Le renifleur

Le mercredi 17 février 2017, le Boeing WC-135 Constant Phoenix rejoignait la base aérienne de Mildenhall, au Royaume-Uni. Surnommé « le renifleur », cet avion est utilisé par l’armée américaine pour collecter les particules radioactives présentes dans l’atmosphère. Il a par exemple été déployé chaque fois que la Corée du Nord a été suspectée de réaliser des essais nucléaires, entre octobre 2006 et septembre 2016. Il a aussi servi à mesurer les conséquences de l’accident de Fukushima au Japon, survenu en mars 2011. Le « renifleur » a donc passé plus de temps en Asie qu’en Europe ces dernières années, mais son arrivée au Royaume-Uni n’aurait sans doute suscité qu’une très vague curiosité si elle n’était pas intervenue peu de temps après que la présence d’iode radioactif a été signalée sur le Vieux Continent.

Le 13 février, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) rapportait que de l’iode 131 avait été détecté au cours du mois précédent, « à l’état de traces dans l’air au niveau du sol » de différents pays européens, dont la France. Tout en affirmant que les niveaux de concentration observés n’avaient « aucune conséquence sanitaire », l’IRSN admettait ne pas connaître la source de ce radioisotope artificiel. Une seule chose semblait certaine : l’iode 131 étant un élément dont la période de radioactivité est courte, sa détection attestait « d’un rejet relativement récent ». Comme l’iode 131 est aussi l’un des éléments émis lors d’une explosion atomique ou d’un accident nucléaire, des rumeurs ont commencé à circuler et la visite du « renifleur » américain a semblé accréditer la plus romanesque d’entre elles.

Le WC-135 en vol
Crédits : US Air Force

Selon cette rumeur, le niveau inhabituel d’iode radioactif dans l’air ambiant est dû à un essai atomique russe tenu secret. Une théorie d’autant plus séduisante que le premier signalement correspond à un prélèvement réalisé dans l’extrême nord de la Norvège, près de la frontière russe et de la Nouvelle-Zemble, site historique des essais nucléaires soviétique. D’après un rapport parlementaire français, 130 expérimentations, dont 91 atmosphériques, ont eu lieu dans cet archipel de l’océan Arctique entre septembre 1955 et octobre 1990.  Or la Russie a ratifié le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires en 2000, et l’organisme chargé de veiller au respect de cet accord international n’a récemment signalé aucun événement préoccupant.

En réaction à « de multiple requêtes », l’organisation du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires s’est même fendue d’un communiqué le 20 février, affirmant que les 80 stations de son système de contrôle fonctionnaient normalement et qu’une explosion atomique n’aurait pas rejeté exclusivement de l’iode 131. « C’est pour cette raison que nous mesurons plusieurs radioisotopes », souligne le communiqué. « Aucun autre élément caractéristique d’une fission nucléaire n’a été mesuré à un niveau élevé en conjonction avec celui de l’iode 131 en Europe pour l’instant. » Dès lors, comment interpréter la visite du « renifleur » en Europe ? Est-elle néanmoins un indicateur du degré de la méfiance qui empoisonne les relations de la Russie et des États-Unis ? Une porte-parole de l’Armée de l’air américaine, Erika Yepsen, a déclaré que le déploiement du Boeing WC-135 Constant Phoenix était prévu de longue date. « L’avion traverse régulièrement le monde pour ses missions », a ajouté le colonel Patrick Ryder. « Tous ceux qui avancent d’autres raisons à sa venue en Europe ne se basent pas sur les faits. » Les Européens ne devraient donc pas pouvoir compter sur le « renifleur » pour trouver la source réelle de la contamination.

Une équipe de l’IRSN effectue des relevés
Crédits : IRSN

Ring of Five

Après avoir été décelé en Norvège, au cours de la deuxième semaine de janvier, de l’iode 131 a été signalé en Finlande, en Pologne, en République Tchèque, en Allemagne, en France et en Espagne. Les points de mesure correspondent à des stations de collecte du groupe d’experts européens Ring of Five, dont l’IRSN fait partie. En France, les prélèvements ont été réalisés par les appareils du réseau Opera-Air, qui se trouvent dans l’Essonne, en Côte-d’Or et dans le Puy-de-Dôme. Ces appareils sont capables de pomper d’énormes volumes d’air – de 700 à 900 m3 par heure. Ils sont équipés de filtres, lesquels sont ensuite placés sur un compteur afin d’analyser la radioactivité, d’identifier et de quantifier les différents éléments. Les teneurs que ces appareils ont permis de mesurer en janvier sont infimes, de l’ordre de quelques microbecquerels par mètre cube d’air (µBq/m3). Les plus élevées ont été signalées en Pologne, près de Varsovie (5,9 µBq/m3). En France, les analyses ont révélé des concentrations comprises entre 0,1 et 0,31 µBq/m3. L’IRSN précise néanmoins que cette indication ne porte que sur la fraction particulaire de l’iodeet non pas sur la fraction gazeuse, qui est « trois à cinq fois » plus concentrée mais paradoxalement « plus difficile à prélever en quantité suffisante pour détecter des niveaux traces ». Au total, gaz et aérosols confondus, le niveau mesuré en France a été estimé « au plus à 1,5 µBq/m». Une teneur de l’ordre du millième de celle relevée en Europe après la catastrophe de Fukushima en 2011. Et du millionième de celle relevée après la catastrophe de Tchernobyl en 1986. À l’époque, les autorités françaises avaient été accusées de vouloir minimiser les conséquences sanitaires en suggérant que le « nuage » radioactif n’avait pas atteint le pays, ce qui a fortement contribué à la défiance qui caractérise aujourd’hui le débat sur le nucléaire.

Pour trouver la source exacte de la contamination, les experts ont tenté d’établir sa rétrojectoire.

Aussi Jean-Christophe Gariel, directeur de l’environnement à l’IRSN, se sent-il obligé d’insister : « Il est impossible que les Russes aient effectué un essai atomique sans que nous en soyons informés. Nous n’envisageons pas d’accidents nucléaires non plus, ni même d’incidents. Comme une explosion, la fuite d’un réacteur aurait entraîné la détection d’autres éléments radioactifs que l’iode 131. Le fait que seul l’iode 131 ait été décelé nous pousse à regarder plutôt du côté des usines radiopharmaceutiques et radiothérapeuthiques. » L’iode 131 est en effet produit à des fins médicales, pour établir des diagnostics et traiter des maladies de la thyroïde, notamment des cancers ; et de nombreuses installations européennes sont autorisées à le rejeter dans l’atmosphère, mais à des niveaux habituellement trop faibles pour être détectés par les balises de surveillance. Pour trouver la source exacte de la contamination, les experts du Ring of Five ont tenté d’établir « sa rétrojectoire en remontant dans le temps, en inversant la météo et en regardant comment la masse d’air avait évolué ». En vain : « Nos modèles ne convergent pas », soupire Jean-Christophe Gariel, qui pointe « des problèmes techniques ». « Nos analyses correspondent à des périodes de sept jours et il faudrait disposer d’analyses réalisées sur une seule journée pour remonter la piste de cet iode 131, car sa teneur dans l’air est beaucoup trop faible. » Il n’est donc pas inquiet, d’autant que « cette détection inhabituelle d’iode radioactif ne veut pas forcément dire que l’une des usines de production a eu un problème, ou délibérément dépassé les quotas autorisés ».  Selon lui, « l’hypothèse la plus probable est que la contamination ne résulte pas d’une augmentation anormale des rejets mais de la diminution des possibilités de dilution des éléments radioactifs, en raison des conditions météorologiques particulières qui ont prévalu en janvier ». Cette hypothèse est loin de tranquilliser tout le monde, à commencer par la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), qui estime que les quotas autorisés sont parfois beaucoup trop élevés.

Izotop Intezet

La Criirad est née au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl, à l’initiative d’un groupe de citoyens « qui souhaitaient connaître la vérité sur la contamination réelle du territoire français ». L’association a d’ailleurs démontré que cette contamination était toujours d’actualité en 2015. Cette année-là, des champignons cueillis dans la région Rhône-Alpes contenaient en effet du césium 137, isotope dont le rejet caractérise les explosions atomiques et les catastrophes nucléaires.

Un membre du Criirad sur le terrain
Crédits : Criirad

Basée à Valence, dans la Drôme, la Criirad est aujourd’hui gérée par quinze administrateurs. Sans qu’elle fasse pour autant partie du réseau militant Sortir du nucléaire, ses différentes prises de position ont placé l’association du côté du mouvement antinucléaire. « Indépendante de l’État, des exploitants du nucléaire et de tout parti politique », financée par ses travaux de recherche et ses 6 000 adhérents, elle dispose de huit balises, dont quatre balises de surveillance de l’air, nettement moins performantes que celles utilisées par l’IRSN. Toutes situées dans la vallée du Rhône, elles n’ont détecté aucune contamination à l’iode 131 ces dernières semaines. La Criirad possède également un laboratoire d’analyse agréé par l’Autorité de sûreté nucléaire. À sa tête, se trouve Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire. Quand des traces d’iode 131 sont détectées dans plusieurs pays européens en septembre 2011, plusieurs mois après la catastrophe de Fukushima, il s’alarme. Puis, le 17 novembre de la même année, un communiqué de l’Agence internationale de l’énergie atomique lui apprend que la source de ces traces est probablement un institut de production de radioisotopes à Budapest, en Hongrie. Il visite alors le site Internet de l’entreprise, Izotop Intezet, et découvre avec stupéfaction qu’elle est autorisée à rejeter 1 600 gigabecquerels (GBq) d’iode 131 dans l’atmosphère chaque année. « C’est absolument énorme ! » s’exclame-t-il.

Entre janvier et novembre 2011, Izotop Intezet a rejeté 624 GBq d’iode 131. Ce qui la place dans le cadre de la réglementation en vigueur, mais constitue déjà une émission radioactive extrêmement importante pour Bruno Chareyron : « Rendez vous compte, un rejet d’iode 131 de 624 GBq c’est un rejet 28 000 fois supérieur au rejet d’iode 131 de la centrale nucléaire du Tricastin en 2009, et 130 fois supérieur à celui de l’usine de traitement des déchets nucléaires du cap de La Hague. » L’ingénieur fait remarquer qu’un tel rejet expose la population locale à une dose annuelle de radioactivité nettement plus élevée que celle jugée acceptable par la Commission internationale de protection radiologique (1 millisievert). Or l’iode 131, au-delà de certaines doses, augmente le risque de développer différents cancers, et notamment le cancer de la thyroïde, du fait de sa forte capacité de fixation sur cette glande.

Izotop Intezet
Crédits : NOL

Bruno Chareyron estime que les points de mesure aujourd’hui utilisés par le réseau Ring of Five sont trop peu nombreux pour exclure une répétition du scénario d’Izotop Intezet. « On peut très bien imaginer qu’il y a de nouveau eu des rejets particulièrement importants quelque part en Europe de l’Est, sans pour autant que le responsable enfreigne la réglementation, dans la mesure où les quotas autorisés varient d’une usine à l’autre, d’un pays à l’autre », dit-il. « Ce n’est pas seulement un problème d’harmonisation, c’est aussi un problème économique : pour rejeter moins d’iode 131, il faut des filtres plus performants, donc plus coûteux, et les industriels ne font cet investissement que si les citoyens l’exigent. » Pour lui, même si l’hypothèse de l’IRSN se confirme et que la concentration inhabituelle d’iode 131 observée en Europe en janvier est uniquement due aux conditions météorologiques, ce nouvel épisode doit faire comprendre au public que « ce n’est pas parce qu’on ne les détecte pas normalement que des éléments radioactifs artificiels ne sont pas constamment présents dans l’air ambiant et que nous ne les respirons pas ».


Couverture : Le « renifleur » de l’US Air Force.