Beck  est une des pierres angulaires des musiques actuelles. Son nom revient de temps à autres, chaque année. Ici producteur d’un disque, là en duo pour un single, parfois compositeur pour d’autres… M. Hansen a réussi à bien diversifier son affaire en vingt ans. Oscillant entre musique indépendante et pop culture, il semble rester intègre, tel un marin louvoyant intelligemment, avec plus de douze albums au compteur. Derrière ses allures d’ancien hippie se cache un musicien autodidacte et caméléon. Mais autant commencer par le commencement.

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Beck au Yahoo! Hack Day
Crédits : Scott Beale

C’est comme si le destin avait tout fait pour qu’il fasse de la musique. Père arrangeur pour des bandes originales de films et mère artiste ayant fréquentée Warhol, il a de qui tenir. Son paternel baigne dans le milieu musical, sa mère tombe amoureuse de ce dernier à 17 ans et tous deux partent faire leur vie en Californie. Bek David Campbell naît le 8 juillet 1970 et passe sa petite jeunesse à Los Angeles. Malgré le divorce de ses parents, il y reste. Sa mère emménage dans le quartier latino et là, seul WASP du coin, il apprend le breakdance. Il se forge une culture hip-hop solide et s’attaque au blues des débuts. Il a 15 ans et vient d’acheter sa première guitare. Dès lors il s’approprie tout, un trou noir qui aspire la moindre note, le moindre rythme. Un séjour cher le grand-père maternel en Europe et son sort est scellé. Al Hansen, artiste plasticien américain exilé à Cologne, lui montre ses collages avant-gardistes. Le jeune Beck ouvre un peu plus son esprit, son voyage initiatique peut commencer. Il arrête d’aller en cours, écoute Sonic Youth et bosse son picking, cette technique qui permet de jouer la rythmique sur les cordes graves en même temps que la mélodie sur les cordes aiguës grâce à un mouvement en alternance des doigts. Son horizon musical s’étend de plus en plus, entre no-wave, blues des années 1930 et ghetto blaster. À 19 ans, il part en bus à New York sur un coup de tête. On dit que là-bas il y a de la place pour les freaks aimant la folk comme lui, ces beatniks de la guitare. Il pose sa valise dans l’East-Village et travaille chez Mac Donald’s. Très vite, il s’intègre à la scène anti-folk et en devient une figure à part entière. Il participe aux happenings, aux concerts sauvages, et il écrit beaucoup. Les thèmes surréalistes de ses paroles trouvent leur source dans cette période. Il s’assume peu à peu dans sa composition. Mais sa vie se débride de plus en plus et il doit parfois dormir dehors lorsque ses camarades de chambrée ne le supporte plus. Sentant les gens lassés de lui et ses poches trop vides, il se décide à rentrer sur L.A. au début de l’année 1991. Mais il ne devait rien oublier de ce chapitre new-yorkais.

« Loser »

Bien qu’un peu nostalgique de son rythme de vie sur la côte Est, Beck reste lucide et entame une série de petits boulots. Chaque chose du quotidien pouvant être un sujet de chanson, il prend des notes ironiques. Au crépuscule, il se débrouille pour faire des micro sets acoustiques entre les changements de plateau des salles de concerts. Il joue avec un casque de Stormtrooper et improvise des textes sur des riffs de Son House. Mais surtout, il commence à tester son public imposé avec des paroles délurées et improbables. S’ils rient ou réagissent d’une quelconque manière, il a gagné. Il veut lutter contre leur indifférence, contre les tièdes et les sceptiques. Il commence à se faire connaître des labels locaux et enregistre des petites choses à droite à gauche. Par la force des choses, il gagne l’attention de Carl Stephenson. Son mélange entre rap et chant l’intrigue. Un après-midi de travail commun est planifié. Leur bébé s’appellera Loser. Nous sommes quelque part entre 1991 et 1992. Et si c’est ce single qui a lancé la machinerie déglinguée de Beck, le californien n’en était pas à son premier coup d’essai. La famille indépendante californienne l’avait déjà célébré à travers une poignée d’albums-compilations de démos. Ces œuvres peuvent être considérées comme des versions moins léchées de Mellow Gold, entre genèse de sa discographie entière et formidable bouillon de culture. Il a ainsi sorti Golden Feelings en 1993 sur le label Sonic Enemy, A Western Harvest Field By Moonlight en 1994 sur Fingerpaint, et Stereopathetic Soulmanure la même année sur Flipside. Tous les trois sont très ancrés dans la veine lo-fi et anti-folk que Beck avait embrassé à New-York. L’auditeur y trouvera des expérimentations entre rap-dub et blues crasseux : dès le départ, le jeune Hansen avait choisi son camp. Certains titres seront repris plus tard, comme par exemple « Thunder Pell » ou « Trouble All My Days ». Tel un chimiste de la musique, Beck a laissé décanter ses influences le long de ses doigts. C’est un bricoleur paresseux mais diablement doué, et « Loser » est alors son œuvre la plus appliquée. La légende veut que la chanson fût pliée en six heures et demi. Le sample de batterie viendrait d’une version de « I Walk On Gilded Splinters » de 1970 que Stephenson avait dans ses tiroirs. Le riff de guitare slide serait l’œuvre d’une prise de Beck samplée dans l’après-midi sur un quatre pistes, idem pour le coup de guitare trémolo. Par-dessus ce squelette rythmique, Stephenson décide de jouer une mélodie au sitar, et l’instrumentale du morceau est bouclée. C’est sur cette base bigarrée que Beck pose son flow, juste pour la blague. Là encore, la rumeur veut qu’il ait improvisé les paroles en piochant dans ses notes, inventant au passage un des refrains les plus fédérateurs des 90’s. Tout est mélange dans ce morceau, une résurgence des cut-up beat à la sauce hip-hop. Le cocktail parfait pour la génération X. Petite remise en contexte : en 1992, Radiohead sortait « Creep » et Seattle était la Mecque des musiques actuelles. Nirvana avait fait sa petite révolution sans le vouloir en sortant Nevermind un an plus tôt. Le public est avide de sons gras, confits dans le mal-être post-adolescent. Mais le jeune Beck n’est pas un opportuniste voulant surfer sur la vague grunge. Ses horizons sont le hip-hop de ses années lycée et le folk blues que ses doigts mélangent au gré des scènes ouvertes. Ainsi, le single Loser sonnera comme un ovni total et un succès improbable. Beck lui-même n’est pas très heureux du résultat, jugeant les paroles trop négatives et bâclées. Cependant, le label Bong Load en presse 500 exemplaires en 12 pouces pour mars 1993.

Les limiers des majors vont observer le cancre en concert, et pendant qu’ils s’entre-dévorent, il part enregistrer un album folk avec le fondateur de K Records, Calvin Johnson.

Forcément, le morceau a bien évolué au cours des années. Joué par une formation rock, la chanson est un hymne qui déploie toute sa puissance, avec son refrain fédérateur. Lors d’un concert solo de 2003, à l’Union Chapel Hall de Islington pour la BBC, Beck en dévoile une version dépouillée, sans doute la plus intéressante depuis la sortie du morceau neuf ans plus tôt. La guitare est blues jusqu’au bout du manche, la boîte à rythme minimale et la voix céleste au possible. L’auditeur-spectateur est face à un homme mûr qui a affiné son art dans sa forme la plus nue. Ce contexte intime paraît vraiment inspirant pour l’artiste, en témoigne son jam final à base d’échos, de boucles et de Fender Rhodes. « Loser » en ressort magnifié, validant l’avis de Damon Albarn selon lequel pour voir si une chanson est bonne, il faut la jouer dans son plus simple appareil. Le flow nerveux des jeunes années laisse place à une voix calme et juste. C’est une mue à l’image de sa carrière. À sa sortie, les College Radios s’emparent du titre en un clin d’œil, et il est diffusé jusque sur la côte Est. KXLU ou KCRW usent leurs exemplaires quotidiennement. Des demandes d’un nouveau pressage sont adressées à l’antenne et les maisons de disques s’agitent. Mais qui est ce petit prodige blond qui rappe sur ce proto-blues-psychédélique ? Là où « Creep » était un single larmoyant et tendu, celui-ci est bourré d’ironie et de je-m’en-foutisme, le public en redemande. Comme une bouffée d’air frais dans la morosité ambiante. Les limiers des majors vont observer le cancre en concert, et pendant qu’ils s’entre-dévorent, il part enregistrer un album folk avec le fondateur de K Records, Calvin Johnson. En résulte le superbe One Foot On The Grave, compilation anti-folk et lo-fi qui sortira quelques mois après Mellow Gold, pour des questions de droits. One Foot On The Grave est la parfaite face B de Mellow Gold. L’ensemble est une collection de morceaux acoustiques, dans l’esprit anti-folk que Beck avait travaillé durant son chapitre new-yorkais. Ces seize morceaux furent enregistrés dans la cave baptisée Dub Narcotic Studio, tenue par Calvin Jonhson. Cette facette moins accessible de l’artiste lui permit d’asseoir un peu plus sa réputation de touche à tout auprès des critiques. La postérité y voit un bel album, tantôt fragile, tantôt ludique. Mais toujours juste.

La sortie de Mellow Gold

C’est finalement Geffen qui remporte le gros lot en décembre 1993. Leur contrat, laissant une grande marge de liberté artistique à Beck, fait la différence. Cela rappelle le passage de Sub Pop à Geffen de Nirvana, ou l’arrivée de Sonic-Youth dans cette famille semi-indé pour l’album Goo. L’atout évident de Geffen était de proposer un contrat non exclusif permettant à ses artistes de faire des sorties sur des labels indépendants, clause éminemment séduisante pour la contre-culture des années 1990. La sortie de One Foot On The Grave sur K Records, citée plus haut, en est le fruit. Ainsi, Beck fagote les douze titres de Mellow Gold avec l’aide des labels indépendants qui recensaient son travail. La plupart, à l’instar de Loser, sont des enregistrements relevant plus de la démo, vieux d’une année ou plus. Quelques sessions de mastering plus tard et le pot pourri est prêt pour le marché. Le résultat est follement hétéroclite, à l’image des productions du monsieur. Les morceaux fleurent bon le bricolage musical, mais finalement c’est ce que les gens semblent vouloir. Beck s’est construit une esthétique foutraque avec « Loser », et cette identité lui accorde une liberté artistique quasi-infinie. Sans le savoir, il a frappé très fort en seulement six heures et demi d’enregistrement dans un salon californien. La majorité des titres ont une base folk survitaminée, à grand renfort de collages et d’effets délirants. La voix calme et ironique du jeune homme tend à poser ces ambiances délirantes. Car là est la force de Beck, son cheval de Troie : son flow. Rien n’est plus subversif que ce barde de 24 ans qui rappe sur du blues à papa. Le « come on motherfucker » du début de « Truckdrivin Neighbors Downstairs » (Yellow Sweat) est comme un avertissement à l’attention des auditeurs. Il suscite la gène auprès du public mainstream autant que des puristes indépendants. A-t-on le droit d’aimer un morceau qui passe sur MTV ? Depuis « Smell Like Teen Spirit », la question titille l’intelligentsia rock, et la voici posée une seconde fois.

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Beck au Yahoo! Hack Day
Crédits : Scott Beale

Beck va jusqu’à s’autoriser des voyages à dos de sitar avec des morceaux à la frontière de la réalité, comme « Steal My Body Home ». Le métissage est à son paroxysme, un bouillon de culture rappelant les Beatles des dernières années. Tout a été osé sous couvert de la démo. On passe par de la balade anti-folk comme sur « Blackhole » à un medley punk volontairement indigeste sur « Mutherfucker ». Mais la voix sereine du jeune Hansen ficelle candidement le tout, lorsqu’elle n’est pas voilée par la production désespérément lo-fi de certains titres. La sortie de l’album est supportée par deux clips réalisés par le vidéaste Steve Hanft, à qui Beck avait emprunté un sample – « I’m a driver/I’m a winner/Things are gonna change/I can feel it » – entendu dans Loser. Le clip du single ainsi que celui de « Beercan » sont filmés par les deux trublions avec un budget initial de 300 dollars, dopé à 14 300 dollars par Geffen. Le résultat est déjanté et expérimental, à l’image des compositions du jeune homme. Cet univers cohérent est relayé par MTV et les vidéos deviennent très vite cultes. Le nettoyage de pare-brise avec une raclette en feux ou encore les cercueils en stop-motion resteront dans les annales. La sauce prend, Beck est invité sur les plateaux TV, notamment lors du One Hundred and Thirty Minutes de MTV, présenté pour l’occasion par Thurston Moore. Même si l’interview n’est pas inoubliable, on peut y cerner un peu mieux le personnage de Beck à l’aube de son succès. Timide, il se cache derrière des lunettes fumées et une répartie anarchique. On le devine mal à l’aise, et sûrement un brin anesthésié. Alors que son idole lui dit qu’il a l’air d’avoir 45 ans, Beck – alors âgé de 23 ans – lui répond : « J’ai l’impression d’en avoir soixante. » Le lancé de chaussure une minute plus tôt nous avait déjà mis dans la confidence : Beck est un petit rigolo.

Remise en question

Durant la tournée estivale, son backing band croit qu’il devient fou.

Mais ce succès en est trop pour le jeune Beck Hansen. Il a l’impression d’être un imposteur et que les gens n’achètent son album que pour « Loser ». Durant la tournée estivale, son backing band croit qu’il devient fou. Il saborde ses concerts jusqu’à recruter un combo artnoise pour une date. Mais le public l’adore et l’impact culturel de sa musique se fait déjà sentir. Kurt Cobain est mort quelques mois plus tôt, mais Beck est bien là. L’enfant terrible fait fusionner des univers rivaux en un magma cohérent. Avec ses faux airs de Jeff Buckley et sa Telecaster à stickers, il sait charmer les foules, ses descendants les plus évidents étant les Eels ou encore les cousins british de Blur. En musicien honnête envers lui-même, Beck décide de retourner en studio sauver son âme. À ses yeux, Mellow Gold manque de cohérence et de force, c’était un patchwork de son potentiel, éclaté en morceaux de démos. Pourtant, c’est ce qui fait tout le charme de l’œuvre de Beck d’avant 1996. Le néophyte ne verra que le single fédérateur « Loser » et le superbe album Odelay, qui suivit en 1996. Mais le passionné sait qu’en creusant dans les cinq albums sortis ente 1993 et 1994 se trouvent de vrais joyaux. Il n’est pas nécessaire de tenter d’ordonner ces compilations de morceaux. C’est un capharnaüm musical comme seuls les artistes en marge du business savent en ériger. Depuis Mellow Gold, sa carrière a décollé avec le succès qu’on lui connaît. Bien qu’il ait pris plus tard la casquette de producteur avec succès pour Charlotte Gainsbourg, Thurston Moore ou encore Stephen Malkamus, il a parfois trébuché dans sa propre discographie. Mais quoi qu’il en soit, l’impact culturel de Beck est tel que son morceau Loser figure dans tous les classements relatifs aux années 1990. Sans lui, le mot indépendant n’aurait pas la même connotation dans le monde musical. À presque 44 ans, Beck sait toujours interroger et mettre en relief des aspects mésestimés de la musique.


Couverture  : Beck, par Matt Biddulph.