« Il sonna à la porte à 9 heures du matin précises. Il avait une fleur à la boutonnière et un cigare tout neuf aux lèvres. Il avait vraiment soigné son entrée. » Ainsi Michael Powell raconte-t-il le jour de 1959 où Leo Marks débarqua chez lui pour lui proposer le scénario du Voyeur, le film qui allait ruiner sa carrière. Les cinéphiles connaissent l’histoire de Powell, cet immense cinéaste britannique qui fut, artistiquement du moins, chassé de son pays par la meute des critiques, scandalisés par la cruauté du Voyeur. D’un trait de plume unanime, le réalisateur très respecté des Chaussons rouges et du Narcisse noir fut littéralement radié de sa profession. Jamais un film n’avait déclenché un tel torrent de haine contre son réalisateur. Si on doit à la cinéphilie passionnée de Martin Scorsese aux États-Unis et de Bertrand Tavernier en France d’avoir réhabilité l’œuvre de Powell, l’homme par qui le scandale arriva, Leo Marks, a mené une vie incroyable et accompli une œuvre étonnante, qui ne se limite pas au scénario du Voyeur. Avant d’être scénariste, il fut spécialiste du cryptage dans les services secrets britanniques et écrivit l’un des plus célèbres poèmes d’amour du XXe siècle. Leo Marks était à la fois doté d’une intelligence prodigieuse et pétri de dévorantes obsessions ; il avait un vaste compte à régler avec lui-même et un immense besoin de reconnaissance. Il mena sa vie comme un constant jeu de miroir entre la réalité et la fiction, dont il est difficile de dire s’il relève de l’auto-psychanalyse, de la mystification ou d’un mélange des deux…

Le chef-d’œuvre haï

Le Voyeur (Peeping Tom en anglais) avait de quoi horrifier les très guindés critiques anglais de l’année 1960. Karlheinz Böhm y incarne Mark Lewis, un jeune employé de studio de cinéma. Après le travail, ce jeune homme introverti se transforme en serial killer et assassine ses victimes en leur plantant dans la gorge une baïonnette fixée à l’extrémité du pied de sa caméra, avec laquelle il veut filmer un documentaire sur la frayeur. Il est atteint de scoptophilie, un « besoin morbide de contempler », selon la définition donnée à Michael Powell par Leo Marks, le jour où il lui présenta son projet de scénario du Voyeur. Ce qui fait le plus scandale à l’époque, c’est que Le Voyeur pose un regard bienveillant sur le meurtrier, manifestement prisonnier de démons hérités d’une jeunesse malheureuse. Lorsqu’il était enfant, Mark Lewis servait de cobaye aux expériences de son père, un scientifique qui prétendait étudier la peur. C’est ce traumatisme qui a fait de lui un criminel. Le psychopathe a conservé les films de son enfance et les montre à sa confidente, interprétée par Anna Massey, dont Hitchcock fera une des victimes de Frenzy. Par une poignante mise en abyme, c’est le réalisateur Michael Powell lui-même qui incarne le savant pervers, et son propre fils qui joue Mark Lewis enfant.

Après sa mise à mort médiatique, Powell ne tourna plus qu’un seul film au Royaume-Uni et dut se réfugier en Australie pour y réaliser en 1969 son dernier long-métrage.

Dans Le Voyeur, Michael Powell explore la face sombre du métier auquel il a consacré sa vie, celui de réalisateur de cinéma. En se mettant en scène lui-même dans le rôle du père du serial killer, il confirme que Le Voyeur est une allégorie sur le cinéma et sur la toute-puissance sadique du metteur en scène, qui manipule sans scrupules ses créatures au service de son œuvre, et fabrique un divertissement avec ses maladies de l’âme. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la critique, furibonde, resta insensible à cette parabole. La toute puissante journaliste du Sunday Times, Dilys Powell, n’y vit que « le poignard amoureusement enfoncé dans la gorge, le voyeurisme accompagné d’effets sonores, l’insistance écœurante sur les préliminaires et la pratique d’actes sadiques. » Quant à Isobel Quigley, du Spectator, elle s’exclama : « C’est en définitive le film le plus pervers et le plus répugnant que je me souvienne avoir jamais vu. » Michael Powell « n’a pas écrit Le Voyeur, mais il ne peut décliner la responsabilité de ce film essentiellement malfaisant », ajouta Dilys Powell. Quelques années plus tard, elle se rétractera, déclarant : « Je le détestais à l’époque. Maintenant je le trouve magnifique. » Mais le mal était fait. Trois mois après la sortie du Voyeur, Alfred Hitchcock sortit Psychose. À ceux qui s’étonnaient de son refus d’organiser une projection pour la presse, il répondit : « Vous avez vu ce qui est arrivé au film de Michael Powell ? » Après sa mise à mort médiatique, Powell ne tourna plus qu’un seul film au Royaume-Uni et dut se réfugier en Australie pour y réaliser en 1969 son dernier long-métrage, Age of Consent, avec James Mason et Helen Mirren. Avant Le Voyeur, Powell s’était illustré de 1936 à 1956 en réalisant une vingtaine de films écrits par Emeric Pressburger, un juif hongrois qui, fuyant le nazisme, s’était installé à Londres. Lorsque le succès de leurs œuvres communes commença à décliner, ils se séparèrent. Un jour de 1959, Michael Powell croise le producteur Daniel Angel. Celui-ci lui chante les louanges d’un certain Leo Marks, dont il pense qu’il pourrait devenir son nouveau Pressburger. « Vous devriez voir Leo Marks, il est aussi dingue que vous. (…) Apparemment, il était déchiffreur de codes pendant la guerre. (…) Il écrit de la poésie. Je vous le dis, il est bizarre. Il mène une double ou une triple vie, il est difficile à saisir et il s’entoure de mystère. Mais il est précieux, je lui donnerai votre téléphone. » « Je ne le savais pas », écrivit Michael Powell dans ses mémoires, « mais ceci allait changer ma vie et ma carrière. » Depuis la fin de la guerre, Leo Marks a écrit quelques pièces et scénarios de films, passés relativement inaperçus. Powell sympathise immédiatement avec lui. Il n’a pas envie de réaliser un film d’espionnage, mais il propose à son nouvel ami d’écrire une histoire sur la vie de Freud. Marks accepte au nom de sa passion pour les codes secrets car, dit-il : « Le code le plus remarquable était l’inconscient. Et Freud semblait l’avoir déchiffré. » Mais une semaine après leur rencontre, Powell apprend que John Huston s’apprête à tourner très prochainement Freud, passions secrètes, avec Montgomery Clift dans le rôle du maître de la psychanalyse. Pour Leo Marks, toujours très bien renseigné, cette nouvelle ne semble pas être une surprise. Puisqu’ils ne feront pas le film sur Freud, il propose : « — Monsieur Powell, que diriez-vous de réaliser un film sur un jeune homme qui tue les femmes qu’il filme avec sa caméra ?C’est tout à fait moi, ça me plairait beaucoup », répond Powell avec l’humour qui le caractérise.

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Lorenz SZ 42
Machine utilisée pour le chiffrement des communications
Outil de cryptographie

Powell a réalisé Le Voyeur comme une parabole sur son métier de metteur en scène, mais Mark Lewis, le personnage central de l’histoire, est avant tout le fruit d’un travail introspectif de Leo Marks sur lui-même. « Notre scoptophile, notre voyeur ne pouvait bien sûr que s’appeler Mark, puisque Leo lui-même était le scoptophile original », écrit d’ailleurs Michael Powell dans ses mémoires. Dans les mémoires de Leo Marks, une photo de lui, âgé d’une dizaine d’années, nous montre un enfant aux yeux immenses et au regard d’une maturité incroyable. Son étrange univers a pris racine dès sa découverte, à l’âge de huit ans, du monde fantastique d’Edgar Allan Poe et plus particulièrement du Scarabée d’or. Cette longue nouvelle raconte l’histoire d’un érudit solitaire, qui mystifie son meilleur ami et son esclave en leur faisant croire qu’un scarabée d’or va lui permettre de découvrir un trésor. Elle contient déjà deux sujets qui obséderont Marks toute sa vie : les codes secrets et la folie. L’exemplaire du Scarabée d’or qui a inspiré à Leo Marks sa passion pour la cryptographie n’est pas un objet ordinaire. C’est une édition originale, prêtée par son père, qui tenait la librairie Marks and Co., spécialisée dans le commerce de livres anciens. Le « Co. » n’y signifie pas Compagnie mais Cohen, patronyme que l’associé du père de Leo Marks, juif comme lui, a accepté de passer sous silence dans cette Angleterre du début du XXe siècle où sévit, à défaut de haine violente, un antisémitisme du mépris. Cette librairie Marks and Co. est sise 84, Charing Cross road, une adresse devenue en 1970 le titre d’un best seller mondial, un livre d’Helen Hanff qui raconte vingt années de passion épistolaire entre un employé de la librairie et une extravagante cliente américaine, qu’il ne rencontra jamais physiquement. La librairie n’existe plus aujourd’hui. Leo Marks n’ayant pas voulu la reprendre après la mort de son père, elle fut vendue. Lorsque l’immeuble d’origine fut modernisé, on la remplaça par une cafétéria où une humble plaque rappelle l’éminent passé du lieu. Le jeune Leo Marks, huit ans, est donc fasciné par l’histoire du Scarabée d’or. Mais à peine a t-il refermé le livre qu’il se rend compte que les codes sont partout autour de lui. Parce qu’il vit dans une librairie et que les romans et poèmes sont truffés de sens cachés, mais aussi parce que son père gère sa boutique en utilisant la cryptographie. Marks senior raconte à Leo qu’il a acquis l’exemplaire du livre de Poe 6,10 £ et qu’il pense pouvoir le vendre au moins 850 £. Grâce à ces informations, l’enfant déchiffre l’étrange mention figurant au dos de l’ouvrage : chez Marks and Co., la valeur des livres est indiquée au moyen d’un code qui permet à chaque vendeur de s’y retrouver tout en gardant sa marge de manœuvre face au client. Ainsi naquit la vocation d’un des plus grands cryptographes du XXe siècle. « J’ai décidé que je voulais comprendre les codes, comme Edgar Allan Poe et écrire des histoires d’horreur, comme Edgar Allan Poe », résumait Leo Marks. Leo Marks a 19 ans lorsque éclate la Seconde Guerre mondiale. Poussé par sa passion de la cryptographie, il excelle particulièrement en mathématiques. Il écrit au Ministère de la guerre, au Foreign Office, à l’Amirauté, joignant des échantillons de codes dont il est l’auteur. En janvier 1942, il est accepté à l’école du maître de la cryptographie britannique, John Tiltman. Mais il critique enseignants et programmes. Méfiant devant cet esprit rebelle qui a décrypté en une soirée un code destiné à alimenter un exercice collectif d’une semaine, le MI5, service de contre-espionnage britannique, refuse sa candidature au terme des deux mois de formation. Marks est envoyé au SOE, service d’action spéciale créé par Churchill pour « mettre l’Europe (des nazis) à feu et à sang », c’est-à-dire aider les réseaux de résistance locaux à commettre des actes de sabotage et recueillir tous renseignements utiles pour préparer la contre-offensive alliée. Mais Leo Marks ne sera pas parachuté sur le continent. Son rôle sera, dans les bureaux du SOE à Baker Street – La rue de Sherlock Holmes, cela ne s’invente pas – de créer des codes pour les agents qui partent en mission. Ainsi, l’intelligence exceptionnelle de ce jeune homme de vingt ans lui permet de faire toute la guerre dans un bureau, entouré de collègues plus âgés, et initialement étonnés qu’il ne soit pas sur le front avec les gens de son âge. À cette époque où les ordinateurs n’existent pas, Marks se retrouve à la tête d’un service de quatre cents jeunes femmes qui travaillent jour et nuit à chiffrer et déchiffrer des messages. Il impressionne ses subordonnées en se montrant charmeur (« Le seul code indéchiffrable est une femme », disait-il), mais aussi en cabotinant, comme ce jour où il vint à bout des sévères mots croisés du Times en quatre minutes ! « Il vous parlait de telle façon que vous oubliiez le début de ce qu’il vous disait », expliquait Penny Wyvol-Thompson, une des collègues de Leo Marks, dans un documentaire télévisé réalisé par Chris Rodley en 1997.

« J’ai eu l’idée d’écrire Le Voyeur dans la salle de briefing du SOE.»

Leo Marks s’enfonce dans la guerre, créant des codes et en déchiffrant d’autres, y compris chez les Alliés : les codes des Français libres, par exemple, n’avaient aucun secret pour lui, et les Anglais connaissaient ainsi toutes leurs petites cachotteries. En perçant ces codes, son but n’était pas tant d’espionner les Français que de démontrer à la bande de jeunes officiers réunis autour de De Gaulle qu’ils n’étaient pas à la hauteur question cryptographie ! Les agents partaient en mission avec un code personnel imprimé sur un mouchoir de soie, qu’ils devaient détruire après l’avoir appris, ainsi qu’une capsule de cyanure pour abréger leurs souffrances en cas de torture. L’idée d’équiper chaque agent d’un code qui lui soit propre était de Leo Marks : elle empêchait que l’arrestation d’un seul agent ne donne aux Allemands les clés de tout le réseau. « Un agent était torturé avant tout pour ses codes. (…) Savoir cela me torturait », disait Marks. Leo Marks est resté obsédé par le souvenir de tous les agents qu’il a préparés à des missions mortelles. Sur les cinquante femmes qui furent envoyées en mission pour le SOE, treize perdirent la vie. « Je regardais bien ces agents pour me souvenir d’eux s’ils envoyaient un message indéchiffrable. J’essayais d’être en eux. J’ai eu l’idée d’écrire Le Voyeur dans la salle de briefing du SOE. »

Violette Szabo, l’héroïne tragique

Dans ses mémoires, Entre soie et cyanure, Leo Marks raconte qu’en 1944, il est chargé d’entraîner Violette Szabo. C’est une jolie jeune femme de père britannique et de mère française, veuve d’un officier rallié à De Gaulle, qu’elle avait rencontré à Londres en 1940 et qui mourut à la bataille d’El Alamein en 1942. Volontaire dans les services secrets après le décès de son mari, elle doit être parachutée en France. Manifestement, si la jeune femme de vingt-trois ans excelle dans le maniement des armes, elle peine à retenir le poème en français qui lui a été assigné comme clé de codage. Mais Leo Marks ne s’impatiente pas. Il a tout son temps, d’autant que pendant la longue séance de briefing, accidentellement, leurs mains s’effleurent. Finalement, il confie à Violette un court poème d’amour en anglais. Elle lui promet de l’apprendre rapidement et le lui répète quelques minutes après sans erreur. Il la regarde partir en lui promettant qu’ils feront ensemble une partie d’échecs à son retour… Elle reviendra une fois à Londres après avoir réussi plusieurs coups d’éclat, sans revoir Leo Marks, puis sera renvoyée en France et parachutée près de Limoges pour une seconde mission qui lui sera fatale. Le célèbre résistant Georges Guingouin, ex-maire de Limoges, a raconté dans ses mémoires l’épisode ayant conduit à l’arrestation de Violette Szabo : « Alors qu’elle assurait une liaison en compagnie de Jacques Dufour, près de Salon-la-Tour, leur voiture tombe sur une embuscade tendue par les SS. Ils sautent tous deux dans le fossé, armés de leurs mitraillettes. Mais le combat est par trop inégal et ils doivent s’enfuir à travers la campagne. Hélas, bientôt, la cheville de Violette flanche, la faisant horriblement souffrir. Refusant énergiquement l’aide de son compagnon qui veut la porter, la courageuse anglaise lui demande de partir seul tandis qu’au prix d’efforts surhumains, elle tient tête aux poursuivants, lâchant sur eux des rafales de mitraillette. Après une course éperdue, Jacques Dufour réussit à se glisser dans le bûcher d’une petite ferme (…) Il est sauvé. Pour Violette, prisonnière, ce sera Ravensbrück. »

« Tout ce que nous voulons de vous, avant de vous laisser dormir, ce sont les mots de votre poème. »

La mort de Violette Szabo, torturée puis exécutée en février 1945 à Ravensbrück, a laissé à Leo Marks le chagrin qu’inspire la perte d’un être cher. Peu connue en France, où elle a tout de même reçu la croix de guerre à titre posthume, elle est considérée au Royaume-Uni comme une héroïne nationale. Un film réalisé par Lewis Gilbert en 1958, Agent Secret S.Z. (Carve Her Name with Pride), tiré d’une biographie publiée en 1956 par R.J. Minney, raconte la naissance de sa vocation, ses missions et sa mort tragique. Le producteur de ce film n’est autre que Daniel Angel, l’homme qui recommanda Leo Marks à Michael Powell. Dans Agent Secret S.Z., Violette Szabo, qui était une petite brune, est incarnée par la grande blonde Virginia McKenna. Après son arrestation, on la voit subir des tortures, que les nazis lui infligent vainement pour qu’elle leur récite un poème. « Tout ce que nous voulons de vous, avant de vous laisser dormir, ce sont les mots de votre poème. » À la fin du film, on voit Tania, la petite fille laissée orpheline par Violette Szabo, marcher fièrement avec la George Cross que le Roi d’Angleterre vient de lui remettre à Buckingham Palace. Simultanément, on entend en voix off sa mère, alias Virginia McKenna, réciter The Life That I Have, le poème qu’elle a refusé de divulguer aux agents de la Gestapo. Le voici dans sa traduction française du poète Nicolas Grenier :

« La vie que j’ai est tout ce que j’ai et la vie que j’ai est à toi

l’amour que j’ai de la vie que j’ai est à toi à toi à toi

je dormirai je me reposerai la mort seule sera une trêve

la paix de mes années dans la longue herbe verte sera à toi à toi et à toi. »

À l’occasion de son mariage quasi-princier le 31 juillet 2010, Chelsea Clinton, fille de Bill et d’Hillary, fit réciter The Life That I Have, qui est aujourd’hui considéré comme un des plus beaux poèmes d’amour en langue anglaise. Si en 1944 les nazis torturèrent Violette Szabo pour qu’elle leur récite ce poème passionné, c’est parce qu’ils savaient qu’il contenait la clé du code secret que le SOE lui avait affecté. Dissimuler des codes dans des poèmes était une habitude des cryptographes anglais. Mais au début de la guerre, les Allemands firent des ravages chez les agents britanniques en se procurant les œuvres complètes de Keats ou de Tennyson. Or, Leo Marks était très doué pour la poésie : bientôt les agents du SOE furent équipés de poèmes que les nazis ne pouvaient se procurer dans aucun livre, et pour cause : le fils du libraire du 84, Charing Cross Road en était l’auteur.

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En 1998, Marks publia Entre soie et cyanure, son livre de mémoires. Il y relate minutieusement toute son action au sein du SOE. Et surtout, il y révèle avoir écrit The Life That I Have. Leo Marks aurait composé le poème le soir de Noël 1943, après avoir appris que sa fiancée Ruth Hambo était morte dans un accident d’avion au Canada. Il affirme être alors monté sur le toit de Noregby House, l’immeuble de Baker Street où il travaillait, pour déclamer le poème à la défunte, par l’entremise des puissances célestes. « Je lui transmis alors le message que je n’avais pu lui délivrer lorsque j’en avais la possibilité. » The Life That I Have aurait disparu dans la nuit des textes intimes si Marks ne l’avait pas transmis en 1958 à l’équipe qui tournait Agent Secret S.Z., contre la promesse formelle que le nom de l’auteur ne serait pas révélé dans le film. Étrangement, dans la biographie de Violette Szabo publiée par R. J. Minney en 1956, qui a inspiré le film, le poème n’est même pas mentionné ! Le livre de Minney, six fois réédité, évoque l’entraînement de Violette Szabo au parachutisme et les cours de maîtrise de soi destinés à éviter qu’elle ne se trahisse devant l’ennemi. Mais sur The Life That I Have, pas une ligne. Dans le film, le poème est présenté comme une création du mari de la jeune femme, qui le lui aurait déclamé pendant leur brève lune de miel à Londres. Mais cela ne tient pas debout : Étienne Szabo, légionnaire ayant grandi à Marseille, ne parlait pas assez l’anglais pour écrire un texte d’une telle qualité littéraire. Mais avec le succès du film, The Life That I Have devint célèbre, à la fois comme poème d’amour et comme symbole de courage. Quarante ans après la sortie d’Agent Secret S.Z., Leo Marks se présenta dans ses mémoires comme l’auteur de ce texte, démentant la version peu crédible que le film avait contribué à installer avec son aide. En 1999, Marks fit paraître le poème sous la forme d’un petit opuscule à couverture violette, joliment illustré par celle qui était sa femme depuis 1965, l’artiste Elena Gaussen. On y voit que le copyright du texte remonte à 1958, l’année même où il fut rendu célèbre par Agent Secret S.Z.. Pourquoi Marks a t-il attendu quarante ans pour révéler qu’il était l’auteur de The Life That I Have ? Certains sont allés jusqu’à douter que le poème ait été réellement donné à Violette Szabo pendant la guerre. Dans sa biographie de l’espionne parue en 2002, Suzanne Ottaway mentionne la rumeur selon laquelle il aurait été créé à la demande des producteurs du film par un poète américain du nom de John Pudney. Rumeur impossible à vérifier de nos jours : Pudney est mort en 1977, et ses archives ne contiennent aucune allusion à The Life That I Have. Susan Ottaway signale aussi que le copyright de 1958 au nom de Leo Marks, figurant sur l’édition du poème parue en 1999, n’a fait dans la réalité l’objet d’aucun dépôt légal… Si, malgré ces zones d’ombre, Leo Marks est bien l’auteur du poème, peut-être l’a t-il pas tout simplement écrit en 1958, pour pimenter le film tout en semant l’un des petits cailloux de sa légende personnelle. Quoi qu’il en soit, The Life That I Have a largement contribué à raviver la mémoire de Violette Szabo. Pourtant, il est difficile de douter que Leo Marks ait réellement préparé l’espionne pour sa périlleuse mission, et qu’il l’ait regretté toute sa vie. Il a toujours présenté Le Voyeur comme une métaphore de son métier d’expert en cryptographie, observateur passif de la terreur qui s’emparait des agents secrets à la veille de leur parachutage. Mais n’est-ce pas aussi une manière de se désigner comme fautif de la mort de Violette Szabo, à qui est dédié Entre soie et cyanure, publié plus de cinquante ans après les faits ? Son sentiment obsessionnel de culpabilité apparaît de manière évidente dans le scénario de Cloudburst, un film aujourd’hui oublié, qui éclaire pourtant toutes les autres pièces du puzzle Leo Marks.

Marks était à l’évidence tiraillé entre la volonté de montrer que son action pendant la guerre avait été utile, et la honte de n’avoir affronté l’ennemi que par procuration.

Cloudburst, réalisé par Francis Searle en 1951, est tiré d’une pièce de théâtre écrite par Leo Marks au lendemain de la guerre. Le rôle principal y est joué par Robert Preston, qui avait été un acteur fétiche de Cecil B. De Mille et qui devait retrouver une gloire tardive en 1982 dans Victor Victoria, de Blake Edwards. Preston incarne le chef d’un service de cryptographie dont l’épouse Carol a été torturée par les nazis pendant une mission en France. Malgré une atroce blessure à la jambe, elle a survécu mais demeure handicapée. Elle n’a pas parlé, et son silence a sauvé la vie de son mari, alors qu’il était également en mission sur le terrain. Après la guerre, elle attend un enfant et le couple se prépare à une vie heureuse. Mais le mari reste rongé par la culpabilité que lui inspirent les souffrances que sa femme a endurées pour le sauver. Un soir, ne pouvant s’écarter à temps en raison de son handicap, elle est percutée par la voiture de deux criminels en fuite. Les malfaiteurs refusent de s’arrêter pour secourir la femme, et elle meurt. Le sentiment de culpabilité du conjoint survivant est décuplé. Il se réfugie dans la vengeance. Il retrouve bientôt l’un des deux criminels, boxeur de son état, et le tue, mais il oublie un papier sur le lieu du crime, manifestement une liste cryptée. Un inspecteur de police se dit que l’homme capable de tuer un boxeur et susceptible de perdre un document crypté dans la bagarre, est probablement un ancien combattant des services spéciaux. Il demande au chef du service de cryptographie de l’aider à déchiffrer le code : chef qui n’est autre que le meurtrier du boxeur lui-même ! Malgré l’échec des équipes chargées de déchiffrer le document, le policier comprend qui est le coupable. « En défiant la loi », dit-il au meurtrier, « vous défiez tout ce pour quoi votre femme a été torturée. Alors pourquoi ne pas défier une chose de plus, votre propre conscience ? » Arrêté quelques instants plus tard au milieu de ses équipes, le chef-cryptographe leur laisse un dernier message en guise de testament professionnel : « Il n’existe pas de code qui ne puisse être déchiffré, parce qu’il n’existe pas de personne qui ne puisse être déchiffrée. » Avant que le mot FIN ne tombe, il révèle la clé du code que personne autour de lui ne parvenait à percer : Carol, le prénom de sa défunte épouse. Le papier tombé de sa poche était une liste cryptée des cadeaux qu’il voulait offrir à la femme de sa vie… Lorsqu’on connaît les obsessions de Leo Marks, on ne peut s’empêcher de penser que derrière cette Carol, il y a Violette, et les tourments que sa mort a suscité dans sa conscience malheureuse… En 1968, Michael Powell, à défaut de pouvoir réaliser des films en Angleterre, y produit Sebastian, mis en scène par David Greene et tiré d’une histoire signée Leo Marks. Le projet initial de Powell, qui ne vouait nullement rancune à Marks de l’avoir entraîné dans le naufrage du Voyeur, était de lui permettre de raconter son expérience de cryptographe. Mais l’essentiel avait déjà été dit de façon cryptée dans d’autres films. En outre, le scénario proposé par Marks est trop bavard : « S’il a jamais existé un homme qui en savait trop, c’est bien Leo, et il était temps qu’un auteur doué d’un certain talent pour la construction prenne les commandes et réduise de moitié ses deux cents pages », souligne Powell dans ses mémoires. Richard Vaugan Hughes fut chargé de remanier le script et finalement, Sebastian est un film d’espionnage sur fond de guerre froide, moins personnel que les films précédents inspirés par Marks. Comme c’est le cryptographe interprété par Dirk Bogarde qui sauve le « monde libre » de la menace soviétique, on y sent tout de même la défense et l’illustration de son métier par l’ancien responsable des codes du SOE. Marks était à l’évidence tiraillé entre la volonté de montrer que son action pendant la guerre avait été utile, et la honte de n’avoir affronté l’ennemi que par procuration, expédiant au sacrifice des agents qu’il surpassait par son intelligence mais qui le dominaient par leur héroïsme.

Leo Marks et le Diable

En 1997, Quentin Tarantino présenta un film anglais de 1968, intitulé Twisted Nerve, à la première édition de son festival de cinéma organisé à Austin, au Texas. En sortant de la salle, tous les spectateurs sifflotaient la musique de Twisted Nerve, une lancinante comptine dont l’auteur n’est autre que Bernard Hermann, le musicien attitré d’Hitchcock. C’est ainsi que Tarantino eut l’idée d’en faire le thème sifflé par Daryl Hannah lorsque, dans Kill Bill, elle se rend à l’hôpital où Uma Thurman est plongée dans le coma, avec pour mission de lui infliger une piqûre mortelle.

Marks rendait hommage à l’intelligence de Giskes, cet implacable ennemi qu’il n’aperçut qu’à travers le rideau nébuleux des codes secrets et des agents qu’il manipulait.

Twisted Nerve a été réalisé par Roy Boulting, cinéaste plutôt familier des comédies qui se frotte ici à un thriller psychologique et sanglant, sur un scénario de Leo Marks. Un jeune homme brillant et tourmenté (Hywell Bennett) trompe son entourage et s’introduit dans l’intimité d’une jeune fille (Hayley Mills) et de sa mère, tout en organisant le meurtre de son beau-père qu’il déteste. Le titre Twisted nerve (littéralement « nerf retourné ») provient de cet étrange vers d’un poème de George Sylvester Viereck : « Un nerf retourné, un ganglion tordu, prédestine le pêcheur ou le saint. » Le film comporte un passage de très mauvais goût qui déclencha une polémique justifiée, dans lequel un savant émet l’hypothèse selon laquelle une « erreur dans la structure d’un chromosome », de la même manière qu’il provoque le mongolisme, peut aussi chez d’autres sujets déclencher la psychopathie. Difficile de comprendre comment Leo Marks, homme de goût et de culture, a pu introduire un tel salmigondis pseudo-scientifique dans un scénario par ailleurs réussi. L’emploi du mot « chromosome » contient peut-être la clé du mystère. En effet, pendant la guerre, Leo Marks affronta à distance le redoutable Hermann Giskes, l’un de ses homologues allemands. Giskes avait réussi à percer les codes utilisés par les agents anglais aux Pays-Bas. Il continuait à envoyer des messages de la part des agents démasqués et les britanniques poursuivaient les parachutages. Mais Leo Marks finit par comprendre que les messages reçus des Pays-Bas étaient trop sereins pour être honnêtes. Il le signala à ses supérieurs. Ceux-ci expédièrent pourtant une cinquantaine d’agents à une mort inéluctable avant que Giskes ne finisse par transmettre en clair ce message d’une incroyable arrogance : « Il semble que vous tentiez ces jours-ci de faire du business aux Pays-Bas sans notre aide. C’est tout à fait déloyal et nous vous attendons dignement ! » Marks rendait hommage à l’intelligence de Giskes, cet implacable ennemi qu’il n’aperçut qu’à travers le rideau nébuleux des codes secrets et des agents qu’il manipulait. Mais il définissait les agissements du chef nazi comme ayant, par rapport aux siens, « un chromosome en moins ». S’il est une personne qui n’emploie jamais un mot par hasard, c’est bien Leo Marks. N’hésitant pas à massacrer une femme à la hache, le psychopathe de Twisted Nerve est considéré avec moins d’indulgence que celui du Voyeur, chez qui l’instinct de mort est indissociable de la pulsion amoureuse. Le premier, monstre sans scrupules issu d’une erreur chromosomique, serait-il une allégorie du nazi Giskes, tandis que le second, gentil jeune homme transformé en tueur en série par des forces qui le dépassent, symboliserait Leo Marks ?

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Grâce à Martin Scorsese, qui voue un véritable culte à la filmographie de Michael Powell, Le Voyeur retrouva le chemin des écrans au festival de New York de 1979. Scorsese sauva les dernières années de la vie de Powell en le faisant acclamer de festival en festival… et en lui permettant de rencontrer sa monteuse attitrée, Thelma Schoonmaker, qui allait devenir l’épouse du vieux réalisateur anglais. Mais Martin Scorsese n’oublia pas d’offrir également à Leo Marks, le maudit génie de Michael Powell, un hommage à la mesure de sa personnalité, en lui faisant jouer le rôle de Satan dans La Dernière tentation du Christ, qu’il réalisa en 1988. Ce film s’inspire du roman de Nikos Kazantzakis, dont le propos est de montrer que Jésus, qu’il ait été ou non Dieu parmi les hommes, eut à surmonter comme être de chair le terrible combat du bien et du mal. Lorsqu’une flamme surgit devant Jésus (Willem Dafoe) seul dans la nuit, la voix caressante et posée de Leo Marks sort des flammes et lance au jeune homme ce message corrupteur : « C’est moi que tu attendais (…) Joins-toi à moi. Ensemble nous régnerons sur les vivants et les morts. » En choisissant Leo Marks pour incarner Satan, Scorsese montre qu’il a, mieux que quiconque, décrypté son âme tourmentée. En dépit de ce discret hommage et malgré la notoriété que lui apportèrent la reconnaissance tardive du Voyeur et le succès de son livre de mémoires, Leo Marks eut une fin de vie plutôt triste. En 2000, un petit musée consacré à Violette Szabo fut inauguré à Heresford, tout près du Pays de Galles : Tania Szabo, Leo Marks et Virginie McKenna étaient présents à la cérémonie. La vedette d’Agent Secret S.Z. donna, comme dans le film, lecture de The Life That I Have. Mais la même année, Elena Gaussen divorça de Leo Marks après 34 ans de mariage. Il disparut un an plus tard, à l’âge de 80 ans, comme si la mort avait attendu pour le prendre qu’il soit seul face au souvenir de Violette Szabo, l’espionne dont il avait effleuré la main, et à qui il avait offert son poème d’amour en guise de billet pour l’au-delà.


Couverture : Zodiac, de David Fincher (2007).