La terre brûlante

C’est l’hiver dans la Tierra Caliente, une région au sud du Mexique. Le ciel est dégagé et les rayons du soleil scintillent sur le convoi en approche : deux énormes 4×4 s’avancent, l’un noir et l’autre gris, leurs passagers invisibles derrière les vitres teintées. Un pick-up de la police ferme la marche. En s’arrêtant, les véhicules soulèvent des nuages de poussière. Les portes s’ouvrent et bottes, chaussures et sandales frappent le sol, révélant plus d’une demi-douzaine d’hommes lourdement armés et une femme.

Ils n’ont pas l’air de gangsters effrayants. La plupart portent de simples polos bleu marine à manches courtes avec des badges blancs imprimés au niveau de la poitrine. Certains doivent avoir la quarantaine et leurs bedaines proéminentes passent par-dessus leurs ceintures. Leur arsenal en revanche – principalement des fusils d’assaut AR-15 – est impressionnant. Ils portent des gilets pare-balles criblés d’impacts. L’un des plus minces, qui porte un bermuda kaki, de grosses lunettes de soleil noires et un revolver à la ceinture, a le look d’un mercenaire américain escortant un diplomate important dans un pays en guerre.

Hipolito Mora in his bullet proof truck on his families lime ranch in La Ruana, Michoacán, Mexico, Tuesday, December 15, 2015. Hipolito Mora was one of the original founder of the autodefensa movement, which saw vigilantes spread across the state of Michoacán and drive out the cartel group the 'Knights of Templar'. Since the uprising began in 2013, other criminal groups have filled the space of the previous cartel and many look at the autodefensa movement as a failure. Mora has had many challenges over the last three years, including being sent to jail twice and having his son killed in a shootout Dec. 16, 2014 during a shootout with a rival group. This ranch is a very important place for Mora. "This is where I expect to die" said Mora, motioning to the hills surrounding the ranch, which would make for a great spot for a shooter to hide. "My son and I had plans to build up the house and make this out place, it was out dream, but that was before." (Brett Gundlock/Boreal Collective)

Hipólito Mora Chávez dans son pick-up blindé en décembre 2015
Crédits : Brett Gundlock/The Intercept

Cette attitude martiale est logique, ils sont bel et bien en mission. L’homme qu’ils protègent sort d’une Chevrolet blindée : trapu, la soixantaine, il porte une barbe grise coupée court et un chapeau de paille. Son nom : Hipólito Mora Chávez. En 2013, il a déclenché une insurrection citoyenne armée contre un puissant cartel du Michoacán. Cet État est sa terre natale. C’est aussi la zone de la côte pacifique mexicaine d’où proviennent la plupart des amphétamines qu’on trouve aux États-Unis. Entre eux, ils se surnomment les autodefensas, les groupes d’autodéfense. Leur insurrection a fait événement au Mexique.

Pour beaucoup, ces citoyens ordinaires ont courageusement accompli ce dont le gouvernement était incapable, ou ce dont il ne daignait pas s’occuper : démanteler l’organisation criminelle qui terrorisait la Tierra Caliente depuis des années. D’autres les voyaient comme des vigilantes irresponsables susceptibles de faire basculer la région dans un chaos encore plus grand. Plus de trois ans après le début du conflit, les choses se présentent mal pour Mora et ses troupes. Gangrené par les mêmes dérives criminelles contre lesquelles il luttait et divisé par l’action du gouvernement, le mouvement de Mora est aujourd’hui l’ombre de ce qu’il était.

Durant l’hiver 2014, son fils s’est fait tirer dessus lors d’une fusillade avec les membres d’un groupe rival. Mora s’est désormais engagé dans une vendetta contre l’homme qu’il tient pour responsable de sa mort. Il se sent profondément trahi par l’État, abandonné au milieu d’un océan d’ennemis. Un par un, il a fait quitter le pays à tous les membres de sa famille et se tient volontairement à distance de ses proches. À présent, il attend.

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La Tierra Caliente, en rouge

Tandis qu’il s’approche, Mora ne montre aucun signe de stress. Étonnant pour un homme qui se bat du côté des perdants de la guerre de la drogue mexicaine. Son 9 mm coincé dans sa ceinture est dissimulé sous sa guayabera bleue. Nous nous présentons devant le grand portail en fer qui mène à l’entrée principale de sa demeure.

Derrière ses lunettes à monture métallique, Mora me regarde droit dans les yeux. Il m’écoute expliquer les raisons de ma venue, hochant poliment la tête de temps à autre en souriant, puis il m’invite à entrer d’un geste de la main. Loin du thriller hollywoodien qui a conduit à une énième arrestation du baron de la drogue Joaquín « El Chapo » Guzmán en janvier 2016 – dont le traitement médiatique était digne d’une rock star –, la guerre de la drogue se joue principalement au niveau local et donne lieu à des tragédies que le reste du monde ignore la plupart du temps.

La Tierra Caliente est une des zones les plus touchées par le conflit. Trois jours durant, le leader des autodefensas m’a raconté comment le Michoacán est tombé sous la coupe des criminels, comment il a riposté en prenant les armes et comment cette riposte a finalement échoué. Le récit de Mora fait écho à d’autres voix ; celles d’autres opposants des cartels, de reporters et d’enquêteurs des droits de l’homme que j’ai rencontrés au mois décembre dernier dans l’État du Michoacán.

Ces témoignages donnent un aperçu d’une situation complexe qui découle plus de dix ans de violences dans la Tierra Caliente. Le nouveau visage d’un conflit auquel les États-Unis et l’Europe sont inextricablement liés.

Les Templiers

Encerclée par les montagnes, la Tierra Caliente est une plaine qui s’étend au sud-est du Michoacán et au nord de l’État voisin de Guerrero. À 800 kilomètres de la frontière étasunienne, les communautés rurales et les villes côtières de la région constituent les principaux bastions de l’exportation de la drogue vers le nord. Le Michoacán produit des tonnes d’amphétamines à destination des États-Unis. Quant à l’État de Guerrero, qui est depuis des années le plus grand producteur d’opium du Mexique, il joue un rôle fondamental dans la crise sanitaire liée à la consommation d’héroïne qui afflige actuellement les États-Unis.

Dans la région, les groupes armés issus d’anciens cartels autrefois tentaculaires, morcelés par des années de luttes intestines et d’affrontements avec les forces du gouvernement fédéral, forment une constellation bouillonnante dans laquelle chaque étoile veut s’accaparer une part du territoire. Les organisations criminelles qui se disputent la Tierra Caliente ne vivent pas que du trafic de drogue : elles vampirisent aussi la population locale à force de kidnappings et de racket. Dans certains endroits, leur contrôle sur les instances politiques locales est absolu et la frontière entre autorités et criminels a disparu.

C’est à Iguala, une petite ville de l’État de Guerrero où les trafiquants de la Tierra Caliente se mêlent au reste du monde, qu’un groupe de narcotrafiquants a fait disparaître 43 étudiants en septembre 2014, avec l’aide de la police locale. Il s’agit d’un des crimes les plus épouvantables de l’histoire moderne du Mexique. La recherche des corps des étudiants a conduit à la découverte d’un grand nombre de charniers disséminés dans tout l’État, expliquant une épidémie de disparitions qui a plongé la région dans la terreur.

L’année dernière, des experts internationaux des droits de l’homme qui enquêtaient sur la disparition des étudiants ont suggéré que ces derniers avaient peut-être interrompu malgré eux l’acheminement d’une cargaison de drogues à destination du Midwest américain.

A street view of La Ruana, Michoacán, Mexico, Wednesday, December 16, 2015. (Brett Gundlock/Boreal Collective)

La Ruana en décembre 2015
Crédits : Brett Gundlock/The Intercept

La situation de la Tierra Caliente rappelle le rôle essentiel que jouent les États-Unis dans les zones les plus troublées du Mexique. L’Amérique du Nord est non seulement le client n°1 des trafiquants de drogue, mais il s’agit aussi d’une source inépuisable d’armement, d’une banque où mettre à l’abri les fortunes clandestines et d’un symbole d’espoir pour tous ceux qui cherchent à échapper aux perspectives menaçantes de ces régions frappées par le chômage, la corruption et l’impunité. L’État du Michoacán est le foyer de plus de quatre millions de personnes. Un nombre presque équivalent de Michoacanos vit au nord du Rio Grande – la plupart en Californie, l’État qui accueille le plus grand nombre de migrants mexicains.

Pendant les vacances, des villes comme Apatzingán, considérée comme la capitale de la Tierra Caliente, se remplissent de Michoacanos qui rentrent chez eux et font profiter leurs proches de leurs dollars durement gagnés. Mora vit dans la petite ville poussiéreuse de La Ruana. Sur l’avenue principale, des guirlandes colorées suspendues au-dessus de la route accidentée projettent leurs ombres entremêlées sur l’asphalte. Dans les zones rurales qui couvrent la majeure partie du territoire mexicain, les gens vivent de la pêche, des mines et de l’exploitation forestière. Ici, c’est l’agriculture qui prédomine.

L’avocat et le citron vert sont devenus les symboles du Michoacán. L’État fait partie des plus grands producteurs et exportateurs de ces deux produits, dont la majeure partie est exportée  aux États-Unis. Les producteurs d’avocat et de citron vert jouissent d’une influence considérable, dans une région où la présence du gouvernement est inexistante. La structure de pouvoir séculaire des caciques y est toujours en vigueur. Mora a fait ses armes sur le marché du citron vert grâce à son frère aîné.

Hormis quelques années passées en Californie, il a passé la plus grande partie de sa vie d’adulte à s’occuper de la propriété agricole familiale, un ranch sur une terre vallonnée de quatorze hectares recouverte de citronniers. Pour un homme convaincu que les narcotrafiquants comme une part importante du gouvernement veulent sa mort, Mora ne cherche pas à se cacher. Sa maison aux murs ocre est facile à trouver. Devant celle de son voisin s’étend un patio artisanal, ombragé par une canopée de bâches de différentes couleurs. Sur la plus grande s’étale un poster blanchi par le soleil que Mora a utilisé pour se présenter à une élection locale, sans succès. Son salon au sol carrelé est lumineux, aéré et propre. Parmi les photos de famille accrochées aux murs, on distingue les portraits de Pancho Villa et Emiliano Zapata, les célèbres leaders de la révolution mexicaine.

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Portrait présidentiel de Felipe Calderón

Près d’un siècle après le passage de Villa et Zapata, le Mexique est de nouveau entré en guerre. Cette fois-ci, les combats ont débuté dans l’État de Mora lorsqu’en décembre 2006, le président Felipe Calderón a déployé des centaines de troupes au Michoacán dans le cadre d’une offensive anti-cartels. Il s’agissait de la première étape d’une campagne militaire durant laquelle plus de 96 000 agents des forces de sécurité mexicaines seraient déployés dans plus d’une demi-douzaine d’États.

Assis dans son salon, Mora exprime son soutien à Calderón, même si beaucoup considèrent l’offensive comme un fiasco qui n’a fait que plonger le Mexique dans une ère de violence inimaginable. « Je sais que beaucoup de gens sont très critiques vis-à-vis de lui », dit-il. « C’est vrai qu’il y a eu des dommages collatéraux. Je connais des personnes décédées pendant la guerre qui n’auraient jamais dû mourir. Mais la majorité de ceux qui sont morts étaient des criminels ou des policiers – c’est triste à dire, mais c’est le risque du métier. »

« Dans une guerre, il y a toujours des morts des deux côtés », rappelle Mora. Selon lui, Calderón est parvenu à instiller la peur chez les narcos. « Je pense qu’il a fait ce qu’il fallait faire », dit-il. « Ça n’a pas été inutile. » C’est une position controversée. La campagne militaire de Calderón représente une des plus noires périodes de l’histoire récente du Mexique. D’après le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, plus de 150 000 personnes ont été tuées au Mexique depuis le début du conflit. Plus de 26 000 autres ont été portées disparues.

Pourtant, il semble logique que Mora, qui n’a pas hésité à prendre lui-même les armes, se prononce en faveur d’une confrontation armée avec les cartels. Calderón et lui se rejoignent sur ce point. L’unique différence, c’est que Calderón est entré en guerre avec l’appui de l’armée mexicaine quand Mora ne disposait que d’un vieux fusil et d’un groupe de volontaires inexpérimentés.

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Pendant la majeure partie du XXe siècle, le Parti Révolutionnaire Institutionnel (ou PRI) supervisait le trafic de drogue mexicain. Tant que les trafiquants graissaient la patte des politiciens, le business continuait de tourner sans que les populations locales soient affectées. « Je pouvais sortir tard le soir et même dormir dans la rue », se souvient Mora. Personne ne serait venu le déranger. Cette quiétude a pris fin il y a quatorze ans.

MORELIA, MICHOACAN, 29SEPTIEMBRE2008.- El grupo denominado -La Familia Michoacana- coloc— esta ma–ana mas de 16 mantas en puentes peatonales y vehiculares de la cuidad de Morelia, deslind‡ndose del atentado del pasado 15 de Septiembre. FOTO:CUARTOSCURO.COM

Une bannière typique sur laquelle le cartel prétend être du côté du peuple
Crédits : Cuartoscuro

En 2000, après 71 ans au pouvoir, le PRI a perdu son mandat présidentiel. Le narco-État mexicain en a été profondément ébranlé. Tandis que les changements s’opéraient, les morts ont commencé à s’entasser. En septembre 2006, des hommes masqués et lourdement armés ont fait irruption dans la salle des fêtes d’Uruapan, à deux heures et demie de trajet au nord-est de La Ruana. Ils ont tiré en l’air et jeté sur la piste de danse un sac poubelle qui contenait cinq têtes décapitées. Une banderole l’accompagnait, annonçant l’identité et les intentions des coupables. L’organisation se faisait appeler La Familia Michoacana. « La Familia ne tue pas pour l’argent, elle ne tue ni les femmes ni les innocents : elle ne tue que ceux qui méritent de mourir », pouvait-on lire sur la sinistre annonce. « C’est la justice divine. »

Cette nuit-là a servi de prologue aux horreurs qui ont suivi : des corps se balançant sous les ponts, des cadavres démembrés exposés de façon théâtrale. Les mises en scène macabres sont bientôt devenues la routine. Trois mois plus tard, en décembre 2006, le président Calderón, originaire du Michoacán, a déclaré la guerre aux cartels et envoyé ses troupes dans l’État. Il avait débuté son mandat depuis deux semaines. En s’opposant à La Familia, Calderón a découvert un cartel unique en son genre. Les criminels avaient adapté leur stratégie au Michoacán. La Familia se présentait comme des enfants du pays devenus des justiciers, un rempart contre les prédateurs venus d’autres États comme les Zetas – un cartel formé par d’anciens membres des forces spéciales entraînés au combat par les États-Unis.

Selon La Familia, leurs rivaux faisaient du tort aux Michoacanos en revendant leurs amphétamines dans l’État plutôt que d’exporter la marchandise vers le nord. Le cartel assortissait son prétendu engagement envers les Michoacanos de fanatisme religieux. Le chantre de cette spiritualité était un homme appelé Nazario Moreno Gonzalez, grand amateur de bande-dessinée qui avait grandi dans une famille pauvre et rêvait d’avoir le pouvoir de parler aux animaux. Dans les années 1980, il avait émigré aux États-Unis et s’était installé en Californie, puis au Texas. Il adorait Braveheart et Le Parrain, et dévorait les romans de John Elredge, un évangéliste dont le best-seller, Indomptable : le secret de l’âme masculine, appelait les hommes chrétiens à reconquérir leur virilité et à adopter une interprétation « musclée » de la foi.

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Nazario Moreno Gonzalez, dit « El Chayo »
Crédits : Zocalo.com.mx

Condamné pour trafic de drogues à McAllen, au Texas, Moreno a fui pour retourner dans la Tierra Caliente en 2003, où il a intégré le commandement de La Familia. Moreno a hérité de plusieurs surnoms, dont El Más Loco (« le plus fou »), un surnom faisant écho à son tempérament. Mais la plupart des gens l’appelaient El Chayo. Auteur prolifique, il publiait régulièrement ses réflexions sur la religion, la politique et la virilité. Ses écrits ont été largement diffusés dans la région.

El Chayo accordait une importance toute particulière à la discipline. Il avait officiellement interdit à ses hommes, qui étudiaient ses ouvrages avec docilité, de prendre des amphétamines. Il était de notoriété publique qu’il allait jusqu’à les exécuter en cas de non-respect des consignes. Sous l’autorité d’El Chayo et d’une poignée d’autres généraux, La Familia s’est immiscée dans tous les aspects de la vie de la région. Le cartel a fait construire des écoles et des cliniques de désintoxication pour accueillir des patients en voie de guérison, auxquels ils faisaient subir un lavage de cerveau. Ils ont bientôt compté des milliers de membres.

En décembre 2010, l’administration Calderón, qui s’était montrée jusqu’ici incapable de freiner l’avancée des trafiquants, a semblé retrouver la main. Les autorités ont annoncé la mort d’El Chayo après un combat intensif de deux jours durant lequel 2 000 agents des forces gouvernementales ont été déployés. Le gouvernement a aussitôt claironné que la mort du narcotrafiquant signait la fin de La Familia. On raconte que les hommes d’El Chayo auraient traîné le cadavre criblé de balles de leur chef dans les montagnes. Ils auraient construit un mausolée en haut d’une colline surplombant Apatzingán, à l’intérieur duquel se trouverait une statue d’El Chayo surveillée par des caméras. Bientôt, d’autres statues sont apparues dans la Tierra Caliente.

La rumeur s’est répandue que le fantôme du narcotrafiquant, tout vêtu de blanc, hantait les montagnes du Michoacán et faisait des baptêmes. Les habitants se sont mis à l’appeler Saint Nazario. En réalité, El Chayo avait survécu à la fusillade. Entouré de ses hommes les plus fidèles, il a fondé une nouvelle organisation : Los Caballeros Templarios (Les Chevaliers Templiers). Le cartel a soigneusement adopté les traditions des Templiers, ajoutant des croix rouges à leurs vêtements et instaurant des rituels initiatiques au cours desquels ils utilisaient des épées médiévales.

Le cartel des Chevaliers Templiers ne s’est pas contenté de reprendre les affaires de La Familia, il a aussi entraîné l’audace et la bizarrerie du crime organisé vers des cimes jamais atteintes jusque là. El Chayo est devenu une véritable légende, un rebelle immortel qui avait non seulement défié l’État mais qui était parvenu à le contrôler de l’intérieur.

Le cartel a resserré son étreinte sur la Tierra Caliente et extorqué les producteurs de citrons verts.

En plus de l’économie illégale du Michoacán, les Templarios ont réussi à s’emparer de certains secteurs clés de l’économie légale, comme les exploitations forestières et l’industrie minière. Les chauffeurs de taxi étaient enrôlés comme guetteurs, créant un vaste réseau de renseignement. Quant aux funérariums, ils étaient contraints d’offrir leurs services au cartel.

En contrôlant la police locale et les maires des villes, les membres des cartels s’arrogeaient le droit de « résoudre » les litiges fonciers et manipulaient les notaires pour légitimer leurs réquisitions de véhicules, de terrains et de maisons. Ils faisaient étalage de leurs crimes et châtiaient publiquement les mécontents. Les habitants d’Apatzingán accusés par le cartel d’être des « criminels » étaient traînés sur la grande place, déshabillés et portés sur des planches en bois. D’autres étaient crucifiés.

En 2011, tandis que les Templarios prenaient le pouvoir, la commission fédérale pour les droits de l’homme et l’université San Nicolás Hidalgo du Michoacán a publié un petit livre intitulé El México que yo vivo, « le Mexique que je vis ». Le livre contenait des dizaines de dessins faits par des enfants âgés entre 7 et 12 ans, à qui on avait demandé de représenter leur État et ce qu’il s’y passait. Le premier dessin montrait une femme en robe jaune victime d’un vol à mains armés. Elle levait les bras au ciel et criait à l’aide. Sur le second, on voyait la police en pleine fusillade, un cadavre dessiné au premier plan à côté d’une Kalachnikov. Le troisième dessin représentait lui aussi un cadavre, mais il était criblé de balles et étendu dans une mare de sang. Les scènes macabres n’en finissaient pas : sur 45 dessins, 35 décrivaient des scènes de violence.

Les Templarios se disaient porteurs de justice, mais c’était un mensonge. Les hommes d’El Chayo prenaient ce qu’ils voulaient, quand ils voulaient. Les habitants racontent que des jeunes femmes et des petites-filles étaient fréquemment kidnappées par les criminels et refaisaient surface des mois plus tard, enceintes et mises au rebut par le cartel. « Ils étaient partout », se souvient Mora. « Juges, avocats, prêtres, membres de l’administration, douaniers… »

La vermine

Pendant plus d’une décennie, Mora a vu le gang resserrer son étreinte sur la Tierra Caliente et extorquer les producteurs de citrons verts, les principaux employeurs locaux. « Ici comme dans le reste de la région, c’est la culture du citron vert qui offre le plus d’emplois », explique Mora. Pendant l’essor de La Familia, la Tierra Caliente a connu un boom agricole au cours duquel le citron a presque doublé de valeur, grâce aux exportations à destination des États-Unis. Quand les Templarios ont pris le pouvoir, ils ont instauré une fixation des prix qui a pris le marché local à la gorge. « Les Templarios ont appelé quatre ou cinq hommes d’affaires, des grands patrons de l’industrie du citron », raconte Mora. « Ils leur ont dit qu’ils devaient arrêter la production quand ils le décidaient. Ça pouvait être trois fois par semaine, d’autres fois deux, voire une seule fois certaines semaines. »

Hipolito Mora at his families lime ranch in La Ruana, Michoacán, Mexico, Tuesday, December 15, 2015. Hipolito Mora was one of the original founder of the autodefensa movement, which saw vigilantes spread across the state of Michoacán and drive out the cartel group the 'Knights of Templar'. Since the uprising began in 2013, other criminal groups have filled the space of the previous cartel and many look at the autodefensa movement as a failure. Mora has had many challenges over the last three years, including being sent to jail twice and having his son killed in a shootout Dec. 16, 2014 during a shootout with a rival group. This ranch is a very important place for Mora. "This is where I expect to die" said Mora, motioning to the hills surrounding the ranch, which would make for a great spot for a shooter to hide. "My son and I had plans to build up the house and make this out place, it was out dream, but that was before." (Brett Gundlock/Boreal Collective)

Mora sur les terres de sa famille
Crédits : Brett Gundlock/The Intercept

« Parfois, on n’avait pas le droit de travailler », se souvient Mora. « Ce que personne n’osait contester car sinon, on se faisait tuer. Ils tuaient beaucoup de gens et menaçaient leurs employeurs. » Mora raconte que la première fois qu’il a riposté contre le cartel, c’était sous le gouvernement Calderón. Il est allé jusqu’à Mexico pour rencontrer le président. « Personne n’a voulu me recevoir », dit-il. Il est retourné dans la Tierra Caliente et a tenté de convaincre ses amis d’organiser la résistance. « Non, laisse tomber, si on fait ça, on est morts », lui répondaient-ils invariablement. Ils n’avaient pas tort.

Mora et ses collaborateurs n’auraient pas tardé à rejoindre les photos de crimes sanglants commis par les Templarios affichées dans les dernières pages du journal local. Mais Mora ne pouvait pas se résoudre à abandonner et pendant deux ans, il a songé jour et nuit à ce qu’il pouvait faire pour arrêter ça. Le 1er décembre 2012, le PRI a repris le pouvoir au Mexique. L’ère Calderón était finie. En guise d’adieux, le cartel a laissé un message à l’ancien chef de l’État : « Nous vous souhaitons bonne chance, à vous et votre famille. » Enrique Peña Nieto, le nouveau président, a voulu changer l’image que le Mexique renvoyait à l’international en mettant en place des réformes dynamiques, afin de créer de la croissance et améliorer les perspectives d’avenir.

Les médias du monde entier ont salué sa politique. Un an après son arrivée au pouvoir, Time Magazine le mettait en couverture avec en gros titre : « Saving Mexico » (« Sauver le Mexique »). Ils allaient un peu vite en besogne. À l’échelle nationale, on a commencé à constater une baisse des crimes liés à la drogue après la prise de pouvoir de Peña Nieto, mais la violence a nettement empiré dans certaines régions. Le Michoacán connaissait alors le plus grand nombre d’homicides de l’histoire du Mexique et la plupart des crimes étaient perpétrés dans la Tierra Caliente.

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Enrique Peña Nieto en couverture du Time
Crédits : Time Magazine

Mora, qui continuait d’organiser secrètement l’insurrection, a finalement trouvé une brèche dans laquelle s’engouffrer et il a réussi à convaincre cinq amis – « des gens en qui j’ai toujours eu confiance » – de participer à une réunion clandestine dans un verger. « Qu’allons-nous faire ? » a demandé Mora aux hommes qui l’écoutaient. « Allons-nous attendre qu’ils nous tuent tous ? Allons-nous mourir de faim ? »

Pour Mora, la réponse était sans appel. « Nous devons nous battre. » Les hommes avaient peur. « Comment se battre sans armes ni argent ? » demandaient-ils. Le groupe de Mora n’était pas prêt à entrer en guerre contre une organisation criminelle armée jusqu’aux dents. Mora n’avait que deux fusils, dont un fabriqué par son voisin 30 ans auparavant. Pourtant, il est parvenu à convaincre ses amis d’organiser un débat public sur la situation à La Ruana. Ils ont engagé un chauffeur local pour qu’il arpente les rues en faisant des annonces par mégaphone.

Le matin du 24 février 2013, le chauffeur s’est mis en route : « Les habitants de la ville sont invités à se regrouper de toute urgence à 10 heures du matin au jardin principal ! » Les dés étaient lancés. Un proche de Mora lui a annoncé qu’il renonçait à s’engager. Mora a alors demandé à son fils Manuel, un maçon de 32 ans, s’il soutiendrait son père. Il n’en a pas fallu davantage pour le convaincre de courir à la maison chercher son pistolet.

Après avoir rassemblé ses hommes, Mora leur a dit que si personne ne choisissait de les suivre, il rentrerait chez lui et attendrait que les Templarios viennent le chercher. « Je sais que je ne gagnerai pas », se souvient-il d’avoir dit, « mais au moins, je mourrai au combat. » Lorsqu’ils sont arrivés, la place de la ville était noire de monde, dont beaucoup portaient un masque. Debout face à la foule, Mora a déclaré que c’était lui qui les avait convoqués. « Le fait qu’ils ne nous laissent pas travailler me fatigue autant que vous », leur a-t-il dit. Il a demandé à tous ceux qui avaient le courage de se battre contre le cartel de s’avancer.

Selon lui, près de 250 personnes se sont approchées. « Prenez ce que vous avez pour vous battre », a-t-il encouragé la foule, « et nous irons les chercher. » Certains habitants sont revenus avec des fusils d’assaut et des Kalachnikov, car d’après Mora, « les producteurs de citrons verts ont assez d’argent pour en acheter ». Mais la plupart des volontaires, à défaut d’autre chose, étaient armés de simples fusils de chasse ou de pistolets – des armes que la plupart d’entre eux ne savaient pas utiliser. En mobylette ou à vélo, la milice fraîchement constituée s’est dirigée vers les maisons volées ou détenues par les Templarios.

Selon Mora, il s’agissait d’une bande improvisée de « simples cueilleurs », des ouvriers du bas de l’échelle de la culture du citron vert. Ils se sont rendus devant les maisons des Templarios et les ont trouvées vides. « Nous n’avons pas tiré un seul coup de feu », affirme Mora. Les femmes des Templiers présentes sur la place avaient prévenu les membres du cartel, explique-t-il. Ces derniers avaient laissé derrière eux des armes ainsi qu’un grand nombre de voitures immatriculées à Mexico. « Des voitures de luxe », dit Mora. « Des Mercedes-Benz et des BMW. » Ses hommes disposaient à présent de moyens de transport.

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José Manuel Mireles Valverde
Crédits : DR

Plusieurs heures après que Mora a rassemblé ses troupes, un médecin de la ville voisine de Tepalcatepec l’a imité. José Manuel Mireles Valverde avait passé dix ans à survivre de petits jobs à Modesto, en Californie. Il n’était pas autorisé à pratiquer la médecine aux États-Unis et s’était porté volontaire à la Croix Rouge pour traduire les contenus médicaux à l’intention des migrants hispanophones.

En 2007, Mireles et sa famille sont retournés à Michoacán alors que la violence y était plus présente que jamais. Les Templarios ont décapité trois de ses voisins. En tant que docteur, Mireles soignait les jeunes femmes et les petites filles kidnappées et violées par les hommes du cartel. Grand, le physique avantageux, Mireles est devenu la figure la emblématique du mouvement des autodefensas à 55 ans.

Ses fans, ses admirateurs et ses ennemis le connaissent tous sous le nom du « Docteur ». Avec Mora et Mireles aux commandes, le soulèvement a rapidement pris de l’ampleur. Les hommes du Docteur ont érigé des barricades faites de sacs de sable et tendu des bannières prévenant les Templarios des risques qu’ils couraient s’ils osaient s’aventurer en ville. Mora a établi son quartier général dans un ranch appartenant au cartel. Les mois suivants ont été rythmés par les fusillades et les raids, le tout couvert par les médias. Les Templiers ont assiégé les petites villes comme La Ruana, où le mouvement était né, donnant lieu à des pénuries de nourriture, de carburant et de médicaments. Des Michoacanas expatriés aux États-Unis sont rentrés chez eux pour se joindre au combat.

Au début du mois d’avril 2013, les hommes du cartel ont tendu une embuscade aux travailleurs de La Ruana, pendant une manifestation. Une douzaine de personnes ont été tuées au cours du « massacre des limoneros ». Mais la colère des Templarios n’a pas empêché le mouvement de continuer à croître. En moins d’un an, des unités autodefensas ont vu le jour dans 33 municipalités parmi les 113 que compte l’État du Michoacán. La pression exercée par les citoyens a porté un coup fatal au pouvoir des Templiers dans l’État.

Tandis qu’augmentait le nombre d’autodefensas, certains d’entre eux ont commencé à se montrer en public armés de fusils d’assaut et d’autres armes lourdes, interdites par la loi mexicaine sauf en cas de possession d’un permis militaire. Les médias étrangers se demandaient qui était derrière le mouvement. Ils spéculaient que des forces obscures devaient en tirer les ficelles. Il est vrai que La Familia comme les Chevaliers Templiers avaient commis leurs crimes en se présentant comme des justiciers. Bientôt, des rapports d’abus des autodefensas ont fait surface.

Dans Cartel Land, le documentaire réalisé en 2015 sur le mouvement, on voit Mireles lutter contre les dérives criminelles au sein de son groupe. Il donne également l’ordre d’exécuter un Templario présumé. Mora apparaît lui aussi dans le film, assis aux côtés de Mireles lors d’une rencontre entre leaders des autodefensas. « Parfois, les chefs qui édictent les règles sont les premiers à les enfreindre », dit Mora à ses camarades.

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La Ruana, dans le Michoacán
Crédits : Omar Sánchez de Tagle

Mora continue d’affirmer que la majeure partie des armes utilisées par ses hommes ont été prises aux mains des Templiers et de leurs complices au sein des autorités. Pour appuyer ses dires, il fait le récit d’une confrontation avec le chef de la police de Buenavista, sous contrôle du cartel. « Tout le monde sait qu’ils n’hésitent pas à arrêter les gens pour les envoyer aux Templarios », dit-il. « La police se fiche que les gens le sachent. »

Lors de leur rencontre, Mora était accompagné de sa garde rapprochée. Le directeur, quant à lui, était entouré de 15 policiers lourdement armés. « Je voulais te voir pour que nous trouvions un arrangement », a proposé le directeur. « Écoute-moi bien », a rétorqué Mora. « Je ne t’ai jamais vu, mais je sais qui tu es. Je sais auprès de qui tu prends tes ordres et je sais que tu es un assassin. Il n’y aura aucun arrangement entre nous. »

Après une confrontation tendue, fusils pointés, Mora raconte que ses hommes ont confisqué les armes des policiers, leurs gilets pare-balles et leurs voitures de patrouille. « On a coffré le directeur et on a laissé partir les autres », dit Mora. « Voilà d’où proviennent les armes qui nous auraient été soi-disant données par les narcos. » D’après Mora, la section du mouvement qu’il dirige était rongée par la criminalité dès le début. Il est l’un des seuls à s’être dressé contre ce poison. Après avoir fait emprisonner le directeur des forces de sécurité locales, Mora raconte qu’il a été approché par des amis d’El Chayo qui prétendaient lui avoir tourné le dos. Ils ont dit à Mora qu’il n’avait « aucune chance de gagner seul contre les assassins d’El Chayo ».

« On les connaît. On sait le genre d’hommes qu’il a sous ses ordres. On sait de combien d’argent et de quelles armes ils disposent », lui ont-ils dit. Ils ont proposé de laisser le champ libre au cartel Jalisco Nouvelle Génération, une étoile montante du paysage criminel mexicain, pour s’introduire dans la Tierra Caliente et utiliser leurs assassins pour éliminer les Templarios. Mora dit avoir répondu par un non catégorique. « C’est la raison pour laquelle on a pris les armes : pour en finir avec toute cette vermine », explique-t-il. « De mon point de vue, les cartels sont tous les mêmes. Ce sont des assassins. » Mora dit qu’il a finalement reconduit les hommes hors de la ville – une solution temporaire à un problème récurrent et profond. Ses ennuis ne faisaient que commencer.

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COMMENT LA LUTTE DES AUTODEFENSAS A TOURNÉ AU CAUCHEMAR

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Traduit de l’anglais par Lucile Martinez d’après l’article « The Hot Land », paru dans The Intercept.

Couverture : Mora défile pour l’anniversaire des autodefensas. (Cuartoscuro)