Dans son bureau tout en dorures de l’Élysée, Emmanuel Macron retire sa veste, comme un chirurgien tombe la blouse. En bras de chemise, assis sur un canapé, il donne son diagnostic avec sang-froid. Le Président a l’habitude des cas compliqués. « Nous vivons la mort cérébrale de l’OTAN », lâche-t-il sans détour. « Il n’y a aucune coordination ou prise de décision stratégique commune entre les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN. Aucune. On assiste à une agression non-coordonnée d’un allié de l’OTAN, la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu. »

En s’ouvrant aux journalistes de The Economist ce lundi 21 octobre, Macron songe à ces centaines de véhicules américains qui ont traversé la frontière irakienne, le jour-même, pour laisser le champ libre à Ankara en Syrie. Une dizaine de jours plus tôt, Donald Trump a lâché les forces kurdes, auxquelles il doit pourtant le recul de l’État islamique. La Turquie en a profité pour contrôler la zone en coordination avec la Russie. Ainsi a-t-il poussé la deuxième armée de l’OTAN vers Moscou, au grand désarroi de tous ses autres membres.

En l’état, Macron ignore donc si l’article 5 du traité de l’Atlantique nord, en vertu duquel un membre attaqué sera secouru par les autres, fonctionne encore. « Cela ne fonctionne qu’à condition que le garant de dernier recours se comporte comme tel », poursuit-il dans l’interview publiée le 7 novembre. « Je dirais que nous devons réviser ce qu’est l’OTAN à la lumière de l’investissement des États-Unis. » Or précisément, Washington « nous tourne le dos », regrette-t-il. C’est pourquoi l’Europe doit prendre son destin en main et se donner une capacité militaire propre.

Dans une tribune publiée par Foreign Policy en septembre, le professeur de l’US ArmyWar College Azim Ibrahim prévient que « l’Europe est prête pour sa propre armée ». Prenant acte d’un ordre international en « recomposition », Emmanuel Macron appelait un mois plus tôt à la création d’une « architecture de sécurité et de confiance entre l’Union européenne et la Russie ». Sa sortie plus récente sur la « mort cérébrale de l’OTAN » laisse croire à Jean-Paul Perruche, général de corps d’armée et ancien directeur général de l’état-major militaire de l’Union européenne que « l’armée européenne pourra se faire », comme il l’a confié à La Croix.

Cela fait d’ailleurs plusieurs mois que Macron prépare sa mise en place et ébauche son infrastructure, bien aidé par le comportement erratique de Donald Trump et sa volonté de retirer les troupes américaines d’autant de terrains d’opération que possible.

Un grand uniforme

Macron et Trump se sont d’abord confrontés physiquement. Jeudi 25 mai 2017, à Bruxelles, leur poignée de main s’est transformée en bras de fer. L’attitude du président américain au sommet de l’OTAN organisé dans la capitale belge a aussi fait réagir Angela Merkel. En écartant fièrement le Premier ministre monténégrin de son chemin, Trump a paru s’aliéner Berlin et, partant, toute l’Europe. « Les temps où nous pouvions totalement nous reposer sur d’autres sont en partie révolus. Je l’ai vécu ces derniers jours », a déclaré la chancelière allemande trois jours plus tard. « Nous, les Européens, devons prendre notre destin en main. »

Crédits : AP

En réponse à la volonté américaine de se désengager de l’OTAN, jugée « obsolète » par le milliardaire, l’Allemagne a ces dernières années augmenté son budget militaire. « Bien sûr, nous devons rester amis avec les États-Unis, le Royaume-Uni, en bons voisins, là où cela est possible, ainsi qu’avec la Russie », a ajouté Mme Merkel. « Mais nous devons le savoir : nous devons lutter nous-mêmes, en tant qu’Européens, pour notre avenir et notre destin. » En d’autres termes, la distance prise par Washington et la perspective du Brexit donnent à Bruxelles toutes les raisons de prendre en charge sa défense.

Un pas en ce sens a été fait le mercredi 15 février 2017. Pour signer un accord militaire, la ministre allemande des Affaires étrangères,Ursula von der Leyen, arborait une veste rose à glissière assortie d’un large sourire. Dans leurs costumes bleu marine, ses homologues tchèque et roumain n’étaient pas moins rayonnants. Malgré cet effort de présentation, la rencontre organisée au sein des bureaux bruxellois de l’OTAN n’a pas fait grand bruit. Sans doute la manœuvre est-elle encore timide. Mais en prenant le commandement de soldats étrangers, Berlin ouvre la voie à une armée européenne. Déjà rejointe par deux brigades néerlandaises un an auparavant, la Bundeswehr s’affirme peu à peu comme un étonnant porte-drapeau de la défense continentale. Dans une tribune publiée au lendemain de l’accord, Mme Von der Leyen annonçait une nouvelle augmentation d’un budget militaire supérieur à celui de la France depuis 2013. Doté des plus gros moyens de déploiement d’Europe, Paris semble tout autant favorable à la constitution d’une force communautaire, a fortiori depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à la présidence.

Le 17 mai, l’eurodéputée Sylvie Goulard a troqué le tailleur rose clair qu’elle portait souvent à la télévision pour un uniforme de ministre des Armées. (Elle a démissionné en juin). À peine 24 heures après la nomination de cette fédéraliste convaincue, l’agence Reuters révélait qu’un fonds destiné aux projets militaires communs était à l’étude. En plus des 400 millions d’euros que la commission européenne va proposer d’engager pour du matériel d’ici 2020, 19 pays du Vieux Continent discuteront d’un mécanisme financier adapté à partir de juin. Opposante historique à cette coopération, la Grande-Bretagne n’en fait pas partie. Depuis que les Anglais ont voté en faveur du Brexit, plus rien ne paraît s’opposer à la création d’une armée européenne.

Sylvie Goulard, ministre des Armées
Crédits : Niccolò Caranti

Les habits neufs du couple franco-allemand pourraient servir de modèle à un treillis portant les 12 étoiles dorées sur fond bleu. Favorable à « des États-Unis d’Europe », Mme Von der Leyen estime que les 28 « se sont trop reposés sur les grandes épaules américaines » et que l’attente envers ce dessein, jadis « paralysé » par la Grande-Bretagne, est « plus grande que jamais ». Quant à Mme Goulard, elle a exprimé sa volonté de « faire avancer le projet de défense européen » dès sa première prise de parole officielle : « Certains éléments existent déjà. D’autres sont à concevoir et développer afin de mieux assurer, en ces temps d’interdépendance, la sécurité de notre pays. Dans cet effort, le travail avec l’Allemagne sera décisif. »

Tout au plus, une position concertée apparaît nécessaire tant pour gérer des problèmes transversaux tels que le terrorisme ou la crise des réfugiés que pour faire face aux conflits qui les engendrent au Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne. Mais cela ne suffirait pas, à en croire Jean-Claude Juncker. « Nous avons besoin de davantage de sécurité en Europe et je ne parle pas seulement de la lutte antiterroriste », plaidait le président de la Commission européenne le 9 novembre 2016. Il était allé plus loin en mars 2015 : « Une armée commune ferait comprendre à la Russie que nous sommes sérieux quand il s’agit de défendre les valeurs de l’Union. Une telle armée nous aiderait à mettre au point une politique étrangère et de sécurité commune. » Plus discrète, la responsable des Affaires étrangères de l’UE, Federica Mogherini, planche sur une « Global Strategy ». Si la Russie est assimilée à une menace par Bruxelles, c’est que certains membres craignent de voir le scénario ukrainien se répéter chez eux, à savoir une annexion pareille à celle de la Crimée en 2014. Or, d’une part les États-Unis ont répété qu’ils voulaient réduire leur engagement dans l’OTAN, d’autre part « le format de dialogue y est compliqué car il s’agit historiquement d’une alliance anti-russe », explique

Guillaume de Rougé, professeur en recherche stratégique à la Sorbonne. Afin de dissiper leur inquiétude, les pays baltes ont donc tout intérêt à faire émerger une diplomatie européenne forte, adossée à une capacité militaire. Même des dirigeants nationalistes tels que Premier ministre hongrois Viktor Orban y sont favorable. « Il faut que l’UE se concentre en priorité sur les affaires de sécurité, et nous pouvons commencer à envisager la création d’une armée européenne commune », a-t-il déclaré en août 2016.

Du sur-mesure

Dans ce combat, la Hongrie peut compter sur ses alliés du groupe de Visegrad. Le président du gouvernement tchèque, Bohuslav Sobotka, estime que l’UE « devrait entamer une discussion sur la création d’une armée européenne commune », tandis que le Premier ministre slovaque, Robert Fico, affirme qu’elle « devrait se renforcer en tant qu’acteur global ». Quant à la Pologne, elle « n’est pas contre le développement des capacités militaires européennes, à condition qu’il n’y ait pas de dissonances avec l’OTAN », d’après son ministre aux Affaires européennes, Konrad Szymański. L’accord passé entre l’Allemagne, la Roumanie et la République tchèque sous l’égide de l’OTAN prouve que ce n’est pas exclusif. Il correspond à la doctrine du Framework Nations Concept. Élaborée par Berlin dans le cadre de l’alliance, celle-ci préconise l’intégration de petites armées au sein de forces multinationales dirigées par un grand pays.

En mars 2017, François Hollande paraissait y souscrire : « Je propose une coopération structurée pour fédérer les pays qui veulent aller beaucoup plus loin » en matière de défense, a déclaré l’ancien chef d’Etat français. « Le Royaume-Uni, même en dehors de l’UE, doit y être associé. » Davantage résigné au retrait britannique, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense italiens y voient une opportunité. « Si la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) nous prive d’un État membre doté de capacités militaires remarquables », écrivaient Paolo Gentiloni et Roberta Pinotti en novembre 2016, « il n’en reste pas moins qu’elle ouvre de nouvelles perspectives pour la défense commune. Sa relance nous permettrait non seulement de renforcer notre capacité opérationnelle dans les zones de crise et dans la lutte contre le terrorisme, et d’augmenter l’efficacité de nos ressources, mais également d’obtenir un impact politique important, en soulignant notre volonté d’appuyer concrètement le projet d’intégration. »

Leur solution passerait par une force européenne multinationale et non une armée européenne à proprement parler. L’ensemble des effectifs ne se retrouveraient donc pas placés sous la responsabilité d’un seul état-major mais une structure de commandement, de décision et un budget communs seraient mis en place. Elle pourrait remplir des missions en lien avec l’OTAN ou les Nations unies.

Crédits : Danilo Krstanovic/Reuters

Jusqu’à présent, cette perspective rendait sceptiques les pays du continent dont la diplomatie se veut traditionnellement « neutre » tels que l’Autriche, l’Irlande ou la Suède. La position de cette dernière est toutefois en train d’évoluer. Guère rassurée par les interventions de l’armée russe à l’étranger, Stockholm a signé un accord de partenariat avec l’OTAN en mai 2016. Une adhésion engendrerait « des mesures militaro-techniques aux frontières septentrionales », a réagi le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov. Après avoir dévoilé une « nouvelle stratégie » fin 2016 comportant la première augmentation de son budget depuis 20 ans, la Suède a rétabli le service militaire. « Nous sommes dans un contexte dans lequel la Russie a annexé la Crimée », justifiait le ministre de la Défense Peter Hultqvist. « Elle fait plus d’exercices dans notre voisinage proche. »

Depuis 2008, certains de ses soldats participent au Nordic Battlegroup aux côtés de Finlandais, Norvégiens, Irlandais, Néerlandais et Baltes. Il s’agit d’un des 18 bataillons tactiques européens. Opérationnels depuis 2007, ceux-ci ont été conçus comme des forces d’intervention rapide de maintien de la paix, de prévention des conflits ou de renforcement de la sécurité internationale. Jamais, malgré les menaces et les guerres, ils n’ont été employés à ces tâches, Londres ayant toujours considéré qu’elles relevaient de l’OTAN. Leurs contempteurs oublient cependant que « c’est dans l’expérience qu’on forge les principes et les solidarités », comme observe Guillaume de Rougé. Ainsi, l’entraînement conjoint de soldats étrangers les uns aux autres constitue-t-il un préalable à leur déploiement, d’autant plus réaliste aujourd’hui que le Brexit est sur les rails.

« En dernier recours, il faut pouvoir mettre en cohérence ces initiatives », pointe le chercheur. Par ailleurs, des militaires européens sont déjà en mission exceptionnelle en Macédoine, en Bosnie-Herzégovine, en République démocratique du Congo (RDC), en Centrafrique (RCA) et au Tchad. Quant aux missions de formation qui se trouvent actuellement en RCA, au Mali et en Somalie (600 hommes), elles disposent depuis le 6 mars 2017 d’un embryon de quartier général. « C’est l’ébauche d’une plus grande responsabilité de l’Union européenne pour assurer sa propre défense », a souligné le ministre espagnol des Affaires étrangères, Alfonso Dastis. Néanmoins, a insisté Mme Mogherini, « il ne s’agit pas d’une armée européenne, mais plutôt d’une façon plus efficace de faire notre travail militaire ». Une précision utile : voilà près de 70 ans que la notion circule sans être suivie d’effet.

Federica Mogherini
Crédits : Willem Jaspert/Vogue

Un serpent de mer

L’armée européenne est une vieille idée qui n’a pas fait son chemin. Sitôt engagés en faveur d’une « défense collective » dans le cadre de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) en mars 1948, la France, le Royaume-Uni et le Benelux rejoignent une autre organisation militaire, l’OTAN. Autrement dit, ils préfèrent s’en remettre aux Américains que de se trouver en position de faiblesse face à Moscou. « Savez-vous quelle est la base de notre politique ? » déclame le Premier ministre belge Paul-Herni Spaak devant la jeune Organisation des Nations Unies le 28 septembre 1948 en pointant les Soviétiques. « C’est la peur. La peur de vous, la peur de votre gouvernement, la peur de votre politique. »

Six mois plus tard, un sigle en chassant l’autre, l’OTAN enterre peu ou prou l’UEO. Cela n’empêche toutefois pas les Européens de développer une armée commune. Sous l’égide de l’alliance, ils instituent la Communauté européenne de défense (CED) en 1952. Elle vise à la  « création d’une armée européenne rattachée à des institutions politiques de l’Europe unie, placée sous la responsabilité d’un ministre européen de la défense, avec un budget militaire commun ».  Très vite, les partisans du projet s’aperçoivent qu’ils est contesté. « L’idée de Jean Monnet était de créer des solidarités de fait », explique Guillaume de Rougé. « Il pensait qu’en mettant en commun le charbon et l’acier, les intérêts convergeraient. » Cela ne va pas de soit, loin s’en faut. Au diapason de Charles de Gaulle, la France rejette la CED. Sous sa présidence, elle quittera aussi le commandement intégré de l’OTAN en 1966, alors que la notion de « pilier européen » y est en plein essor. « Les Français ont eu peur de subir l’hégémonie américaine », résume Federico Santopinto, chercheur au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité.

Après l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, en 1968, les membres européens fondent l’Eurogroupe, afin d’ « aider à renforcer l’alliance en s’assurant que la contribution européenne soit aussi forte et cohésive que possible ». Rien ne se fait en dehors de l’alliance. Si Mitterrand entend réactiver l’UEO, une politique de défense commune ne réémerge véritablement qu’après la chute du mur de Berlin. Alors que l’OTAN évoque une « identité européenne de sécurité et de défense » au sommet de Rome, en 1990, la naissance de l’Union européenne doit permettre, selon le traité de Maastricht de 1992, une « définition à terme d’une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune ».

Pour aller dans cette voie en dehors de l’UE, la France, l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, le Luxembourg, l’Italie, la Pologne, la Grèce et la Turquie regroupent des contingents au sein de l’Eurocorps. Limité par ses moyen, il n’est composé en tout et pour tout que d’un millier de soldats en 2012. Mais l’Europe reste impuissante face aux guerres des Balkans. Bien que Tony Blair ait affiché sa volonté de donner à Bruxelles « une capacité autonome d’action », la Grande-Bretagne s’oppose systématiquement à un approfondissement de la coopération militaire européenne en dehors de l’OTAN.

Les 20 ans de l’Eurocorps en 2012
Crédits : Eurocorps

Or en matière de défense, l’unanimité est requise. Ainsi, l’Agence européenne de défense créée en 2004 et la Politique de sécurité et de défense commune définie par le traité de Lisbonne de 2007 souffrent d’un patent manque de moyens. Elles « fonctionnent mal car elles sont basées sur la bonne volonté des États membres », tacle Federico Santopinto, spécialiste des politiques de l’UE pour la prévention et la gestion des conflits au GRIPEn 2011, le Premier ministre britannique, David Cameron, s’oppose à la mise en place d’un QG européen. Cette même année, l’abstention de l’Allemagne lors du vote sur l’intervention en Libye « crée une prise se conscience », estime Guillaume de Rougé. « Ce n’est pas possible pour la première puissance économique européenne de ne pas exercer de responsabilité militaire. »

La politique « en retrait » mise en place par Barack Obama entraîne un renforcement de l’engagement allemand sur les théâtres d’opération et une hausse de son budget militaire. En janvier 2016, la Bundeswehr multiplie par quatre la taille de ses effectifs au Mali. Au printemps, un autre mouvement de troupe donne aux pays de l’Europe centrale et orientale quelques raisons de serrer les rangs : l’annexion de la Crimée par la Russie. « Ils ont vu que Bruxelles avait un rôle à jouer dans les équilibres à trouver avec la Russie », juge Guillaume de Rougé. Mais après avoir défendu le projet d’armée européenne, Jean-Claude Juncker signe une déclaration commune avec l’OTAN en juillet pour « renforcer la coopération pratique », laissant penser que la sécurité européenne sera toujours assurée par l’alliance.

Le malentendu

Depuis les années 1950, « on est resté sur un malentendu », recadre Guillaume de Rougé. « Il y a une forme d’incompréhension entre les élites politico-militaires et les citoyens européens parce qu’on leur a vendu un peu trop vite la possibilité d’une véritable armée européenne, qui serait le décalque des armées nationales avec une chaîne de commandement unique et des équipements standardisés, interopérables. » Toute cette culture stratégique manque au niveau communautaire et fait même défaut à certains États en interne.

Dans ces conditions, et étant donné que l’unanimité est requise en matière de défense, un accord a toujours relevé de la gageure. Une fois les groupements tactiques crées, aucun membre n’a voulu y engager beaucoup de moyens car « ceux qui participent à la mission payent », remarque Federico Santopinto. Chacun préfère par conséquent s’engager indépendamment que sous la bannière aux 12 étoiles. « Cela pose un problème politique », poursuit le chercheur. « Il faut un partage du fardeau financier. » Précisément ce que souhaite Donald Trump au niveau de l’OTAN.

Fin mars, Varsovie a annoncé son intention de retirer son contingent de l’Eurocorps d’ici à trois.

Le lendemain d’une rencontre avec Angela Merkel, mi-mars 2017, le président américain s’était lâché sur Twitter : « Les États-Unis doivent être payés davantage pour la défense très puissante et très coûteuse qu’ils fournissent à l’Allemagne. » Lors du sommet de l’OTAN de mai 2017, il a de nouveau critiqué une OTAN qui « coûte trop d’argent » à son pays, lequel assume « une part disproportionnée » des rentrées. Angela Merkel s’est engagée à consacrer 2 % du budget aux dépenses militaires d’ici 2024 pour être en accord avec les objectifs de l’alliance : « L’an dernier, nous avons augmenté nos dépenses de défense de 8 % et nous allons travailler à nouveau là-dessus », s’est-elle défendue.

En dehors des États-Unis, seuls la Grèce, le Royaume-Uni, l’Estonie et la Pologne satisfont le critère des 2 %. Grâce à une croissance soutenue, cette dernière a engagé un vaste programme d’investissements militaires d’un montant de 35 milliards d’euros sur dix ans. Elle est membre du groupement tactique de Weimar avec la France et l’Allemagne, mais s’oppose à la constitution d’une armée européenne. « La Pologne se cachait derrière la Grand-Bretagne, mais depuis le Brexit elle a un peu repris son rôle », explique Federico Santopinto. « Elle considère, pas forcément à raison, que cela entre en contradiction avec l’OTAN. »

Fin mars, Varsovie a annoncé son intention de retirer son contingent de l’Eurocorps d’ici à trois ans afin d’assumer « une augmentation de charges pour les forces armées découlant de la mise en œuvre des décisions prises lors des sommets de l’OTAN de Newport et de Varsovie, dont le renforcement du flanc oriental de l’OTAN ». Pour l’ex-ministre de la Défense polonais, Tomasz Siemoniak, cela risque de nuire à « la coopération européenne en matière de défense et [aux] relations avec la France et l’Allemagne ». Pour outrepasser les réticences, le traité de Lisbonne (2007) a instauré la coopération structurée permanente (CSP) qui permet à des groupes d’États de s’engager plus avant sur certaines coopérations.

La majorité qualifiée est requise. Des investissements en équipement peuvent ainsi être réalisés de concert, la planification établie à plusieurs, et des missions entreprises dans un cadre commun. On n’est donc pas loin de ce qui a déjà cours entre les États en dehors de Bruxelles. Resté timide, cet approfondissement à la carte pourrait être tiré par la « direction convergente » que sont en train de prendre la France et l’Allemagne, dixit Federico Santopinto. D’ordinaire prudente, Angela Merkel a fait un grand pas dans cette direction en écartant les États-Unis du rang des partenaires privilégies de Berlin pour recentrer sa diplomatie vers l’Europe.

Donald Tusk, Justin Trudeau, Angela Merkel et Donald Trump au G7
Crédits : Evan Vucci/AP


Couverture : Des soldats portant le drapeau de l’UE devant le Parlement européen. (EP)