis qu’elle était à terre. Elle avait perdu la vue de son œil droit. Je restais sans voix. C’était abominable. Je me sentais impuissant, et j’avais envie de voir Mahitab. Mais je savais que je ne pouvais pas. En réalisant que mon exil d’Egypte serait probablement permanent, j’ai demandé l’asile politique.

Après des mois de purgatoire, j’ai acheté un billet d’avion pour San Francisco.

Cela signifiait que je devais affronter une autre réalité : je serais bientôt à court d’argent, et je ne pouvais pas travailler légalement avant de recevoir l’asile. À l’occasion, je me faisais un peu d’argent en donnant des cours d’arabe à des gens que je trouvais sur Craigslist. Mais même si je mangeais peu et que j’avais emménagé dans une petite chambre peu coûteuse dans le sous-sol d’une maison de Virginie (j’avais abusé trop longtemps de l’hospitalité de mes amis), j’ai commencé à m’inquiéter pour mes finances. L’attente de mon statut légal était plus douloureuse encore, car j’avais perdu ma détermination. Depuis que j’avais quitté l’Egypte des mois plus tôt, les journalistes sollicitaient rarement mon point de vue, et les politiciens refusaient poliment mes demandes de rencontre. Les membres du Congrès m’avaient dit que ma demande d’asile serait acceptée dans les 40 jours car j’avais risqué ma vie en parlant au Congrès en 2009. Au lieu de quoi ça a pris un an. Je n’étais plus d’actualité.

Les oubliés

J’étais en colère et déboussolé. Je ne vivais que pour mes appels ponctuels sur Skype avec des activistes. Le reste du temps, je restais dans ma chambre — le bus depuis la Virginie jusqu’à D.C. coûtait autant que ce que je dépensais en nourriture chaque jour. Dans ce sous-sol encombré, je passais des heures à lire et partager des actualités politiques sur Facebook. Je jouais souvent à des jeux sur ordinateur, juste pour m’occuper l’esprit. Les informations que je lisais étaient sombres. Le gouvernement des Frères musulmans recherchait le pouvoir de telle manière que nous craignions de voir notre pays devenir une théocratie à l’Iranienne. Le président a fini par adopter un décret qui plaçait ses actions hors de portée de n’importe quel tribunal égyptien, ce qui lui donnait presque un pouvoir absolu. Les manifestations organisées par Mahitab et les autres rencontraient une violente opposition.

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Lors d’une première visite à San Francisco
Crédits : Ahmed Salah

Après des mois de purgatoire, j’ai acheté un billet d’avion pour San Francisco. Les journaux égyptiens me taxaient toujours d’ « agent de la CIA » et je ne voulais pas leur donner plus de grain à moudre en vivant à Washington. J’ai choisi San Francisco car je savais que c’était un terreau fertile pour l’activisme — et j’ai pensé que j’aurais à faire face à moins de commentaires racistes à propos des Arabes et des musulmans en Californie. Lorsque j’essayais de justifier cette dépense, j’imaginais qu’à San Francisco je pourrais me construire une nouvelle vie en devenant ami avec des militants américains et en donnant des cours d’arabe aux gens. Mes amis d’Occupy Wall Street m’avaient même présenté à un membre du mouvement de San Francisco qui m’avait proposé de m’héberger chez lui. Mais lorsque je suis arrivé, j’ai dû me battre pour trouver l’énergie de faire des recherches sur Craigslist et de demander à des amis s’ils avaient entendu parler de la moindre opportunité. Je me sentais accablé par quelque chose de noir et de profond. La motivation n’était plus qu’un lointain souvenir, et lorsque je donnais un cours d’arabe ou que je rencontrais un ami ou un journaliste, quitter la maison me donnait l’impression de gravir une montagne. J’ai fini par aller consulter un médecin qui m’a diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique. Il comparait mon état à celui d’un soldat revenant de la guerre. Pendant la bataille, mon esprit fonctionnait sans mal malgré la prison, les batailles de rues durant les manifestations et la tentative d’assassinat. Mais à présent que j’avais quitté l’Egypte, il était écrasé sous le poids de la brutalité des événements.

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L’ambassade d’Égypte à Washington
Crédits : Ahmed Salah

Pendant que je tentais de me soigner, les Égyptiens souffraient encore davantage. En juin 2013, dix millions d’Égyptiens sont descendus dans les rues pour demander la démission de Mohamed Morsi, le membre des Frères musulmans qui avait été élu président. Il y avait encore plus de manifestants que lors des protestations contre Moubarak, et tandis que la possibilité d’une guerre civile a commencé à se dessiner, l’armée a arrêté Morsi et pris le contrôle du gouvernement. Les Égyptiens ont célébré la destitution d’un autre dirigeant autocrate, et je me suis joint prudemment à la liesse, félicitant Mahitab et les autres sur Skype. Mais la fête a été de courte durée. Quand les Frères musulmans ont occupé de grandes places en signe de protestation, l’armée les a massacrés. Les soldats se ruaient dans les campements et tiraient à balles réelles depuis des hélicoptères. Les journalistes décrivaient les gens qui couraient en portant des corps dans leurs bras, et Human Rights Watch a estimé que 1 000 hommes, femmes et enfants désarmés avaient trouvé la mort.

Après le massacre, j’ai cessé de rester éveillé tard avec les activistes sur Skype. Il était presque impossible de manifester, et le gouvernement abattait ou faisait « disparaître » quiconque le dénonçait. J’ai abandonné tout espoir de rentrer chez moi et j’ai regardé s’effondrer notre belle révolution. Le général en chef égyptien, Abdel Fattah el-Sisi, s’est présenté à l’élection présidentielle et a remporté 96 % des suffrages. Tous les journaux le soutenaient et le traitaient en héros. Des entreprises achetaient des espaces publicitaires pour soutenir sa candidature. La victoire de Sisi était tellement assurée que lui et le gouvernement se sont demandés comment gonfler le taux de participation. Mais peu d’Egyptiens sont allés voter. Notre nouveau gouvernement militaire a balayé d’autres accomplissements de la révolution.

En 2011, j’avais sauté de joie devant mon poste de télévision en voyant Moubarak, ses fils et les membres corrompus de son gouvernement passer devant le tribunal. En 2014 et 2015, je restais paralysé dans mon fauteuil en lisant que les juges avaient annulé les charges qui pesaient contre eux, ceux qui leur permettait de revenir à la politique. L’Egypte était devenue une parodie de dictature. Les soldats intervenaient sur les campus universitaires pour s’en prendre aux étudiants qui critiquaient le gouvernement. L’Etat a exécuté un militant que je connaissais : il était accusé d’avoir commis un crime qui s’était produit après son arrestation. Les politiciens libéraux ont quitté le pays, tout comme Bassem Youssef, le brillant satiriste. Tout ce que nous avions accompli pendant la révolution semblait glisser comme du sable entre mes doigts.

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Mes amis me demandent souvent ce que je vais faire maintenant que je ne peux plus retourner en Egypte. La vérité est que je n’en sais rien. Je suis perdu, et la seule raison pour laquelle je ne suis pas sans-abri est que des amis généreux m’ont offert d’habiter chez eux.

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La fleur du Mouvement du 6 avril
Crédits : Ahmed Salah

Cela me fait me sentir misérable et petit de devoir l’admettre après les années que j’ai passé à faire part de mes plans avec assurance à des activistes, des journalistes, des politiciens et des ambassadeurs. Mais ma pauvreté et mes problèmes de santé rendent toute planification à long-terme impossible. Mes ambitions sont plus modestes maintenant qu’elles ne l’étaient quand j’ai promis aux Egyptiens que nous pourrions libérer notre pays : je veux pouvoir rembourser mon découvert et louer ma propre chambre. Ça n’a pas été facile. Ma demande d’asile a fini par être acceptée, et il y a un an, j’ai trouvé un boulot. Un boulot difficile. Je travaillais à la réception d’un complexe de logements pour personnes seules dans le Tenderloin. Le job était payé au salaire minimum. Durant mes gardes, la police débarquait fréquemment pour consulter nos caméras de sécurité, qui ont filmé de nombreuses agressions et cambriolages. Un jour, un homme est entré dans l’immeuble, m’a pointé du doigt à travers la vitre et m’a fait signe que j’étais mort en laissant glisser son doigt sur son cou. Cela me rappelait l’Egypte de la pire des manières. Je repensais aux cadavres qui jonchaient la place Tahrir et aux hommes sortant leurs couteaux la nuit où Mahitab m’avait sauvé d’une mort certaine. Jusqu’à ma démission, ce boulot accentuait mon anxiété et la dépression liées à mon SSPT. Je n’ai pas retrouvé d’emploi depuis. Ma santé fragile rend difficile le simple fait de m’extirper du lit le matin.

Je vis à San Francisco depuis plus de trois ans, et je ne peux pas me plaindre. J’ai un endroit où vivre, et même si je suis endetté, j’ai réussi à gagner assez d’argent en enseignant l’arabe pour continuer. J’aime cette ville et le fait de pouvoir aller au bord de l’océan, même si cela me remplit de culpabilité. Je ne vois pas pourquoi je devrais vivre libre tandis que tant d’Egyptiens courageux souffrent. C’est du moins ce que je me dis quand je suis d’humeur magnanime. Mais je ne peux pas m’empêcher d’être amer car j’ai tout perdu. J’ai travaillé dur et souffert pour l’Egypte, et j’ai été contraint de fuir et de regarder impuissant le gouvernement détruire ma réputation. Je suis fier d’avoir joué un rôle important dans l’histoire, mais je sais que les gens qui ont un jour tenu des propos élogieux à mon égard m’ont depuis longtemps oublié, tout comme les journalistes et les historiens qui ont chroniqué la révolution. Je sais qu’il n’y a rien de personnel là-dedans. Les forces qui m’ont contraint à l’exil et à l’oubli sont les mêmes que celles contre lesquelles mon père m’avait mis en garde : la cruelle machinerie de la politique, l’avarice et les intérêts. ulyces-tahrirsanfrancisco-15 De temps à autre, je repense à mon père, et à tous les hommes et les femmes comme moi. Les gens qui se sont chèrement battus pour la liberté et qui ont presque changé le cours de l’histoire comme Gandhi ou Nelson Mandela, mais dont les efforts se sont avérés vains. Il doit y avoir beaucoup de gens qui ont joué un rôle dans l’histoire mais qu’elle a oublié. J’aimerais que les livres d’histoire les retiennent un peu plus longtemps, et qu’ils leur accordent un peu plus d’attention. J’aimerais savoir comment leurs histoires ont fini. J’aimerais savoir s’ils ont été heureux.


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret, Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « How I Went From Leading the Egyptian Revolution to Making Minimum Wage in San Francisco », paru dans Priceonomics. Couverture : Un mur du Caire pendant la révolution. (Alex Mayyasi)


CE CHANTEUR ÉGYPTIEN DOIT RESTER CÉLÈBRE POUR NE PAS SE FAIRE TUER

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Ramy Essam est devenu l’icône musicale de la Révolution égyptienne. Aujourd’hui exilé en Suède pour sa sécurité, il n’a qu’une idée en tête : revenir.

Nous sommes à Malmö en Suède et la nuit de mars est fraîche, mais Ramy Essam entrouvre la porte du balcon de son appartement au troisième pour laisser filtrer un peu de l’extérieur à l’intérieur. « J’aime entendre la rue. » À dire vrai, il n’y a pas grand chose à entendre en ce mercredi soir : le bruit des voitures passant sur la route glissante, le clic-clac des talons sur le trottoir, le croassement étrange de l’un des pigeons imposants qui vivent perchés en équilibre précaire sur les branches nues des arbres adjacents. « C’est tellement calme ici, pas comme en Égypte », dit-il en s’enfonçant dans son petit canapé brunâtre. « Quand je suis arrivé, j’ai habité pendant un temps dans un appartement situé dans un beau quartier, mais chaque fois que je jouais de la guitare, le voisin cognait contre le mur pour que j’arrête. Je n’ai pas l’habitude du calme. »

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Ramy chante place Tahrir
Crédits : Ramy Essam/Facebook

Il y a cinq ans, Essam, aujourd’hui âgé de 28 ans, était au centre de l’un des moments historiques les plus sonores qu’ait connu sa génération. Alors que des millions de personnes se rassemblaient au Caire sur la place Tahrir au début de l’année 2011 pour une occupation de 18 jours qui a mis fin aux trente années au pouvoir de Hosni Moubarak, Essam galvanisait les manifestants avec des hymnes révolutionnaires illustrant leur lutte commune et appelant à des changements qui, encore un mois auparavant, auraient été quasiment inconcevables. Accusé d’avoir troublé l’ordre public, il a été arrêté, interrogé et brutalement torturé. Mais il est aussi devenu célèbre, un symbole vivant de la révolution, en tenant un rôle de premier plan dans The Square, documentaire nommé aux Oscars en 2014, ainsi que dans un reportage du magazine d’information américain 60 Minutes, et en ralliant des milliers de fans à ses concerts. Quand l’armée, avec à sa tête le général et futur président Abdel Fattah al-Sisi, a repris le pouvoir en 2013 avec la volonté de réduire au silence la dissidence, Essam est devenu une cible évidente.

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