Le langage des boxeurs sur le ring, ce sont leurs poings et leurs corps, leurs grognements et leurs haussements de sourcils et leurs mentons avancés, ainsi que leurs sourires déformés glissant sur les protège-dents. Lorsque la cloche retentit et sonne le début du round, l’univers se rétracte en un souffle pour ne plus former qu’un cube lumineux battant au rythme du mouvement des corps et des cris de la foule. La toile suinte de sueur et de sang, les deux combattants sont auréolés de halos lumineux. Au premier son de cloche, Sadam « World Kid » Ali et « Smokin » Jay Krupp se ruent l’un sur l’autre sans retenue. Nous sommes le 30 septembre 2013, et Sadam – un boxeur de 25 ans de la catégorie des superlégers, qui est né et a grandi à Canarsie, un quartier du sud de Brooklyn – montre ce qu’il sait faire pour la première fois depuis qu’il a signé en juin avec Golden Boy Promotions, la compagnie du décuple champion du monde de boxe Oscar de la Hoya. Krupp a 30 ans – il est originaire de la Nouvelle-Orléans et vit actuellement dans la région de Catskill, dans l’État de New-York – et il est annoncé comme un adversaire d’échauffement pour Sadam. Il occupe l’espace du ring avec la démarche lourde de l’homme qui doit faire ses preuves. Mais pour quelqu’un qui est resté invaincu lors de ses combats en tant que professionnel, Sadam semble fébrile. Il arrive qu’il s’engage trop dans ses coups et glisse sur la toile. Dans les dernières secondes du premier round, Krupp profite d’un déséquilibre de Sadam et expédie un solide direct sur le menton du jeune boxeur. Pour la première fois de sa carrière professionnelle, Sadam est envoyé au tapis.

oconnor10

Sadam Ali à Brooklyn
Crédits : Kim Yoon Sup

De gloire et de boxe

Sadam, à l’instar de bon nombre de boxeurs new-yorkais, est fils d’immigrés. Son père, Mahmoud, est arrivé du Yémen lorsqu’il était enfant. La famille s’est installée à Bedford-Stuyvesant, dans le nord de Brooklyn. Mahmoud, qui travaille maintenant comme agent immobilier, arbore une moustache et des cheveux clairsemés, peignés vers l’arrière. C’est un homme tranquille, à la voix calme, mais il a un petit rire lorsqu’on lui pose des questions dont il pense que les réponses sont évidentes. « C’est le meilleur pays au monde, m’a-t-il dit au téléphone. C’est le seul pays où on peut voir toutes les religions, toutes sortes de gens. Qui donc ne voudrait pas venir aux États-Unis ? » Selon un sondage de 2010, près de 36 000 habitants de Brooklyn revendiquent leur origine arabe (l’Association des Arabes Américains de New York estime ce chiffre plus proche de 117 000). Comme beaucoup de communautés d’immigrés de l’arrondissement, ils ont eu tendance à se rassembler dans des enclaves en s’installant dans des quartiers comme Downtown Brooklyn et Bay Ridge. Mais Mahmoud voyait les choses différemment pour sa famille. En 1988, lui et sa femme se sont installés avec leurs enfants à Canarsie. « Canarsie est un quartier où il y a de la mixité sociale, dit Mahmoud. C’est le genre de quartier où l’on veut volontiers s’installer. » C’est donc là que Sadam a grandi, et où la famille Ali vit toujours. Les habitants de Canarsie adorent l’idée de compter parmi eux un boxeur talentueux. « Sadam trouve sa place dans n’importe quelle communauté. Tout le monde l’adore – que ce soit à Canarsie ou ailleurs, dit Mahmoud. Nous avons notre place dans n’importe quel quartier, n’importe où. »

Boxer demande un niveau surhumain de maîtrise et de discipline – c’est beaucoup demander à un enfant de 8 ans.

Au sein de la famille Ali, les femmes sont nombreuses – quand Sadam était encore tout jeune, son père était le seul homme à la maison. Il a passé ses jeunes années à jouer avec ses sœurs et ses cousines, sous la surveillance de sa mère et de sa grand-mère. « Je n’ai jamais été en compagnie de garçons, dit Sadam avec un grand sourire. Je ne jouais qu’à des jeux de filles : le rami, les comptines… » Mahmoud s’inquiétait du fait que son fils ne passe pas de temps avec des garçons alors il a commencé à emmener son fils au karaté directement après l’école ; le week-end, il suivait en parallèle des cours de karaté et de gymnastique. À l’âge de 8 ans, inspiré par le boxeur yéméno-britannique Naseem « le Prince » Hamed, Sadam a demandé à son père s’il pouvait commencer la boxe. Hamed, qui était connu pour sa personnalité ardente et ses entrées théâtrales, qui l’ont amené au moins une fois à arriver sur le ring porté sur un palanquin, est resté un modèle pour Sadam. Le sens du spectacle de Hamed se retrouve dans la façon de combattre d’Ali – modérée par une plus grande humilité. Hamed était également très éloquent quant il s’agissait de montrer sa foi musulmane, invoquant fréquemment le takbîr – le terme arabe décrivant l’expression « Allahu akbar », ou « Dieu est grand » – sur scène. Captivé par les arrivées de Hamed sur le ring avec ses saltos par dessus les cordes et ses pas de danse électriques, Sadam s’est mis à rêver de gloire et de boxe. Mahmoud, qui avait pu voir le plaisir que prenait son fils à ses cours de karaté, l’a autorisé à faire de la boxe. Sadam a donc commencé les entraînements au nouveau centre de boxe du quartier de Bed-Stuy. « C’est la meilleure chose qui me soit arrivée dans la vie, mec, dit Sadam. C’est venu naturellement pour moi. Enfin, je n’étais pas bon quand j’ai commencé, mais je veux dire que maintenant, c’est comme une seconde nature. » Boxer demande un niveau surhumain de maîtrise et de discipline – c’est beaucoup demander à un enfant de 8 ans. Depuis ses débuts, Mahmoud a été un soutien permanent dans la progression de son fils. Sadam lui doit sa carrière : chaque instant de sa vie ou presque a été planifié, la logistique prise en charge et dirigée par Mahmoud. Beaucoup d’adolescents se seraient rebellés dans de telles conditions, mais pas Sadam. « Il y a différents types de pères de boxeurs, explique Sadam. Il y a les pères qui provoquent la haine de la boxe chez leur enfant. Mon père, lui, m’a fait adorer la boxe. » « Tout dépend de la façon de débuter avec votre enfant, dit Mahmoud. Si vous le laissez prendre son envol seul et faire les choses de la mauvaise manière, ou si vous le laissez être au mauvais endroit sans que vous ne vous en rendiez compte, et que vous continuez de laisser faire – et j’en connais des gamins comme ça – c’est de plus en plus difficile de les corriger par la suite. Mais si vous partez sur de bonnes bases, en les élevant de la bonne manière et en empêchant qu’ils s’y prennent mal, cela devient de plus en plus facile. Je n’ai eu absolument aucun souci avec Sadam. » Encore aujourd’hui, Mahmoud est présent à la plupart des échauffements et des entraînements de Sadam. Il observe son fils avec fierté, laissant la plupart du temps aux entraîneurs le soin de le critiquer, mais lui glissant de temps à autre quelques conseils et encouragements lorsqu’il lui bande les mains, ou quand il lui apporte de l’eau. La mère de Sadam, au contraire, n’a jamais assisté à un combat. Même lorsque toute la famille Ali se rassemble devant la télévision pour le regarder, elle se cache le visage, incapable de supporter la vision de son fils encaissant des coups sur le visage, la chair entourant ses grands yeux marron toute gonflée et tuméfiée. Elle n’a jamais voulu qu’il combatte, mais cela le rend heureux.

oconnor12

L’échauffement
Mahmoud regarde son fils s’entraîner
Crédits : Kim Yoon Sup

Grâce à sa famille — en particulier à Mahmoud, Sadam n’a jamais eu d’autre boulot que la boxe. Un tel investissement, bien que nécessaire, se paie au prix fort. « Cela vous fait décrocher du boulot, et sacrifier beaucoup de choses », me confie Mahmoud. Il est fatigué, et cela se comprend. Son fils et lui se sont déplacés ensemble pour environ 200 combats amateurs aux quatre coins du pays, et même à l’étranger. Adam, son plus jeune fils âgé maintenant de 5 ans, ne recevra pas autant d’attention, loin s’en faut. « C’est impossible. C’est trop pour moi ! plaisante Mahmoud. Cela représente trop de trajets, trop de travail. » « Adam devra trouver lui-même sa voie. Je l’aiderai autant que possible, mais je ne serai pas capable de faire pour lui ce que j’ai fait pour Sadam. »

Un homme modeste

L’un des partenaires d’entraînement de Sadam est Frank Galarza – Américain d’origine porto-ricaine de 27 ans –, un poids moyen sorti de Red Hook qui vit maintenant à East New York, un quartier voisin de Canarsie, où vit Ali. Galarza vient d’un tout autre monde que Sadam. Le père de Galarza, lui-même boxeur en son temps, a été tué par balle quand Frank avait 7 ans. Sa mère est morte d’une overdose quand il en avait 9. Il a découvert la boxe à 17 ans et c’était un jeune prometteur, mais la pression de la vie de la rue s’est avérée trop lourde à supporter. « Ouais, tu vois, je viens de là, mec », répond Frank lorsque je lui demande quel a été le moteur de son succès actuel (lui aussi est invaincu). Après sept années de drogues et de violence, il déclare : « Je me suis rendu compte que je devais changer, sinon j’allais finir par en mourir. »

« Je suis juste un gars modeste », a dit Sadam au cours d’une autre interview. « Je suis simplement gentil avec tout le monde. »

Les histoires de boxeurs qui, comme Frank Galarza, doivent se battre dans la vie comme sur le ring, sont innombrables. Sadam ne rentre pas dans ce schéma-là – sa famille était stable et l’a soutenu dans sa carrière. Mais il a néanmoins dû défier les lois de la probabilité pour arriver là où il est aujourd’hui. Il n’est pas facile d’être un jeune Américain d’origine arabe aux États-Unis aujourd’hui. Partout, dans chaque rue, il court toujours le risque d’être jugé sur son apparence. « C’est une génération entière d’Arabes musulmans américains qui, d’une façon ou d’une autre, a vécu un jour une expérience où le 11 septembre était évoqué en filigrane », écrit Anna Fifield dans le Financial Times. Fifield précise également qu’un quart des personnes arabo-américaines dit ressentir un état de stress moyen à élevé par peur des préjugés racistes. Les communautés musulmanes et arabes de New York sont sous étroite surveillance du NYPD, à un niveau d’intensité qui devient orwellien, comme l’ont rapporté récemment Matt Apuzzo et Adam Goldman dans un article d’un magazine new-yorkais sur l’unité d’études démographiques du département de la police, une escouade de police secrète ayant pour mission de collecter des informations à but anti-terroriste. Les révélations d’Apuzzo et Goldman n’étaient cependant pas une nouvelle pour les cibles de ces pratiques. Dans son livre de 2008, Qu’est-ce que cela fait d’être un problème ?, Moustafa Bayoumi, un professeur agrégé d’anglais à l’université de Brooklyn, fait référence au phénomène de ces jeunes Arabes américains qui modifient leur nom pour passer pour des jeunes latino-américains. Sadam, au contraire, n’envisagera jamais un tel changement radical – il aime son nom, que les gens retiennent. « Je ne changerais de nom pour rien au monde, a-t-il dit à Fifield. Personne ne devrait être jugé d’après son nom. » Le père de Frank Sinatra, Antony Martin Sinatra, un boxeur, combattait sous le nom de Marty O’Brien. « Je suis juste un gars modeste », a dit Sadam au cours d’une autre interview. « Je suis simplement gentil avec tout le monde. Je me sens bien avec tout le monde. » Sadam a toutefois fait allusion, de manière détournée, à ses relations avec le monde extérieur : « Beaucoup de gens m’ont sous-estimé parce que j’étais d’origine arabe, me confie-t-il. Il y a peu de bons boxeurs arabes. Personne ne pensait que je participerais aux Jeux Olympiques pour l’équipe des États-Unis. » — ce qu’il a fait.

~

Au troisième round, Sadam a commencé à imposer son rythme. Krupp se déplace bizarrement tout autour du ring, ses mouvements paraissant d’autant plus incertains si on les compare à la grâce instinctive dont fait preuve Sadam une fois rasséréné, comme s’il avait été réveillé par ce coup à la mâchoire. Il reste environ une minute dans le troisième round. Krupp envoie un coup sauvage en direction de Sadam, dans les cordes, et celui-ci le pare avec sa garde, décrochant soudain un puissant crochet du gauche qui atteint Krupp au menton. Krupp s’effondre sur le tapis. Sadam sent l’odeur du sang, il passe le reste du round à pourchasser un Krupp chancelant, essayant d’enchaîner et de placer des coups énergiques, mais qui manquent leur cible pour la plupart. La cloche retentit et Krupp regagne son coin. Il est clairement sonné et a de la chance d’avoir évité d’être renvoyé à nouveau au tapis, ou même d’avoir échappé au K.O. pur et simple. Sadam retourne lui aussi de son côté du ring. Il domine le combat, mais il a laissé passer l’occasion de tuer l’escarmouche rapidement. C’est un combat long, et la patience a son rôle à jouer.

oconnor13

Père et fils
Crédits : Kim Yoon Sup

Andre Rozier et Leonard Wilson, les entraîneurs de Sadam, sont irrités. « Les directs sont la clé, Sadam !  crie Rozier. Tu as un beau direct. Je veux le voir davantage. » « Ali ne vaut rien ! » crie l’entraîneur de Krupp à la figure amochée de son boxeur. L’erreur d’appréciation provient peut-être du fait que Sadam paraît un peu rouillé. Près d’un an s’est écoulé depuis son dernier affrontement, et ce combat-ci n’était pas un combat facile pour s’entraîner. Le Ramadan venait tout juste de s’achever quand la rencontre a été annoncée. Il avait espéré avoir jusqu’à la fin d’octobre pour se préparer. Au lieu de cela, il a commencé son entraînement pendant le mois sacré. Du 10 juillet au 7 août, Sadam n’a pas mangé ni bu pendant les heures de la journée, sans cesser de s’entraîner pour autant. Même en y allant tranquillement – jogging quotidien, focalisation sur les exercices de poids –, les préparations ont été rudes. Quand j’ai rencontré Sadam pour la première fois au club de boxe de Starrett City, avec six semaines à tenir avant son combat, nous ignorions toujours qui il allait combattre – mais le jeune boxeur avait haussé les épaules avec un sourire. « Quand je monte sur le ring, il ne me faut que 45 secondes à une minute pour cerner le type de boxeur à qui j’ai affaire », m’a-t-il expliqué. Sadam est fier de sa capacité à s’adapter à toutes les situations, à reconnaître les faiblesses de ses adversaires et à les exploiter. « Je peux vraiment déterminer, d’après sa façon de sauter dans le coin du ring avant le combat, s’il va se ruer sur moi et balancer ses coups ou s’il est du genre à se déplacer partout. » « Je peux venir au contact et attaquer directement, ou je peux bouger. Je peux être le petit malin qui envoie un coup de poing puis se décale et te fait manquer ton coup. Je peux tout faire. C’est un truc de boxeur, mec, dit Sadam. C’est pas donné à tout le monde. » Il a à peine bu une gorgée d’eau que retentissent des « Sadam ! Allez ! » et qu’il est rappelé sur le ring, ou vers le sac de frappe qui lui sert d’adversaire. La plupart du temps, les spectateurs ne peuvent pas vraiment se rendre compte de l’extrême niveau de capacités physiques que les boxeurs doivent garder. Tenir un ou deux rounds, cela semble facile, nous a prévenu Frank Lanza, un natif du Bronx de 79 ans qui fréquente souvent les salles de boxe. « Mais si vous n’êtes pas au top de votre forme, maintenir votre garde avec vos mains hautes, c’est comme maintenir des briques à bout de bras. » Et en effet, la première fois que j’ai regardé Sadam combattre à l’entraînement, trois semaines après la fin du Ramadan, j’ai été étonné de constater qu’il avait l’air plus lent que le combattant que j’avais vu sur des vidéos YouTube. « On le décrasse », m’a dit Andre Rozier, l’entraîneur de longue date de Sadam, accompagnant ses paroles d’un grand geste de la main. Rozier est grand, pas loin d’1 m 90. Il entraîne des boxeurs à Starrett City depuis plus de trente ans, sous un parking dans les tours de Spring Creek dans East New York. Il compose et brode par ailleurs lui-même les shorts et les vestes de ses combattants. Sadam a fait la connaissance de Rozier lorsqu’il avait 12 ans. Ils se connaissaient à peine quand Rozier a demandé à Sadam d’enchaîner une série de plus sur un sac de frappe. Sadam a refusé. Rozier s’est approché du garçon et a rugi : « Personne ne me dit “non” ! » avant d’attraper des haltères et de les passer brusquement à Sadam. « 200 sauts bras tendu, a-t-il ordonné. Dépêche-toi ! » Sadam a cherché son père des yeux. Andre aussi. Mahmoud leur a rendu leur regard, a souri, puis a tourné la tête. En se remémorant la terreur qui s’est imprimée sur le visage de Sadam, Rozier glousse. « Il pensait que son père allait intervenir ! » Après 150 sauts, les haltères dans chaque main, Andre a dit à Sadam d’arrêter. « Tu vas dire non à ce que je te dis de faire, la prochaine fois ? » a-t-il demandé. Sadam a secoué la tête. « Bien, a dit Andre. Nous disions donc : encore deux séries. » Andre m’a raconté cette anecdote alors que Sadam frappait sur le punchingball. Sadam nous a regardés et s’est arrêté pour faire une objection, avant qu’Andre ne lui crie sans se retourner : « Continue de travailler ! »

oconnor15

Exercices
L’entraîneur Leonard Wilson veille sur Sadam au club Starrett City
Crédits : Kim Yoon Sup

Un autre partenaire de Sadam, un gaucher, l’a interpellé entre deux séquences de sac de frappe et lui a demandé de faire une photo avec lui. Sadam s’y est prêté de bonne volonté, quand Andre l’a fusillé du regard et lui a crié de retourner à son exercice. Il a tiré Sadam du sac de frappe vers le mur et l’a sommé de faire une série de coups contre le mur. Sadam a sautillé d’avant en arrière d’un pied sur l’autre. Il frappait légèrement le sac de temps en temps et haussait les sourcils comme pour dire : « Ben quoi ? Je travaille. » Les autres boxeurs ont eu un sourire en coin devant cette marque d’insolence feinte. Soudain, Andre s’est mis à chanter, d’une voix forte et claire, sur l’air de la chanson « You’ll Never Find Another Love Like Mine », de Lou Rawls : « Vous ne trouverez pas, / Vous pouvez toujours chercher, / Quelqu’un d’aussi paresseux que Sadam. » Sadam a décoché quelques crochets du gauche dans le mur, qui ont résonné dans la petite salle, et Andre a continué de chanter.

Krupp au sol

La boxe à New York a perdu de son ampleur passée. Deux combats seulement ont été programmés au Madison Square Garden en 2012, et deux en 2011. La démolition du stade Ebbet Field en 1960 – qui avait été le théâtre de nombreux championnats dans la première moitié du siècle – a été un coup dur pour la boxe new-yorkaise. Mais la raison majeure de ce déclin est due à l’ombre portée d’autres endroits, comme par exemple Las Vegas. Les casinos de Vegas et d’ailleurs sont en mesure de subventionner des combats avec paris et de maintenir des prix bas en raison d’une plus grande souplesse du droit du travail. Les fans de boxe comptent sur le centre Barclays, le deuxième stade de la ville en termes de taille, pour motiver les deux stades à mettre au point une programmation plus rentable. Les fans comptent aussi sur la compagnie Golden Boy pour raviver la flamme de la culture pugilistique de la ville, en investissant durablement dans des boxeurs et des salles d’entraînement. À l’heure actuelle, la compagnie promotionnelle, qui a ses quartiers généraux près de Los Angeles, est en phase de discussion avec Brooklyn Sports and Entertainment, le partenaire événementiel de Barclays, afin d’organiser et de promouvoir des combats au stade.

« Ali ! Ali ! Ali ! » : les cris ont résonné sans interruption pendant que Sadam combattait.

Lanza, qui a combattu pour les deux tournois New York Golden Gloves de 1952 et 1953 (1953 a été la dernière année où le tournoi amateur s’est déroulé sans l’obligation de porter des protections au niveau de la tête), confesse qu’il est content de ce qu’a fait Barclays pour ce sport jusqu’à présent – même s’il s’est principalement agi de suggérer au Madison Square Garden de rafraîchir sa présentation. « Ils ont refait le Garden le mois dernier », dit-il, évoquant la rénovation pour un milliard de dollars du Madison Square Garden en octobre 2013. « Ils avaient besoin d’un peu de tonus là-dedans. » De son côté, Sadam était excité de combattre sur une si grande scène, à domicile – dans l’arrondissement de New York qui a vu monter Floyd Patterson, Mike Tyson et Riddick Bowe. « C’est tellement grand, tellement beau », s’est-il exclamé un jour après un entraînement. « Et c’est à Brooklyn ! » Le combat contre Krupp est la première marche vers la fameuse ceinture. « La prochaine étape pour lui, ce sera de gravir une autre marche en faisant un peu de compétition », a dit Lanza. Golden Boy, qui représente également Floyd Mayweather, a pour but de former des champions. « Ils essaient de lui trouver un adversaire qui ne soit pas trop fort pour lui, explique Lanza. Pour ne pas le faire paniquer. Ce ne serait pas bon non plus. Faut faire gaffe à lui. » Sadam a passé la plus grande partie de sa vie à travailler pour avoir l’occasion d’être là où il est aujourd’hui. Au lycée, entre ses deux victoires consécutives au championnat des National Golden Glove en poids plume (57 kg) en 2006 et en poids léger (60 kg) en 2007, Sadam a emporté le bronze pour les États-Unis aux championnats du monde juniors en 2006 à Agadir, au Maroc. Deux ans après, il représentait les États-Unis aux Jeux Olympiques de Pékin en 2008 — le tout premier Américain d’origine arabe à se qualifier dans l’équipe olympique américaine, et le premier new-yorkais à se qualifier en près de vingt ans. Mahmoud m’a confié que, alors qu’il se faisait du souci pour son fils en ces temps-là, il était maintenant en mesure de pouvoir profiter du spectacle un peu plus sereinement. « Il y a cette légère nervosité au début, mais cela fait ça à tout le monde, dit-il. Même aux boxeurs eux-même. Aucun boxeur ne va monter sur le ring sans être un peu nerveux. Beaucoup disent : “Je ne suis pas nerveux ! Je suis prêt !” C’est un mensonge. Il est impossible qu’un boxeur monte sur le ring en étant tout à fait calme. Chaque boxeur ressent cette anxiété. » Il marque une pause. « Tout le monde la ressent. »

~

Certains boxeurs montent sur le ring car ils souhaitent cogner des gens ; Mike Tyson, l’enfant de Bed-Stuy qui a grandi à Brownsville, était célèbre pour sa brutalité, sur le ring et en dehors. « Quand je combats quelqu’un, je veux briser sa volonté. Je veux lui enlever sa virilité », a déclaré Tyson dans une interview donnée à Sports Illustrated en 1988. « Je veux lui arracher le cœur et le lui montrer. » Et par hasard, il se trouve que Krupp est entraîné par l’ancien coach de Tyson, Kevin Rooney. De tels boxeurs apaisent les bas instincts de la foule, car la foule n’est pas loyale. Le public d’un match de boxe encourage le combattant qu’il supporte lorsqu’il monte sur le ring, quand la première cloche retentit, lorsqu’il se déplace bien et qu’il a l’air puissant, mais la triste vérité, c’est qu’elle veut du sang – la foule se moque du vainqueur tant qu’il y a un perdant. Assister à un match de boxe permet de ressentir un instant la soif de violence qui a attiré pendant des centaines d’années les Romains aux arènes pour regarder s’étriper des gladiateurs. Au cours du combat précédant celui de Sadam, une lueur ressemblant à de la haine a surgi derrière les yeux clairs du poids léger Miguel Zuniga lorsqu’il a dirigé son regard vers son adversaire, Michael Perez. Peu importait le nombre de coups portés par Perez, Zuniga continuait à revenir à l’assaut, comme tiré vers l’avant par une sorte de magnétisme bestial. Après huit rounds, les deux boxeurs ruisselaient de sang, et l’arbitre a levé le poing de Perez au-dessus de sa tête, sous les applaudissements polis de la foule. La déception du public devant l’absence d’une conclusion plus brutale était palpable.

brooklyn-sadam-ulyces-couv

Pose
Crédits : Kim Yoon Sup

« Ali ! Ali ! Ali ! » : les cris ont résonné sans interruption pendant que Sadam combattait — un spectateur a même vainement tenté d’entraîner le reste de la foule à chanter « Ali, bomaye ! » (« Ali, tue-le ! »), à la manière des Zaïrois lors du Rumble in the Jungle, le combat mythique qui a opposé Mohamed Ali à George Foreman, à Kinshasa. La foule est manifestement largement en faveur du boxeur de Canarsie, mais chaque fois que Krupp contre un enchaînement et amène Sadam trop près par un déluge de coups de poings protecteurs, le public retient son souffle. Au cours du combat, Sadam ajuste sa tactique : se renforcer d’un côté, se replier d’un autre, pousser Krupp a étendre ses coups, l’attirant plus près. Il met ces stratégies au point au fur et à mesure, jaugeant les situations et y réagissant de la bonne manière, se plaçant au bon endroit au bon moment. De round en round, Sadam laisse Krupp faire des embardées autour du ring, alterne entre les rôles de chasseur et de proie. À une minute de la fin du combat, Krupp s’élance sauvagement sur Sadam, l’atteignant plusieurs fois sur le corps. Plus que 20 secondes, il continue d’attaquer, mais tombe dans le piège de son adversaire et tente un direct à la coordination incertaine, déséquilibré, auquel Sadam répond par un puissant crochet du droit, mettant Krupp à genoux. Sadam se tourne vers un coin du ring, et salue théâtralement la foule en transe lorsque Krupp se redresse sur ses pieds, titubant. Sadam et Krupp se martèlent l’un-l’autre durant quelques secondes encore, mais l’issue du combat est certaine avec ce second knock-down. Sadam est le vainqueur, la décision est unanime. « C’est un boxeur du genre désespéré », dira Sadam à propos de Krupp après le combat. Tout le contraire de Sadam. Le surnom « World Kid » est adapté pour ce fils d’immigrants, qui rit quand il se bat – Sadam Ali boxe avec classe, combat sauvagement mais sans ressentiment, sans fourberie. Ici encore, comme le disait le boxeur Floyd Patterson à Gay Talese, « c’est dans la défaite qu’un homme se révèle ». Cependant, Patterson était un homme vaincu lorsqu’il a confié ces paroles à Talese, quand Sadam devient plus fort d’un combat à l’autre.

Il faut une sorte d’enthousiasme sauvage pour se faire frapper au visage et sourire ensuite – mais c’est exactement ce que Sadam a fait.

Malgré la victoire de Sadam, Frank Lanza s’inquiète du fait qu’il s’amuse peut-être un peu trop sur le ring. « Il est un peu trop nonchalant, me dit-il. Il est encore jeune, on verra bien comment cela se déroulera par la suite. » Pendant son parcours, il est possible que Sadam ait une opportunité de titre, selon Lanza. « Dans deux ou trois ans, peut-être plus trois. » Lorsque Sadam a été jeté à terre au premier round, une partie de la foule voulait le voir s’effondrer totalement. Il est difficile de ne pas nourrir de tels sentiments à l’égard de quelqu’un qui reste invaincu. Et qui aurait pu reprocher, à lui, un boxeur invaincu de 25 ans, champion olympique, luttant dans sa ville, d’encaisser un coup critique pour la première fois depuis des années ? Mais il s’est redressé rapidement, et au fond de ses yeux il y avait cette lueur qui ressemblait à de la joie mêlée à de l’excitation. Il faut une sorte d’enthousiasme sauvage pour se faire frapper au visage et sourire ensuite – mais c’est exactement ce que Sadam a fait. « C’est ça, la boxe, Sadam ! » a crié Andre. De son côté, Mahmoud l’observait silencieusement. Nous aurions aussi bien pu nous trouver en cet instant dans la salle d’entraînement de Starrett City.


Traduit de l’anglais par Matthieu Volait d’après l’article « Brooklyn Brawler », paru dans BKLYNR. Couverture : Sadam Ali par Kim Yoon Sup.