Au cœur de la République populaire autoproclamée de Donetsk (RPD), à la frontière orientale de l’Ukraine, des statues de Lénine décrépites montent la garde devant une mine de charbon vieille d’un siècle, souvenirs d’un ancien maître qui manifeste à nouveau son pouvoir. Le tintement d’une cloche signale la fin du travail pour l’équipe de nuit, et une cage chancelante ramène à la surface des travailleurs harassés, aux visages barbouillés de suie. Les mineurs clignent des yeux devant la lumière du jour qui les aveugle soudainement. « Ces hommes travaillent enfin honnêtement », me dit Andrei Popovchenko, l’ingénieur en chef de la mine. « Sous le gouvernement ukrainien, c’était le règne de la corruption et de l’illégalité. Les impôts étaient détournés. » Je visite alors la mine Oudarnik, à Snijne, une ville minière située à l’est de Donetsk, tout près de la frontière russe.

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Les masques des mineurs
Crédits : Amie Ferris-Rotman

Plus d’un an après le début de la guerre entre les forces loyales au gouvernement de Kiev et les rebelles pro-russes de l’est du pays, Oudarnik a perdu la moitié de ses employés, autrefois au nombre de 460. Le nom de la mine signifie « travailleur de choc », un titre prestigieux hérité de l’époque stalinienne, qui était décerné aux employés dont la production excédait le quota. Beaucoup de mineurs ont fui les violences, alors que douze d’entre eux sont partis combattre aux côtés des rebelles, selon Popovchenko. « Nous gardons leur place au chaud, comme à des femmes en congé maternité », commente-t-il avec un rire malicieux. La modeste production mensuelle d’Oudarnik, 3 700 tonnes de charbon, sera vendue à l’intérieur de la RPD. « Pourquoi vendre à l’Ukraine alors que nous devons aider les nôtres ? » demande-t-il. Au grand dam des autorités de Kiev, l’Ukraine reçoit encore l’essentiel de son charbon – une ressource nécessaire à la production d’environ 40 % de l’électricité du pays – de la région est du pays, aux mains des rebelles. La division entre ce que les habitants originaires de la région de Donetsk appellent désormais « l’Ukraine » et leur micro-État, la RPD, créé par les séparatistes en mai dernier, semble s’être renforcée même si personne ne l’a encore officiellement reconnu. Les zones tenues par les rebelles, où vivaient avant la guerre environ 4,5 millions de personnes, souffrent toujours de la décision prise par le gouvernement ukrainien en novembre dernier de suspendre le paiement des retraites et des services publics dans la région. Le gouffre semble s’être creusé encore davantage en juillet dernier, quand le parlement ukrainien a modifié la Constitution pour transférer davantage de pouvoirs du gouvernement central vers les régions de l’est – partie d’un accord de cessez-le-feu signé en février à Minsk. Mais à l’est de l’Ukraine, cette mesure de décentralisation a paru presque hors sujet.

Pochta

Pour atteindre la région de Donetsk à partir de Kiev, il faut effectuer un long trajet en train, suivi de plusieurs heures de route traversant cinq checkpoints lourdement armés, pour finalement passer la ligne de front – qui fait aussi office de frontière entre l’Ukraine et la RPD. Dans ce qui apparaît comme une reconnaissance tacite de cette frontière, les douaniers ukrainiens tamponnent les passeports des étrangers quittant le territoire sous contrôle ukrainien, y laissant un carré d’encre violette. Selon le colonel Andrij Lysenko, porte-parole de l’armée ukrainienne, il s’agit là d’une mesure temporaire visant à assurer la sécurité. Malgré la présence de la police rebelle dans les rues de Donetsk, on ne sait pas réellement quelle loi y est appliquée, et les gens ont les nerfs à vif. Un couvre-feu a été instauré dans toute la région à partir de onze heures du soir. En dépit du cessez-le-feu signé entre les dirigeants de la Russie, de l’Ukraine, de la France et de l’Allemagne (le deuxième depuis le début du conflit, après que le premier a échoué peu après avoir été conclu en septembre 2014), les combats se poursuivent dans une guerre qui a coûté la vie à plus de 7 000 civils et 1 675 soldats ukrainiens au cours des seize mois passés. On ignore le nombre exact de rebelles tués.

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Un poster de Staline dans le centre de Donetsk
Crédits : Amie Ferris-Rotman

À travers toute la République populaire de Donetsk, les traces de l’Ukraine sont minutieusement effacées. La plupart des entreprises ukrainiennes qui se trouvaient le long des boulevards plantés de bouleaux sombrent dans l’oubli : les magasins sont fermés, les écrans des distributeurs de billets et les cabines vendant des cartes de téléphone, qui n’ont pas été touchés depuis des mois, sont recouverts d’une épaisse couche de poussière. Beaucoup d’entreprises étrangères ont dû se retirer du pays pour des raisons de sécurité. Sur les boîtes aux lettres jaunes de la ville, le mot ukrainien qui désigne la poste, poshta, a été grossièrement remplacé au marqueur par le mot russe pochta, une unique lettre comme symbole de la scission. Les plaques d’immatriculation de la RPD remplacent progressivement les plaques ukrainiennes. Le rouble, qui rend hommage au tsar Pierre le Grand et au théâtre du Bolchoi de Moscou, est omniprésent ; il prend rapidement le pas sur la monnaie ukrainienne, la hryvnia, où figure la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev. Sur un vaste marché extérieur couvert, roubles et hryvnia s’échangent rapidement, tandis que les commerçants calculent à toute vitesse dans leur tête. « En vérité, je préfère le rouble », affirme avec enthousiasme Natalia, une marchande de 47 ans qui vend des lacets de chaussures et des accessoires de coiffure. « J’espère que nous passerons bientôt au rouble, car nous ne ferons plus jamais partie de l’Ukraine. » Alexandre Khodakovski, commandant rebelle et ancien ministre de la Sécurité intérieure de la RPD, estime que le rouble est désormais utilisé dans 80 % des transactions de la région. « Nous ne nous faisons aucune illusion sur la Russie. Nous savons qu’elle a beaucoup de problèmes, mais c’est aussi notre pays », me dit-il dans son vaste bureau aux murs décorés d’icônes de saints russes orthodoxes. Sur son large bureau est posée une statuette de Félix Dzerjinski, le fondateur de la police secrète soviétique qui allait devenir le KGB. Près de la pièce, au dernier des onze étages du siège du gouvernement autoproclamé, flotte le drapeau noir, bleu et rouge de la RPD, aux côtés du drapeau russe. Un graffiti s’étale sur le ciment d’un pan de l’immeuble : « Russie ». Le gouvernement russe dément de façon constante toute implication militaire en Ukraine, et affirme que les soldats russes qui se trouvent sur le territoire tenu par les rebelles sont simplement des « volontaires ».

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Les roubles de la Nouvelle-Russie

made in Russia

La Russie est partout, l’Ukraine nulle part, et le protecteur peu subtil de Donetsk se manifeste de façon à la fois banale et étrange. Dans l’un des plus gros supermarchés de la ville, on peut encore voir des fragments de l’ancienne vie du magasin. C’était autrefois une succursale d’ATB, la plus importante chaîne d’Ukraine. Aujourd’hui, il s’appelle simplement « épicerie » (gastronom en russe), bien que le logo d’ATB soit toujours visible sur les chariots. La majorité des produits alimentaires vendus sont russes. Sur les 37 types de beurre disponibles, deux seulement sont ukrainiens. En raison de craintes en matière de sécurité et d’une attente de parfois plusieurs jours aux checkpoints, beaucoup de produits ukrainiens ne parviennent pas jusque dans l’est rebelle – y compris la région de Lougansk, qui, avec Donetsk, forment ce que les séparatistes appellent « Novorossia » (la Nouvelle-Russie) – et ses habitants se plaignent d’un blocus punitif.

« Cette guerre affecte les citoyens tranquilles plus que quiconque. »

Les stations-service qui appartiennent à des compagnies ukrainiennes comme Parallel ont fermé, tandis que d’autres, portant la marque de Shell ou BP, fonctionnent toujours, quoique sous le nom de ROS-OIL, écrit en lettre noires sur un cercle aux couleurs du drapeau russe. « Nous assistons à la nationalisation (ou quasi-nationalisation) des marques locales, qui remplacent les entreprises internationales qui ne fonctionnent plus à cause de l’absence de sécurité », m’explique à Kiev Taras Kachka, qui dirige l’organisation non-gouvernementale Ukraine Reforms Communications Taskforce, ajoutant que ce processus est mené sous les auspices de la RPD, mais non sans une aide de la part de la Russie. À la place du Cola-Cola, on trouve du « vrai Cola », dont le conditionnement et le goût sont presque identiques à l’original américain, mais avec le drapeau de la Nouvelle-Russie sur le côté et l’indication made in Russia. La nostalgie de l’Union soviétique s’exprime de manière comique : de larges affiches de Staline encadrées parsèment le centre-ville, une démonstration organisée par l’association Livre Blanc, qui a été créée pour « aider les victimes des activités criminelles liées au régime de Kiev », d’après son site internet. Un projet de film web du ministère de la Culture des séparatistes, intitulé La Flèche du destin, raconte l’histoire d’un rebelle de la RPD, conducteur de tank, qui réussit à séduire une blonde vêtue d’une tenue tout droit sortie des années 1950 (jupe ample et chemisier boutonné jusqu’au col) dans un récit qui rappelle l’avalanche de films produits après-guerre par la machine de propagande soviétique.

La chocolaterie

Les Russes aident même la population de Donetsk à identifier ses morts. Dans la morgue débordée de la ville, où flotte une odeur âcre, des corps cireux à moitié nus sont répartis dans des salles non-réfrigérées. Son directeur, Dmitri Kalashnikov, me parle des projets de construction d’un laboratoire de tests ADN tout près. La morgue, dit-il, doit envoyer les corps non-identifiés à Dnepropetrovk, où se trouve le laboratoire de tests ADN le plus proche, de l’autre côté de la frontière en territoire ukrainien. « Cela sera beaucoup plus facile et plus rapide quand nous pourrons identifier les corps ici », observe Kalashnikov, en ajoutant que les « experts russes » qui se trouvent derrière le projet de laboratoire ADN arriveront avant l’automne.

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Dans les ruines de l’aéroport international de Donetsk, en juin dernier

Kalashnikov, qui dirigeait la morgue avant que la guerre n’éclate, est visiblement épuisé, le visage marqué par la souffrance. Il a vu des centaines de corps sans nom passer par la morgue. Le président ukrainien Petro Poroshenko estime que mille civils ont disparu à l’est, mais selon Kalashnikov, leur nombre est « beaucoup, beaucoup plus élevé ». Quand nous pénétrons dans la cour tachée de lumière de la morgue, deux camions blancs garés tout près, qui réfrigèrent des corps, ronronnent tranquillement.

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Parmi les rares produits qui atteignent Donetsk, on trouve les colis gratuits de produits alimentaires de base destinés aux centaines de milliers de retraités, aux invalides et aux jeunes familles qui ont perdu tout soutien quand le gouvernement ukrainien a décidé de fermer les banques et les services de la région. Récemment, par une matinée torride, une procession de parents s’est rendue au stade de football local pour une distribution gratuite de nourriture pour bébé. Avec 52 000 places vides en permanence, l’élégant Donbass Arena, qui a accueilli la demi-finale de l’Euro 2012, témoigne de la plus importante guerre en Europe depuis le conflit des Balkans dans les années 1990. Des lettres capitales orange signalent ce qui fut la « boutique pour fans » du stade. Entre les murs nus de celle-ci, des bénévoles s’affairent pour décharger des sacs de purée de fruit, de lait en poudre, de pâtes, d’huile, de farine et de sucre. « Je doute que la situation alimentaire s’améliore rapidement », déclare Nadejda, une femme au foyer brune de 29 ans, alors qu’elle reçoit un colis pour sa petite fille. La nourriture est fournie par la branche caritative de la Fondation Rinat Akhmetov, qui porte le nom de son créateur, l’homme le plus riche d’Ukraine. C’est lui-même qui, en natif de Donetsk, a fait construire le stade pour 425 millions de dollars il y a six ans. Olga Tseselskaya, une bénévole, estime que la Fondation nourrit environ un demi-million de personnes dans les régions de Donetsk et de Lougansk. Pour elle, « cette guerre affecte les citoyens tranquilles plus que quiconque. Avec le renforcement des contrôles aux frontières, nous n’avons d’autre choix que de leur apporter notre aide. »

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La police de la RPD

Derrière le théâtre gris et majestueux de la ville se trouve une succursale de la chocolaterie de Lviv, un foyer de résistance tranquille. Il fait partie d’une chaîne de magasins présente dans tout le pays et originaire de Lviv, à l’ouest d’ici. L’entreprise impose à ses employés de servir les clients en ukrainien, ce qui choque quelque peu dans une ville où les rebelles armés arpentent les rues. « Beaucoup de gens en ville sont étonnés que nous soyons toujours là, mais nous sommes contents de travailler ici », me confie une responsable, parlant sous condition d’anonymat. Elle raconte que les livraisons proviennent de la fabrique de chocolat de Lviv et subissent parfois des retards de plusieurs semaines. Le vide des étalages à l’entrée, d’ordinaire garnis d’un assortiment de truffes fraîchement confectionnées, est criant. Mais des chaussures à talon et des ours en chocolat au lait sont emballés et prêts à la vente. Il y a autre chose qui cloche. Les cafés de Kiev proposent un produit qu’on ne voit pas à Donetsk : des figurines en chocolat représentant Vladimir Poutine en treillis, un bras derrière le dos, serrant  dans sa main dissimulée une grenade comestible.


Traduit de l’anglais par Karine Laguerre d’après l’article « How to Disappear a Country », paru dans The Atlantic. Couverture : Une statue de Lénine devant le drapeau de la RPD, par Amie Ferris-Rotman.