Sur la péninsule formée par Bombay à l’ouest de l’Inde, une masse informe obstrue l’entrée d’un canal. Il y a encore quelques décennies, ce genre d’îlots de déchets grandissait surtout loin des côtes, dans l’angle mort de la haute mer. Puis, au hasard de leur dérivation, ils sont inévitablement retournés à leurs envoyeurs, et ont peu à peu recouvert les pages des journaux. Mardi 14 mai, le Guardian publiait ainsi une photo de Bombay souillée par les scories de l’industrie. Ces détritus, explique l’article, sont une arme de destruction massive. Selon un rapport publié par l’association Tearfund, ils tuent entre 400 000 et un million de personnes chaque année.

Le jour suivant, le même journal citait un autre rapport aux conclusions tout aussi alarmantes. Quand il est incinéré, le plastique émet une telle masse de CO2 qu’en 2050, il devrait être responsable de 13 % du budget carbone, c’est-à-dire autant que 615 centrales au charbon. Et, encore un jour plus tard, le Français Pierre Paslier rappelait à l’occasion du salon VivaTech que, dans ce futur par si lointain, il y aura autant de plastique que de poissons dans l’eau. On en trouve jusque dans les abysses. Le Vénézuélien qui l’accompagnait sur scène, Inty Grønneberg soulignait de son côté que seul 9 % du plastique actuel est recyclé.

La situation est dramatique, mais pour ces deux ingénieurs, le plastique pourrait heureusement disparaître au XXIe siècle. Le Sud-Américain propose de le coincer au niveau des fleuves et, grâce à un système de turbine, de le transformer en électricité. Quelque 80 tonnes de pollution pourraient ainsi être épargnées aux océans chaque jour. Ce nombre serait encore plus impressionnant si le système Ultramarine, qui modifie les navires commerciaux afin d’en faire des filtres à déchets était généralisé. En avril, la société d’Inty Grønneberg, Ichthion, a levé un million de dollars pour accomplir cette tâche.

Pierre Paslier prend de son côté le problème à la source. Pour « faire disparaître les emballages », il a inventé une capsule où peuvent être conservés les liquides. Inspiré des membranes du jaune d’œuf, de nos cellules et des fruits, le Ooho est « naturel et peu cher » car sa matière première est une algue. À terme, ce récipient biodégradable et mangeable a donc des chances d’être moins cher que le plastique. Il a déjà été testé en marathon, en festival ou comme sachet de ketchup. Avec son Skipping Rock Labs, le Français entend donc « changer l’emballage ». Mais c’est toute une industrie qui est à revoir.

Le 7e continent

Un amas de bouées noires dérive dans le Pacifique, à plus de 1 600 km de la terre. Pris dans une gangue de cordes, cet îlot artificiel agrège les détritus les plus improbables. De loin, il ressemble vaguement à un tas d’olives. Mais à bien y regarder, il s’agit d’une décharge, océan d’ordures au milieu des flots. « Nous sommes à Hi-Zex », indique l’océanographe américain Charles Moore en joignant les mains à la manière d’un conférencier. « Ces grosses bouées ont été lâchées par le tsunami japonais du 11 mars 2011. Elles faisaient partie d’un dispositif d’ostréiculture. La structure a été emportée jusqu’ici, au centre du Pacifique, formant une île. Elle recueille le genre de choses que nous retrouvons dans nos filets. »

Hi-Zex, l’île de plastique
Crédits : Algalita

Le capitaine en chemise de marin se met alors à genoux pour ramasser un piège à anguilles, d’autres accessoires de pêche, mais aussi une brassée de déchets ménagers. Au milieu de tout cela, dans un petit carré d’eau, flottent des billes de plastiques. « Ça continue de grossir », regrette-t-il. « Nous n’avons pas la technologie pour le démonter ou l’emporter. Notre navire de recherche est trop petit. » Charles Moore doit laisser Hi-Zex derrière lui.

Cet homme aux yeux bleu-gris et aux cheveux bouclés dirige l’Aguita, un modeste catamaran équipé de logiciels de navigation modernes, d’un téléphone par satellite et de panneaux solaires. Au-dessus d’une fenêtre de la cabine, un autocollant fait la promotion de Bernie Sanders, le candidat malheureux à la primaire Démocrate de 2016. Mais Charles Moore milite avant tout contre la pollution des océans qu’il sillonne sans relâche. C’est à la barre de l’Aguita, en 1997, qu’il a d’abord été cerné par le problème. De retour d’une course à la voile entre Los Angeles et Hawaï, l’équipage se hasarde dans le gyre subtropical du Pacifique nord, un tourbillon d’eau formé par les courants qu’évitent habituellement les marins et les pêcheurs. Là, de la ligne de flottaison à celle de l’horizon, l’eau disparaît sous un épais couvercle de plastique. « Ça paraissait incroyable, mais il n’y avait pas un endroit épargné », raconte-t-il.

Crédits : Steven Guerrisi/Flickr

Aujourd’hui, 27 ans après la découverte de cette « décharge aquatique », les débris plastiques « sont omniprésents dans les océans et les mers de la planète », pointe le Laboratoire de toxicologie environnementale et écologie aquatique de Gand, en Belgique. D’après les estimations publiées par une équipe de chercheurs américains en juillet 2017 dans la revue Science Advance, 79 % des 8 300 millions de tonnes de plastique produits par l’Homme ont été accumulés dans des décharges ou dans l’environnement. Depuis la surface de l’eau jusqu’aux fonds marins, les particules font désormais partie des meubles. Elles sont ingérées et se retrouvent fatalement dans les assiettes. Comment pourrait-il en être autrement, sachant que des traces ont été identifiées au cœur même des cellules de certains organismes ? Mais il y a encore autre chose.

Le plastique colonise les entrailles du vivant et se loge aux endroits où il se fait plus rare, dans les abysses. « Certaines variétés plus denses que l’eau tombent dans les fonds marins lorsqu’elles sont dégradées », explique Christian Duquennoi, chercheur à l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea). « Cela peut avoir un impact sur le climat car les sédiments marins sont les pièges à carbone de la planète. » Ce physicien a participé aux réunions de travail de l’association française Expédition 7e Continent, qui vise à comprendre et réduire la pollution plastique. Plastique qui est « un symptôme », dit-il, contre lequel se développe une série de traitements.

Crédits : Plastic Oceans Foundation

Galleria mellonella

Au cours de ses différents voyages dans le Pacifique et l’Atlantique, Expédition 7e Continent a traversé des zones entières couvertes de gros morceaux de détritus tous les cinq ou dix mètres, et recueilli les plus petits dans des échantillons d’une eau que les océanologues appellent « soupe de plastique ». Dans son laboratoire de Montpellier, Christian Duquennoi travaille sur une « soupe » d’une autre nature. « Il s’agit de bio-déchets liquéfiés sur lesquels nous faisons travailler des micro-organismes. » Le chercheur tire de cet espèce de compostage élaboré des « molécules plate-formes » reprises par l’industrie de la chimie verte. Les ordures sont sa matière première.

Face au plastique, il est cependant moins bien armé. Alors que beaucoup de déchets sont utiles au fonctionnement de l’éco-système, « on a volontairement créé un matériau qui résiste au temps », observe-t-il. « Il se morcelle mais des molécules entières restent. » Robustes et bon marché, les objets à base de polymères ont été produits en série dans les économies développées après la Seconde Guerre mondiale pour ensuite envahir les pays en développement. Il s’en trouverait près de 110 millions de tonnes dans l’océan, estime une étude américaine publiée en février 2015, auxquels s’ajoutent huit millions supplémentaires chaque année.

Il y a cependant un animal pour qui le plastique ne constituerait pas une pollution.

Quand ils ne terminent pas dans l’estomac des poissons ou sur le plancher de l’océan, ces débris sont avalés par les albatros, les manchots ou les mouettes, perforant parfois leurs organes internes. D’après les études compilées par l’Agence nationale australienne pour la science et l’Imperial College London le 31 août 2015, neuf oiseaux marins sur dix ont déjà ingurgité du plastique.

D’ici à 2050, ce sera le cas de 99 % d’entre eux. Il y a cependant un animal pour qui le plastique ne constituerait pas une pollution. Connue pour ravager les ruches y pondant leurs œufs, les « fausses teignes » se rendent plus utiles lorsqu’elles digèrent le polyéthylène utilisé dans de nombreux emballages. En douze heures, ces chenilles peuvent en absorber 92 mg si elles s’y mettent à 100. Dans un numéro de la revue scientifique Current Biology paru en février 2017, l’équipe internationale à l’origine de la découverte explique que cette quantité est bien supérieure à celle que deux bactéries issues de l’intestin d’un papillon indien s’étaient montrées capables d’éliminer en 2014.

Pour ce travail, la fausse teigne, ou Galleria mellonella, dispose d’un enzyme qu’elle a développé dans les ruches et qui lui sert à digérer la cire. « Or, la cire est un polymère, une sorte de plastique naturel. Sa structure chimique est assez proche du polyéthylène », souligne la biologiste espagnole Federica Bertocchini, auteure de l’étude. Si on voit mal comment, même en équipe, le petit animal pourrait venir à bout des tonnes de plastiques produites chaque jour, son collègue de Cambridge, Paolo Bombelli, envisage une production de l’enzyme à échelle industrielle.

Crédits : CSIC Communications Department

Une flotte de pièges

En attendant, Boyan Slat espère avoir abattu une partie du travail. En 2011, ce jeune Néerlandais a découvert l’ampleur du problème en plongeant sur les côtes grecques alors qu’il n’avait que 16 ans. « Il y avait plus de sacs que de poissons », raconte-t-il. Obsédé par le sujet, il a depuis imaginé une barrière récoltant les déchets dans l’eau, gagné un concours scolaire avec cette idée, puis revu ses plans pour les présenter lors d’une conférence TEDx. La vidéo est devenue virale, grâce à quoi l’étudiant en ingénierie aéronautique a lancé l’association The Ocean Cleanup et une campagne de financement participatif. Finalement, grâce aux 26 millions d’euros récoltés et aux experts attirés, il s’apprête à déployer « une flotte de plusieurs petits systèmes », c’est-à-dire des pièges à déchets accrochés à une ancre flottante, afin de nettoyer 50 % de la grande plaque de la décharge aquatique du Pacifique d’ici cinq ans.

Si le jeune Boyan Slat réussit, le vieux Charles Moore pourra diriger l’Aguita sur les eaux au nord du Pacifique sans avoir à louvoyer entre les îlots artificiels. Mais cela ne tarira pas la source de ce flot de déchets. À un taux de recyclage de 10 % comme c’est le cas aujourd’hui, le plastique pèsera plus lourd que les poissons dans l’eau en 2050, selon une étude de juillet 2017. En plus des mesures d’interdiction de sacs et de limitation des emballages, des associations écologistes préconisent l’utilisation des bio-plastiques, ces matériaux réputés rapidement biodégradables ou facilement recyclables.

Un projet prometteur
Crédits : The Ocean Cleanup

Bien que le terme recouvre une réalité foisonnante, l’Association française pour le développement des bio-plastiques ne l’associe qu’aux matériaux issus à au moins 40 % de végétaux. Elle exclut les plastiques biodégradables, lesquels « se fragmentent sous l’action de la lumière, de l’oxygène ou de la chaleur et non sous celle de micro-organismes ». Selon cette acception, « la production mondiale de bio-plastique ne représentait que 0,1 % du total de plastique produit dans le monde en 2010 », souligne-t-elle. C’est bien peu, déplore aussi Christian Duquennoi. La filière a d’autant plus de mal à croître qu’elle offre pour beaucoup de produits des coûts moins compétitifs que celle du synthétique.

Les sacs, par exemple, « ont tous les avantages environnementaux, mais ils coûtent deux à quatre fois plus cher et la grande distribution a eu, de ce fait, beaucoup de mal à les accepter », juge Christophe Doukhi-de Boissoudy, dirigeant de l’entreprise de bio-plastiques Novamont France. Un calcul qui ne prend bien sûr pas en compte l’impact environnemental, ajoute-t-il. Faute d’être remplacés, et plutôt que d’être rejetés dans l’océan, les plastiques peuvent être recyclés. « On sait comment faire, mais les freins sont d’ordre économique », remarque Christian Duquennoi. La résine neuve à la base de leur production coûte en l’état des cours du pétrole moins cher que le recyclage. Ceux qui, comme Charles Moore, Christian Duquennoi et Boyan Slat, plaident pour un changement de logiciel, répondent volontiers que ceux qui n’ont pas de pétrole ont des idées. Mais elles doivent maintenant se diffuser dans les cercles politiques et économiques plus vite que le plastique n’envahit l’océan.


Couverture : A Plastic Ocean.