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On a quelque chose à vous dire

Quand Piper a commencé à se confronter au système judiciaire, nous n’avons parlé à personne de notre situation à l’exception de quelques proches. C’était une décision à la fois pragmatique et guidée par l’émotion. À la fin des années 1990, Piper a mis fin à sa carrière dans les publireportages et la bulle Internet. Elle était à l’époque directrice artistique d’une agence en ligne qui semblait être rachetée et/ou changer de nom tous les trois mois. Son job consistait souvent à regarder par-dessus l’épaule d’un gamin de 20 ans pour s’assurer qu’il codait plutôt que de jouer à EverQuest, et pourtant elle tenait à le garder : il était important de rester actif pour ne pas avoir à penser à l’avenir. Ou à nos frais judiciaires, qui ne cessaient d’augmenter. Sans compter cette donnée cruciale : quand un de vos amis ou un membre de votre famille a toutes les chances d’aller en prison, le sujet menace de contaminer toutes les conversations. Même celles que nous avions avec les rares personnes au courant de la situation étaient épuisantes.

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Larry et Piper
Crédits : Ryan Pfluger

La réaction la plus agaçante était sans doute l’incrédulité de ceux qui ne pouvaient pas croire qu’une femme blanche de la classe moyenne puisse aller en prison pour trafic de drogues. C’est une opinion écœurante à de multiples niveaux, probablement parce que c’est vrai dans une certaine mesure… cela impliquait qu’on pouvait s’en sortir grâce à l’argent. Mais le pire, c’était de savoir que Piper irait en prison. Je ne savais pas exactement quand ni pour combien de temps avant qu’elle ne se présente devant le juge, par un matin glacial de décembre 2004. Elle a plaidé coupable à une accusation de blanchiment d’argent et écopé d’une sentence relativement clémente de 15 mois d’incarcération dans une prison fédérale. Piper était à la fois morte de peur, folle de rage et déprimée. Elle avait peur parce qu’elle ne savait pas à quoi s’attendre une fois à l’intérieur. On connaît peu de choses sur la vie des femmes en prison – la série télé des années 1980 Prisoner: Cell Block H et les mémoires de la meurtrière de l’inventeur du régime Scarsdale, Jean Harris, ne mènent pas bien loin. Elle était en colère parce que tout cela ressemblait à un véritable gâchis : on gâchait les ressources du gouvernement ; on gâchait la vie d’une citoyenne active et aujourd’hui respectueuse des lois, dix ans après que le crime avait été commis ; et on gâchait l’opportunité de lui faire faire des années de TIG – elle aurait pu travailler auprès de toxicomanes, parler aux jeunes des erreurs qu’elle avait commises, ou conseiller des jeunes femmes en difficulté. Enfin, elle était déprimée parce que passer six ans en sachant que vous pouvez être envoyé en prison n’importe quand briserait n’importe qui, même ma petite amie invincible.

De mon côté, je tenais le coup. Il y avait des moments où je repensais au choix qu’avait fait Piper d’enfreindre la loi et cela me mettait hors de moi. Je n’étais pas fâché parce qu’elle avait pris une mauvaise décision quand elle était jeune et bête. J’étais fâché parce que je ne pouvais pas m’empêcher de faire le calcul de tout le temps et l’énergie mentale que nous coûtait cette épreuve, du temps qui ne nous serait jamais rendu. Même avec toute la méditation du monde, la plupart des gens que je connais ne pourraient jamais se faire une raison en vivant si longtemps avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Une épée dont vous ne pouvez vous empêcher de penser qu’elle s’est plantée dans le cœur de vos plus belles années.

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La prison de Danbury

Malgré tout, ces sentiments restaient la plupart du temps en sourdine tant que nous étions en plein milieu du processus. S’énerver alors qu’elle flippait de devoir partir ou qu’elle essayait de trouver ses repères dans ce monde nouveau pour elle aurait été contre-productif. Je suis peut-être devenu plus irritable pendant le séjour de Piper en prison, mais je suis également devenu plus patient. Tandis que la sentence finale approchait, Piper a fait ce qui ressemblait à un coming out (« J’ai été reconnue coupable d’un crime… ») et nous avons organisé une fête d’adieux (« … et je vais devoir m’en aller pendant un petit moment ») pour annoncer la nouvelle à notre cercle d’amis étendu. En l’entendant, ils écarquillaient les yeux. Les gens nous posaient des questions confuses ou nous serraient la main chaleureusement. Si nous avions l’air si calme, c’est que nous étions tous les deux prêts à affronter son passage en prison puis à reprendre le cours de nos vies. Nous sommes devenus bons à ce genre de déclarations, comme une pièce de théâtre dont nous aurions connu le texte par cœur. J’ai aussi réalisé que lorsqu’on raconte une chose pareille à ses amis, ils prennent l’addition. J’ai commencé à réserver dans de meilleurs restaurants pour ces petits rassemblements. La façon dont nos amis ont réagi à la nouvelle nous en a appris autant sur eux que sur nous. Notre amie Candace a explosé : « Putain c’est pas vrai ! Je savais que vous prépariez un truc énorme ! Certains d’entre nous pensaient que vous bossiez pour la CIA. » Michael, d’habitude un de nos amis les plus sévères – Républicain de son état –, n’aurait pas pu se montrer plus compatissant et sa mère est devenue la correspondante préférée de Piper durant l’année qui a suivi.

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Les sandwichs au pastrami de chez Katz’s Delicatessen

Tout en mangeant un sandwich au pastrami de chez Katz’s Deli, notre ami Gary nous a dit : « Je vais vous dire la même chose que ce que j’ai dit à des amis mariés qui ont récemment découvert que la femme avait un cancer. Je leur ai dit que personne ne devrait avoir le cancer, mais que s’il y avait un couple qui pouvait résister à cette épreuve, c’était bien eux. » En d’autres termes : Si l’un de vous deux doit aller en prison, mieux vaut que ce soit toi chérie, parce qu’au moins tes amis savent que tout ira bien pour toi. Il m’a regardé, on s’est tous regardé, et on est tombés d’accord en silence. Larry, en revanche, ne survivrait pas derrière les barreaux.

Foie gras

Nous sommes au printemps 2013 et je regarde une avant-première de la série qui allait bientôt sortir sur Netflix, Orange Is the New Black. Un mec appelé Larry, qui me ressemble assez, fait sa demande en mariage à une blonde aux yeux bleus prénommée Piper, qui ressemble à la plus jeune cousine de ma femme. Ils sont sur la plage, comme c’était le cas lorsque je lui ai fait ma demande, et il sort la bague d’un sac en plastique hermétique, comme je l’ai fait. Larry Bloom, dans une de ses meilleures tirades, s’explique : « Il faut que je boucle ce truc avant que tu t’en ailles, Pipes. » Je suis presque sûr d’avoir dit ça aussi, mais même si ce n’est pas le cas, après cette scène, ceux de mes amis qui s’opposaient à Jason Biggs l’ont adopté. Pour info, je ne l’ai jamais appelée « Pipes ». Quand Piper a vendu l’option de son livre à Jenji Kohan, la créatrice de Weeds, on a demandé à un certain nombre de personnes de signer ce qu’on appelle des « droits de vie ». En bref : une certaine version de nos vies peut être présentée dans la série, et nous acceptons tous de ne pas poursuivre en justice les créateurs même si le personnage basé sur nous est montré comme étant snob, chiant, dominateur, petit ou n’importe quoi. Piper a dû accorder une confiance énorme à Jenji.

Piper a beaucoup d’instinct et elle n’est pas du genre à prendre des risques.

Si la série avait été irréaliste, salace ou tout simplement mauvaise, cela aurait pu nuire au livre de Piper, qui est une fenêtre sérieuse, accessible et largement dénuée de sexe sur le monde des prisons pour femmes américaines. Il s’agissait également de mémoires écrites par quelqu’un qui redoutait de le faire. Piper est une personne réservée qui n’a raconté son histoire que parce qu’elle pensait qu’elle pourrait ainsi amener les gens à lire un livre sur la prison qu’ils n’auraient sûrement pas lu autrement. À travers le « cheval de Troie » qu’elle incarnait, qui pourrait leur rappeler leur fille ou leur nièce, les lecteurs auraient un aperçu du monde riche et complexe qu’est celui des prisons pour femmes : qui sont-elles, que se passent-ils quand elles y entrent et dans quel monde sont-elles relâchées une fois libérées ? L’accueil qu’a reçu le livre Orange Is the New Black a donné l’opportunité à Piper de parler des réformes qu’il faudrait entreprendre sur le système carcéral – une opportunité offerte à peu de prisonniers.

Aujourd’hui bien sûr, la décision qu’elle a prise de confier une œuvre si personnelle à une étrangère – quoique primée aux Emmy Awards – semble évidente. Mais à l’époque, ça ne l’était pas du tout. Piper a beaucoup d’instinct (enfin, à une grosse exception près) et elle n’est pas du genre à prendre des risques. Elle aimait beaucoup Jenji et lui a fait confiance pour qu’elle fasse honneur à son livre et aux problèmes qu’il soulève, tout en faisant ce pour quoi elle est payée : une super série. De notre côté, nous faisions confiance à Piper, alors nous avons tous signé. À l’exception de son frère, qui ne fait jamais rien comme les autres. Quand la série a commencé à être mise sur les rails, Jenji nous a posé une question : pouvait-elle appeler les personnages principaux Piper et Larry ? Un choix difficile. Si la série faisait un carton, ce serait génial d’être « la vraie Piper », mais « le vrai Larry » ? Je me demandais pourquoi ils tenaient tant à utiliser un prénom qui a atteint l’apogée de sa popularité dans les années 1940. Mais sans trop réfléchir, j’ai accepté.

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Jason Biggs joue Larry Smith dans la série
Crédits : Netflix

C’était une décision bien plus importante que nous ne l’imaginions. Il est très marrant de voir une version adaptée des moments les plus intenses et les plus intimes de votre vie à la télé, et de savoir que des millions de gens l’auront vu en même temps que vous et qu’ils se seront forgés une opinion sur « Piper et Larry ». C’est une chose de voir quelqu’un lire le livre de votre femme dans le métro, mais c’en est une autre de faire la queue pour aller voir un film à Brooklyn et d’entendre un mec devant vous dire à la fille qui est avec lui : « Le kiosque devant lequel on vient de passer ressemble exactement à celui où Larry d’Orange Is The New Black achète tous les journaux qui ont publié son article. » C’est comme vivre une expérience de hors-corps, mais du corps de quelqu’un d’autre… vous voyez ce que je veux dire ? C’est aussi très étrange d’être ému par votre propre demande en mariage, récitée par quelqu’un d’autre.

Parfois, j’aurais souhaité avoir dit certaines des choses que Jason Biggs (qui joue Larry) dit à Taylor Schilling (qui joue Piper) et d’autres fois, j’étais contrarié que les auteurs n’aient pas utilisé certaines de mes répliques. Plongeons dans la série : Saison 1, Épisode 1, 19 minutes 30. Nous aussi étions sur l’eau, mais posés sur un gros rocher entouré de sable, au milieu d’une baie de la côte de Nouvelle-Angleterre, et pas sur la plage immense que vous voyez dans la série. J’avais bien rangé la bague dans un sac plastique hermétique, mais il n’y en avait pas qu’une seule, et il n’y avait pas de diamants. Je savais que Piper ne voudrait pas d’une grosse pierre. À la place, je lui ai donné sept petites bagues élégantes provenant de son bijoutier préféré, une pour chaque année que nous avions passée ensemble. À la différence de Larry Bloom, je n’ai pas filmé le moment sur mon portable, mais seulement parce qu’au début des années 2000, les téléphones portables ne faisaient pas de vidéo. Je peux vous assurer que si la scène se déroulait aujourd’hui, je le ferais, et Piper, comme son personnage, s’écrierait : « Oh, espèce d’enfoiré ! » en réalisant que la caméra tourne.

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Piper et Larry à leur mariage
Crédits : Larry Smith

« Qu’avez-vous fait la nuit précédant l’entrée de votre fiancée en prison ? » C’est une question qu’on me pose beaucoup, et à laquelle je n’aurais jamais imaginé devoir répondre avant d’apprendre le passé de Piper. Dans la version télévisée de nos vies, notre dernier dîner est constitué d’un rôti de porc partagé avec des amis dans un Brownstone de Brooklyn. Nous n’avons pas fait ça. Nous vivions encore dans l’East Village. Nous n’avons pas partagé notre dernière nuit avec qui que ce soit, d’ailleurs, même nos meilleurs amis. J’ai fait ce que je fais lors des occasions spéciales : je cuisine. Un gros steak, saignant comme les aime Pepper, avec des frites maison et ma fameuse salade aux légumes verts, au bleu, à la poire et aux edamames, plus une bouteille de vin rouge au top, le tout servi devant The Big Lebowski. Nous avons mangé du foie gras en entrée, dont les restes ont servi à préparer le sandwich au foie gras qu’elle raconte, dans son livre, avoir mangé dans la salle d’attente de la prison de Danbury. Dans la série, il s’est transformé en sandwich à la burrata qui, selon moi, n’est pas ce dont on a envie avant d’entrer en prison. Les scènes dans lesquelles Larry Bloom dépose Piper Chapman à la prison sont presque l’exacte réplique de ce qu’il s’est passé – les mots, les gestes, les baisers d’adieux – et elles sont douloureuses à voir. Nous nous sommes garés à l’extérieur de la prison pour que Piper puisse trier une pile de photos qu’elle avait le droit d’emporter avec elle dans un sac plastique transparent, chaque cliché représentant un souvenir de ce qu’elle ne pourrait pas être et de ce qu’elle serait privée pendant un moment. Nous avons roulé jusqu’à l’entrée de la prison, et le garde croyait que nous étions des visiteurs. Il a paru perplexe lorsque nous lui avons dit que Piper était là pour « se rendre ». Plus tard, j’apprendrais que Piper s’en sortait bien dans l’ensemble et qu’elle avait appris les ficelles du métier de tout prisonnier : survivre à l’intérieur. Je ne le savais pas à l’époque. C’était un jour triste et effrayant pour nous deux. tumblr_n2j6ehjgy71tvm5h4o1_1280

Détenu-e-s

Voilà les cinq choses les plus stupides que les gens m’ont demandé pendant les 13 mois d’incarcération de Piper : « Vas-tu aller la voir ? » « Un an pour lire et se remettre en forme ? Ça me semble plutôt pas mal. » « Maintenant qu’elle a du temps libre, tu penses qu’elle pourrait lire mon roman avant qu’il ne soit publié ? » « A-t-elle accès à ses mails ? » « Ta copine est en prison ? Cool. » Tout le monde se demandait comment la séparation nous affecterait, individuellement et en tant que couple. Ils s’inquiétaient un max. De la violence (pour elle). De notre sexualité (le manque que cela impliquerait pour nous deux). Du stress (pour nous et nos familles). Et de la santé (Ils présumaient qu’elle irait bien mais qu’il y avait de bonnes chances pour que je me nourrisse d’un bol de céréales et que je descende une demi-bouteille de vin rouge tous les soirs pour le dîner). Piper était convaincu qu’on peut survivre à n’importe quoi pendant un an, et que personne ne devait s’inquiéter pour elle. C’est tout elle : indépendante avec des nerfs d’acier. J’ai grandi avec une vision différente du monde des femmes, dans lequel elles étaient souvent un peu névrosées et en manque d’affection. Être avec Piper a été une révélation et un soulagement. L’inconvénient c’est que ce manque avait tendance à me manquer, et ça n’était pas le point fort de Piper. Mais je n’étais pas du tout ravi de savoir qu’elle allait devoir apprendre à se reposer sur moi de façon radicale. Déposer les armes n’a pas été facile pour elle, non plus que de réaliser ce qui lui serait plus tard d’une grande aide : elle n’était pas seule.

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Dans la salle des visites de la prison
Crédits : Larry Smith

On avait une logistique bien huilée pour gérer son absence. Avant qu’elle ne parte, nous avions créé thepipebomb.com, un site sur lequel je pourrais publier ses nouvelles et des informations sur les droits de visite, comment lui envoyer des livres, lui écrire des lettres, etc. La veille du jour où elle s’est présentée à la prison, Piper a créé une FAQ intitulée « Piper Kerman va en prison ». Elle  répondait à des questions comme : « À quoi ressemble une prison ? », « Est-ce que Martha Stewart sera là ? » et ma préférée : « Comment va Larry ? Devrais-je l’inviter à dîner ou quelque chose comme ça ? » Larry avait besoin qu’on soit aux petits soins pour lui, bien évidemment. J’avais un job à mi-temps qui était de m’occuper de la vie de Piper pendant qu’elle purgeait sa peine. Je payais ses factures, empêchais sa boite mail de déborder et signais pour ses colis, en me demandant si elle avait vraiment arrêté d’enchérir pour trouver des fripes sur Ebay. Je commençais par ma propre visite hebdomadaire puis gérais les autres de façon à ce qu’elle ne voit pas trois personnes au cours d’un week-end et personne le suivant. Contrairement à Piper Chapman, la véritable Piper avait une vaste communauté de personnes venues de tous horizons à l’extérieur, qui mouraient d’envie de la voir. Par moments, j’avais l’impression d’être à la croisée du président d’un fan club carcéral et la mère dévouée d’un joueur de foot, jonglant avec le planning de son enfant.

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On dit souvent que les proches des prisonniers « purgent leur peine avec eux ». Ce dont nous nous sommes rendus compte assez vite, en tant que petits copains et maris de détenues, c’est que nous purgions également la peine les uns avec les autres. Dès le début, Piper et moi savions que nous devions nous voir physiquement autant que possible pour notre bien à tous les deux. Les visiteurs sont la bouée de sauvetage des prisonniers. Ils sont essentiels pour de nombreuses raisons, mais au final je pense que nous leur rappelons – aux prisonnier comme aux autres – que les personnes incarcérées sont des personnes qui nous manquent à l’extérieur. D’après une étude de 2006 réalisée par Hedwig Lee de l’université de Washington et Christopher Wildeman de l’université de Yale, plus de 17 % des femmes américaines ont un membre de leur famille incarcéré. Le lieu le plus joyeux et le plus triste qu’il m’ait été donner de voir dans ma vie était le parloir de la prison de Danbury le jour de la fête des mères. La plupart des proches de prisonniers n’avaient pas autant de chance que moi. Je n’avais pas à batailler pour trouver de l’argent supplémentaire à mettre sur le compte de cantine de Piper, grâce auquel elle pouvait acheter du café ou du dentifrice. J’avais une voiture et je pouvais me payer sans souci l’essence nécessaire pour parcourir les 112 km jusqu’à la prison durant les heures de visites le week-end. La semaine, lorsque je venais du centre-ville, j’avais la chance que mon travail chez Men’s Journal me permette de finir assez tôt pour prendre un train pour Danbury. Je doute qu’un poste à Wall Street ou à Walgreens m’aurait permis autant de flexibilité.

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Les femmes de la prison de Danbury

Je venais presque toutes les semaines, créchant parfois à l’hôtel du coin pour pouvoir revenir le lendemain. Le parloir de la prison, qui était à l’époque ouvert du jeudi au dimanche (ils ont ensuite restreint les heures au samedi et dimanche seulement), ressemblait à une maternelle mal entretenue avec ses chaises et tables bancales, sa peinture écaillée et des inscriptions comme : « Souris, Dieu t’aime. » Quand je loupais une visite parce que j’étais envoyé en reportage par le magazine, je me sentais mal. Et quand je n’ai pas pu y aller parce que j’étais en week-end sur une plage du Mexique, avec six personnes qui ne faisaient pas partie d’un réseau international de trafic de drogue, je me suis senti mal. La salle des visites n’était pas remplie que d’hommes, mais ceux d’entre nous qui étaient là pour leurs femmes et leurs petites amies entretenaient un lien spécial. Comme aux toilettes pour hommes du Giants Stadium, où le trader se joint au plombier dans la communion des chants, nous étions réunis par une cause commune. On se sentait à la fois un peu à poil et un peu penauds, mais nous étions profondément loyaux et nous soutenions la même équipe. J’ai tissé de bons liens avec un type nommé Ray qui, comme moi, se retrouvait dans le parloir toutes les semaines. Ray était optimiste, toujours un sourire chaleureux sur le visage. Sa copine, Yoga Janet (alias la véritable Yoga Jones) était une jolie blonde, comme Piper, qui était en prison pour des délits en lien avec la drogue, comme Piper. Après les visites du jeudi ou du vendredi, quand je quittais le travail tôt et que je prenais le train depuis la ville, Ray me ramenait souvent dans sa coccinelle Volkswagen, du jazz dans les enceintes, allégeant la peine au fur et à mesure que Danbury s’effaçait du paysage – nous la retrouverions sept jours plus tard.

Acheter un Coca Light à sa fiancée au distributeur du parloir était une des plus grandes preuves d’amour qu’on pouvait lui donner.

Quand Piper a appris que John, le mari d’une de ses amies codétenues, était mon voisin à Brooklyn, je me suis arrangé pour lui donner un coup de main à l’occasion quand je m’y rendais, avec son bébé qui roupillait à l’arrière. John travaillait pour une firme de conseil en management et, contrairement à moi, ses amis et collègues de travail n’avaient aucune idée de la situation de son épouse. Les femmes représentent la frange de prisonniers qui connaît la croissance la plus rapide aux États-Unis (d’où le titre Orange Is the New Black), il n’y a donc jamais eu autant de personnes dans la situation de John et sa famille dans le pays. Je n’étais pas père quand Piper était incarcérée, mais je le suis à présent. Ce que vivent les enfants et les familles quand les mères sont envoyées en prison est indéfendable. Peu importe la configuration du covoiturage, on s’appréciait tous entre maris et petits amis de détenues. On parlait beaucoup logistique, comme si la prison était un puzzle à résoudre ou un match de foot imaginaire à gagner. Combien de « temps libre » (le bon point carcéral pour bonne conduite) ta femme a-t-elle obtenu ? Dans quelle maison de transition sera-t-elle transférée après la prison ? Durant tout ce temps, personne d’autre dans ma vie ne connaissait la réalité de ce qu’on vivait, personne d’autre n’aurait pu comprendre pourquoi acheter un Coca Light à sa fiancée au distributeur du parloir était une des plus grandes preuves d’amour qu’on pouvait lui donner. Et je ne sais pas pourquoi, mais nous ne parlions jamais de sexe.

Les fleurs sauvages

Qu’on soit clair : des mécanismes sexuels extrêmement frustrants se sont mis en place. Plus cela faisait de temps que Piper était enfermée, plus elle devenait attirante. Le jour où je l’ai déposée, ses yeux étaient gonflés de larmes et cerclés de cernes dues au manque de sommeil et à l’excès d’alcool. Une fois en prison, on peut être une larve et s’affaler pour regarder le pire de la télévision avec le casque disponible en magasin (42,90 $, quand ils en avaient), manger de la nourriture merdique et prendre du poids. Ou bien on peut lire tout ce qui vous passe sous la main, vivre de concombres, de choux-fleurs crus et de beurre de cacahuètes, et courir en cercle comme un rat autour d’une piste. Piper a choisi la deuxième option. Chaque semaine, ses muscles étaient de plus en plus dessinés, et j’avais de plus en plus envie d’elle. Pour ne pas arranger les choses, une détenue douée de ses mains lui avait fait un pantalon kaki très très très serré.

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Jason Biggs et le couple

Les règles de la prison autorisent un baiser rapide à l’arrivée et un autre à l’heure du départ. Après avoir passé du temps dans cette salle, semaine après semaine, j’étais un peu plus à l’aise. Un après-midi, un de nos longs baisers a été bruyamment interrompu par le gardien que nous surnommions « La star du porno gay » en raison de sa ressemblance avec une illustration de Tom of Finland (vous devez le connaître sous le nom de « Pornstache » dans la série). Il a beuglé à travers le parloir : « Gardez vos distances ou vous dégagez d’ici ! » Un moment humiliant pour moi et effrayant pour Piper. « Tu dois arrêter ça, Larry », m’a-t-elle engueulé. « Ils peuvent me mettre à l’isolement pour ça. » Ce gardien était le pire, mais il n’était pas le seul à jouer un rôle dans notre relation. Ils contrôlaient les moindres détails de la vie des détenues et, les jours de visites, ils contrôlaient celles de tout le monde. Même si cela ne pèse pas lourd par rapport à la fouille au corps, aux attouchements et à la déshumanisation globale que les prisonnières vivent au quotidien, ça me tuait de devoir me soumettre à leur autorité. On franchissait la porte, on crachait nos chewing-gums, on éteignait nos téléphones et on devait se taper les conneries du Bureau des prisons. Et on y répondait bêtement avec la plus extrême des courtoisies (ce qui correspond à l’idée que je me suis toujours faite de la lobotomie), comme si cela pouvait nous aider à obtenir les faveurs du gardien. Ça ne fonctionne pas au DMV et ça ne fonctionne pas plus au Bureau des prisons. Quand un détenu pose une question (Pourquoi le programme d’éducation générale a été suspendu ? Pourquoi la piste de course est fermée ?), le refrain auquel ils ont souvent recours est : « On ne vous doit rien. »

Ce principe organisateur (ne rien attendre) s’étend aux amis et à la famille du détenu. Mon vieux colocataire de San Francisco, David, est arrivé une fois dans une tenue peu convenable (un short) et on lui a demandé de faire demi-tour. Vous avez oublié votre carte d’identité ? Vous aurez eu beau leur montrer la même carte durant vingt semaines consécutives, si le gardien est de mauvaise humeur, vous dégagez. Quand on y pense (et nous étions quelques-uns à le faire) qui voulait être gardien de prison quand il était petit ? La plupart des gardiens avec lesquels j’ai discuté voulaient certainement faire autre chose de leur vie. À présent, ils essaient juste d’affronter chaque journée, et si on leur en donne l’opportunité, ils peuvent vous montrer une lueur d’humanité. Il y avait une gardienne qui se montrait toujours gentille et respectueuse, elle appelait toujours Piper dès mon arrivée.

J’ai discuté avec elle durant toute l’année et j’ai appris entre autres qu’avant ça, elle était exterminatrice. Elle s’est un peu refroidie après ma réprimande pour le baiser et m’a prévenu : « On m’a dit de garder un œil sur vous. » Mais je savais qu’elle ne faisait que son travail. Au fur et à mesure que les saisons passaient, le soleil a tourné au point de taper directement sur son bureau, derrière lequel elle était installée avec ses lunettes de soleil miroir, comme si elle s’était perdue sur le chemin du tournage de Terminator 5. On peut voir tellement de choses et de gens en observant la prison et ses alentours : des criminels, ou du moins des condamnés ; des personnes complètement démotivées, embauchées pour les « réprimander » et s’occuper d’eux ; une institution tellement à la dérive et insensée qu’il est difficile d’en espérer quoi que ce soit de mieux. Mais ce que toutes les personnes qui franchissent les portails d’une prison ont en commun, c’est qu’à un moment de leur vie, les choses ne se sont pas déroulées comme ils l’avaient prévu. FCIDanburylarge Me retrouver au parloir d’un centre correctionnel pour femmes presque toutes les semaines pendant un an n’avait jamais fait partie de mes plans. Mais une fois que ça a été le cas, j’ai été chargé d’une mission : faire sentir à Piper qu’il y avait un monde qui l’attendait à l’extérieur. À sa façon, la salle des visites était l’endroit où je pouvais faire en sorte que Piper se sente mieux par une méthode que les juifs connaissent bien : la nourrir. La nourriture provenant de l’extérieur était interdite, mais on pouvait en acheter dans les distributeurs. Ils ressemblaient à ces vieux automates qui présentent des tartes sur des assiettes, mais pas au sens cool du terme. Comme beaucoup d’autres choses en prison, le distributeur était aléatoire et imprévisible : du yaourt, des sandwichs bizarres et, le plus agaçant, des ailes de poulet surgelées qui pouvaient être là une semaine et disparaître la suivante.

J’amenais beaucoup de monnaie (les détenus ne sont pas autorisés à recevoir de l’argent) et nous  mangions du pop-corn au micro-ondes et des Fritos – les deux en même temps par gourmandise. Nous avons passé de très belles heures ensemble dans cette pièce. On ne parlait pas du cours de l’immobilier, du dernier article de The Atlantic sur la façon la plus morale d’élever ses enfants ou des moments où nous pourrions synchroniser nos plannings. Nous avions de longues conversations, parfois étranges, sur ce qui se passait dans sa vie et dans la mienne. Elle tirait le meilleur parti possible de son temps en prison : ses amis remplissaient sa boîte aux lettres de livres tirés de sa wishlist Amazon qu’elle dévorait ; elle écrivait des tonnes de lettres (une matière première inestimable quand elle a décidé d’écrire son livre) ; elle enchaînait les kilomètres sur la piste de course de la prison et développait de nouvelles compétences qui l’ont aidé à survivre comme je n’aurais pas su le faire. On ne se disputait pas pour des conneries du quotidien. On traînait juste ensemble en appréciant la présence de l’autre d’une façon très différente de tout ce que nous avions vécu jusque là, et comme nous ne l’avons pas refait depuis.

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Le séjour de Piper en prison a pris fin à Chicago, dans ce qu’on appelle un Centre correctionnel métropolitain, ou MCC. Danbury n’était pas le Club Med, mais les conditions à Chicago étaient bien pires. Comme beaucoup de choses au sein du système carcéral, le fait qu’elle ait été envoyée là-bas et gardée plus d’un mois avant de témoigner lors d’un procès de quelques heures n’avait pas beaucoup de sens.

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Piper à sa sortie de prison
Le 4 mars 2005
Crédits : Larry Smith

Le 4 mars 2005, treize mois après l’avoir déposée à Danbury, j’ai pris l’avion jusqu’à Chicago pour la ramener à la maison. Ça ne s’est pas passé comme on l’aurait voulu : Piper espérait quitter Danbury en ayant l’occasion de dire au revoir aux personnes qui avaient beaucoup compté pour elle lorsqu’elle purgeait sa peine. De mon côté, j’avais imaginé la sortir de ce lieu où je l’avais déposée avec tant de colère et de tristesse, en me gonflant le cœur de gratitude et de joie au fur et à mesure que la prison de Danbury disparaîtrait de notre vue. J’avais travaillé pendant des mois sur une playlist « Retour de prison ». À la place, quand sa peine a été terminée, Piper a été déposée devant une porte, portant un baggy pour homme et 28 $ qu’on lui avait donné pour qu’elle puisse recommencer sa vie. En attendant d’être libérée, elle regardait Martha Stewart quitter sa prison de Virginie-Occidentale en hélicoptère, à la télévision de l’unité pour femmes. « Cette salope m’a volé la vedette », dit-elle. On a pris un vol retour qui atterrissait à 22 h à Newark, et nous sommes enfin rentrés à la maison. Je lui ai rappelé qu’on vivait à présent à Brooklyn (on cherchait à quitter la ville et quand j’ai vu passer une bonne affaire, j’ai décidé de la saisir) et lui ai demandé où est-ce qu’elle voulait dîner. Elle aurait pu choisir le Blue Ribbon, qui reste ouvert tard, ou le luxueux restaurant de poisson du coin. Mais elle m’a dit : « Je veux une part de pizza. Et je veux rentrer à la maison. »

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Un an plus tard, lors du dixième anniversaire de notre rapprochement inattendu, nous nous sommes mariés. Entourés de nos amis et de notre famille, la nature s’est montrée coopérative et la pluie a fini par cesser, permettant à Piper de traverser un chemin boueux bordé de séquoias, aux côtés de ses parents et d’un ami qui chantait « Wildflowers », de Tom Petty. Alors que tout le monde se dirigeait vers la réception en bas de la rue, un gigantesque arc-en-ciel est apparu. C’était comme la scène finale d’un film. Ou peut-être celle que vous verrez un jour à la télé. Huit ans plus tard, nous étions dans une salle de projection du Jardin botanique de New York pour assister à l’avant-première d’Orange Is the New Black, dont la première saison était en lice pour 12 Emmy Awards. Nous avions passé du temps sur le tournage, visionné toute la série en avance et, comme beaucoup d’autres, nous avons pensé qu’elle ne ressemblait à rien de ce qu’on avait pu voir à la télévision auparavant. Même avant qu’elle ne soit rendue publique, elle faisait déjà le buzz. Cependant, nous n’avions aucune idée de l’impact qu’elle aurait en tant que divertissement, et encore moins comme base à des discussions sérieuses sur la prison, même si c’était ce que Piper espérait plus que tout. Nous n’aurions jamais pu deviner qu’un an plus tard, Piper aurait été appelée pour témoigner devant un Comité de la justice du Sénat, aux côtés d’improbables associés, tels que Ted Cruz et Al Franken, à propos de l’isolement en cellule et des femmes.

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Kerman lors d’une conférence
Crédits : Metro

Nous n’aurions pas pu deviner davantage que Laverne Cox (l’actrice transgenre qui interprète Sophia Burset) aurait fait la couverture de Time. Et personne ne m’avait préparé à entendre mon père raconter comment lui et son dentiste bavardaient, comme ils le font depuis les 20 dernières années, quand le bon vieux docteur a mentionné par hasard : « Lou, ma femme et moi regardons une série captivante sur des femmes en prison… » Mais ce soir-là, nous savions ce qui arriverait : le premier épisode de la première saison d’Orange Is the New Black – l’heure qui ressemble le plus à la vérité de nos vies d’après moi, y compris les personnages plus que réalistes « Piper » et « Larry ». Tout était là, sur grand écran : l’annonce du crime de Piper à nos familles, le sexe de la dernière nuit, les derniers moments de liberté dans la voiture. N’était-il pas étrange de revivre certains de ces moments intimes et affreux de nos vies avec nos familles assises juste à côté de nous et Ricky Gervais à deux sièges devant mon père ? Grave. C’était excitant. Totalement inattendu. Et, aussi bizarre soit-il de voir une adolescente déguisée en Piper Chapman pour Halloween, la véritable histoire qui a commencé en 1992 pour Piper et six ans plus tard pour moi lorsqu’elle m’a dit : « Il faut qu’on parle » sera toujours plus étrange que la fiction.

Comment ça finit ?

Toutes les semaines, on me pose la même question : « Comment ta vie a-t-elle changé ? » Le crime de Piper, la mise en accusation et la peine ont considérablement changé nos vies, pour le pire. Puis vient l’histoire de ce qui est arrivé ensuite. Contrairement à Piper, j’ai toujours écrit sur ma vie. Que ce soit un essai sur la raison pour laquelle Piper et moi avons décidé de nous marier dans le New York Times à un article dans Redbook sur mon séjour à Canyon Ranch avec ma mère (avec une photo de nous deux en peignoir avec des masques d’argile pour illustrer l’article). Je suis à l’aise avec l’idée de partager mes histoires intimes. Je n’ai pas peur d’être ridicule (cf. le masque d’argile). Je pense qu’on gagne toujours à partager nos histoires. C’est pourquoi j’ai lancé un site de storytelling SMITH Magazine, avec le slogan : « Tout le monde a une histoire. Quelle est la vôtre ? » Quand je m’adresse à des classes, j’essaye de faire comprendre à des enfants de sept ou huit ans que personne ne connaît mieux leur histoire qu’eux-mêmes : pas même leur famille, leurs amis ou quelqu’un qui cherche à les définir, que leurs intentions soient bonnes ou mauvaises.

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Larry et Piper à l’écran
Crédits : Netflix

Il est donc étrange que ma propre histoire ait été racontée dans les mémoires de ma femme et, en un sens, par l’adaptation que Netflix en a faite. La vérité, c’est que j’apprécie sans doute plus cette aventure que Piper. Elle ne s’intéresse que très peu à la célébrité et elle aime par-dessus tout avoir la chance d’évoquer les nombreux problèmes du système judiciaire américain, qui défie tout bon sens. Elle raconte comment elle a pu réduire sa peine à 15 mois au lieu de 22 parce qu’elle pouvait se payer beaucoup, beaucoup d’heures de réquisitoire zélé, tandis que 80 % des prévenus ont un avocat commis d’office qui a sûrement déjà une bien trop grosse charge de travail. Elle parle de ses rencontres avec des femmes en prison qui étaient là pour trois, cinq, dix ans ou plus, et qui lui faisaient se demander : « Cette personne a t-elle pu faire quelque chose de bien pire que ce que j’ai fait ? » (la réponse est « non »). Elle utilise son titre de « vraie Piper d’Orange Is the New Black » pour raconter une histoire importante et tragique sur les prisons américaines. Une histoire dans laquelle elle n’est qu’un pion minuscule, mais à qui on a donné un porte-voix. Quand City Arts & Lectures, qui organise des conférences au mois d’août dans la baie de San Francisco, a proposé à Piper de tenir un événement, elle m’a transféré le mail avec ces mots : « Chéri, je sais que tu vas adorer ça. » C’était le cas.

Le hasard faisant bien les choses, j’étais occupé à donner une conférence sur le storytelling à Los Angeles le même jour que l’intervention de Piper. L’organisation qui m’avait embauché avait répondu à ma demande de décaler ma prise de parole de quelques heures pour que je puisse attraper le vol pour San Francisco et que je puisse assister à l’intervention de mon épouse ce soir-là. Et puis le destin a fait des siennes : il y avait du mauvais temps en Californie du Nord et mon vol a été retardé de plusieurs heures. Je me trouvais dans le comté d’Orange et je devenais fou à l’idée de louper l’événement. J’avais envie de voir ma femme sur cette grande scène, devant 2 000 personnes, parmi lesquelles se trouvaient beaucoup de nos amis les plus proches. J’avais besoin d’entendre la foule rugir, rugir pour elle. J’ai atterri à l’aéroport de San Francisco et j’ai couru jusqu’à la station de taxi. « Je dois me rendre au Nourse Theater aussi vite que possible » ai-je dit au chauffeur. Je me suis précipité à l’intérieur à 20 h 50, débraillé et ivre d’adrénaline. « C’est presque terminé », m’a dit quelqu’un alors que j’arrivais dans l’auditorium.

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« La vraie Piper »
Crédits : Lyceum Agency

« C’est ma femme qui est là ! » ai-je dit, en poussant la porte comme un médecin fonçant en salle de réanimation cardiopulmonaire. Piper, bien sûr, n’avait pas besoin de réanimation. Elle discutait avec la journaliste Nancy Mullane. Le lendemain, un éditorialiste local a décrit ce qui s’était passé ensuite : M.W., qui a assisté à la conférence au City Arts & Lectures Talk de l’auteure d’Orange Is The New Black, Piper Kerman, raconte que Kerman, qui a purgé une peine de prison pour le rôle qu’elle a joué dans un trafic de stupéfiants, dit avoir, une fois rendue à la vie civile, courue à travers un long couloir dans les bras de son époux, Larry Smith. Personne ne court en prison, a ajouté Kerman, « car sinon on vous tire dessus ». Au moment où elle finissait de décrire cet aspect de la prison, une porte du fond de l’auditorium Nourse s’est ouverte à la volée et Smith est entré soudainement, comme si cela faisait partie d’une performance théâtrale. Il s’est avéré que son avion de Los Angeles avait été retardé… Depuis la scène, Kerman a tourné les yeux lorsque la porte s’est ouverte et qu’un rai de lumière est apparu. Elle a souri en disant : « En parlant de Larry Smith… » Le public a déclenché un tonnerre d’applaudissements.

En y repensant maintenant, je me demande bien pourquoi ils applaudissaient. Applaudissaient-ils parce que, comme l’écrit ma femme, je suis un type bien ? Applaudissaient-ils parce qu’ils avaient vu la série et qu’ils étaient soulagés de découvrir que je n’étais pas Larry Bloom ? Si je suis resté avec Piper, c’est que le contraire ne m’a jamais traversé l’esprit. J’ai plus tard signé un contrat de mariage avec Piper Kerman et un accord de droits de diffusion avec Jenji Kohan et Netflix. Maintenant, voilà ma version de l’histoire. Si vous me rencontrez un jour, j’espère que vous découvrirez que je ne suis ni le saint décrit dans le livre de Piper, ni l’idiot de la série télévisée… Mais je n’ai rien contre une bonne salve d’applaudissements.


Traduit de l’anglais par Antonin Padovani, Adélie Floch, Tancrède Chambraud et Nicolas Prouillac d’après l’article « My Life with Piper: From Big House to Small Screen », paru dans Matter. Couverture : Larry Smith et sa femme Piper Kerman (Ryan Pfluger/Matter).


AUJOURD’HUI JE SUIS JOURNALISTE, AVANT J’ÉTAIS TRAFIQUANT DE DROGUE

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Incarcéré à l’âge de 19 ans pour trafic de drogue, Seth Ferranti est devenu, au cours de ses 21 ans d’incarcération, un auteur prolifique.

Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Arthur Scheuer au cours d’un entretien avec Seth Ferranti. Les mots qui suivent sont les siens. Je ne me suis jamais considéré comme un criminel, je me considère comme un hors-la-loi. Un hors-la-loi, c’est quelqu’un qui enfreint une loi lorsqu’il a la conviction qu’elle est mauvaise. Un criminel tient plus du psychopathe, il n’hésite pas à jouer de son flingue. Je ne ferais jamais un truc pareil. Si j’ai vendu de la marijuana et du LSD, c’est parce que je pensais – et je le pense toujours – que le monde finira par arriver à la conclusion que ce genre de drogues ne devraient pas être interdites. Quand je dealais de la drogue, j’étais un hors-la-loi, pas un criminel.

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Seth a écrit l’essentiel de son œuvre en prison
Crédits : Seth Ferranti

I. Rock star

Quand j’étais gamin, je jouais dans des groupes. Je chantais, je jouais de la guitare. J’ai toujours eu une nature créative ; j’écrivais de la poésie et je me prenais pour Jim Morrison. J’avais 13 ans, c’était mon héros. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être une rock star. Mais il faut croire que je ne chantais pas assez bien pour atteindre ce niveau. Il a fallu que je trouve un autre moyen de m’exprimer : je suis devenu trafiquant de drogue. J’ai grandi dans la banlieue de L.A., et à l’époque, je suivais les Grateful Dead. J’étais fan du groupe et je me suis rapproché d’une bande de types qui les suivaient en tournée. On les appelait les Deadheads, et ces mecs prenaient beaucoup d’héroïne. J’avais 16 ans quand j’ai découvert ce milieu, et les types que j’admirais n’avaient pas plus de 19 ou 20 ans. Lorsque j’ai commencé à traîner avec eux, ils dealaient de la marijuana et du LSD – je les ai pris pour exemple et je m’y suis mis. C’étaient des modèles, pour moi. Ensuite ils se sont mis à trafiquer d’autres drogues, comme la coke et l’héroïne, et sont devenus accros. Ça les a mis en porte-à-faux avec leurs fournisseurs. Moi, je ramenais de l’argent, eux, ils se défonçaient. Du coup, les fournisseurs les ont mis hors-jeu et ont fini par faire exclusivement affaire avec moi. J’étais très jeune, mais j’ai foncé. Et mes amis junkies – car si tu touches à l’héro, c’est ce que tu deviens – se sont mis à bosser pour moi. Je suis heureux de n’avoir jamais essayé l’héroïne, car si ça avait été le cas, j’aurais plongé. J’en étais bien conscient et c’est pour ça que j’ai préféré m’en tenir aux hallucinogènes et à la marijuana.

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