Il est environ 16 h 45 le jeudi 2 février, lorsque des policiers de la Brigade spécialisée de terrain (BST) arrivent dans le quartier de la Rose-des-Vents à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, pour interpeller un dealer. Un groupe de quatre personnes est conduit à l’arrière d’un bâtiment. Parmi eux se trouve Théo. Le jeune homme affirme avoir été roué de coups, insulté et violé avec une matraque télescopique, alors qu’il s’était contenté de rester « tranquillement » appuyé au mur pendant l’interpellation. Aujourd’hui hospitalisé, il présente une blessure de 10 cm dans la zone rectale. De son côté, le policier mis en examen pour viol affirme que Théo l’a violemment agressé et qu’il a simplement tenté de lui faire perdre l’équilibre en lui donnant des coups de matraque dans les jambes. Après avoir visionné les images de vidéosurveillance, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) lui a donné raison : tout en reconnaissant « un accident grave et réel », elle a estimé que la blessure de Théo ne résultait pas d’un « viol délibéré ». Une conclusion qui laisse sceptique et relance le débat sur l’impartialité de « la police des polices ». Alors même que l’enquête se poursuit, des associations ont demandé au Premier ministre Bernard Cazeneuve de réorganiser le contrôle de la police. C’est loin d’être la première fois que les conclusions de l’IGPN scandalisent une partie de l’opinion publique, effarée par la clémence dont fait preuve le service à l’égard des agents mis en cause dans ce genre d’affaires. Il y a dix ans, c’était à Clichy-sous-Bois, une autre commune de Seine-Saint-Denis, qu’une tragédie avait lieu. Le 27 octobre 2005, trois adolescents, Bouna Traoré (15 ans), Zyed Benna (17 ans) et Muhittin Altun (17 ans), se cachent dans un transformateur EDF pour échapper à un contrôle de police. Les jeunes sont électrocutés. Muhittin survit à ses blessures. Bouna et Zyed, eux, trouvent la mort dans l’enceinte du poste électrique. S’en suivent trois semaines d’émeutes et la mise en examen de deux policiers pour « non-assistance à personne en danger ». Quatre ans plus tard, un seul mot filtre du rapport de l’IGPN sur l’affaire : « légèreté ». Une certaine légèreté, c’est tout ce que reproche le service aux deux agents, qui ont été relaxés définitivement le 18 mai 2015. Une autre conclusion aurait pu faire basculer le jugement. Mais ce qui est vrai aujourd’hui l’est depuis des siècles.

Les contrôleurs généraux

Les inspecteurs de police ont été créés en 1709. Et dès 1720, la première affaire de corruption éclatait. En ce temps-là, on accusait les inspecteurs d’avoir fermé les yeux sur les affaires de maisons closes dont ils seraient devenus actionnaires. Un siècle plus tard, en 1811, au temps de Vidocq et de la Brigade de sûreté, il était courant que les policiers soient eux-mêmes d’anciens repris de justice, dont le passé criminel était vu comme un atout pour faire régner l’ordre dans les bas-fonds. Lorsque cette même brigade a été réformée, la population trouvait qu’il était étrange de faire faire « la police des voleurs et des assassins » par des gens honnêtes sans passé judiciaire. On comprend mieux dans ce contexte comment l’idée d’un service destiné à les contrôler a fini par s’imposer. L’Inspection générale de la police nationale est l’héritière du corps de « contrôleurs généraux », créé en 1885. La police française est alors essentiellement une police municipale. « Celles de Paris et de Lyon avaient déjà une relation étroite avec le ministère de l’Intérieur, et celles de villes comme Toulon, Marseille et Nice ont été étatisées au coup par coup pendant la IIIe République, soit parce qu’elles étaient trop corrompues, soit parce qu’elles faisaient face à des problèmes de maintien de l’ordre trop importants. Mais il n’y a pas de réforme générale avant le régime de Vichy », précise René Lévy, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales et co-auteur de l’ouvrage Histoire des polices en France. De l’Ancien Régime à nos jours, paru en 2011.

Un gardien de la paix vers 1900

Aussi la police dépendait-elle généralement du maire. Il arrivait parfois que le commissaire travaille seul et depuis son domicile, car certaines municipalités ne pouvaient lui fournir ni bureau, ni moyen de transport, ni équipement, ni personnel. L’État s’assurait néanmoins de la qualité de ses services de manière périodique. « Tous les quatre ou cinq ans, les contrôleurs généraux rendaient visite aux commissaires pour vérifier que les dossiers étaient bien tenus et ils rédigeaient un rapport à l’attention du ministère de l’Intérieur », explique René Lévy. En cas de plainte, même anonyme, ce sont également les contrôleurs généraux qui mènent l’enquête. À en croire le chercheur, certaines enquêtes faisaient l’objet de  « rapports très détaillés, d’environ une dizaine de pages ». Le ministère se basait ensuite sur les conclusions des contrôleurs généraux pour prendre une décision : l’affaire pouvait être classée, justifier un déplacement du commissaire ou donner lieu à une procédure disciplinaire. « Il arrivait que les commissaires soient des ivrognes, ou bien des policiers corrompus, auquel cas l’information finissait par remonter, que ce soit par le maire, le procureur ou le juge de paix, et même par les citoyens eux-mêmes. »

Le 23 avril 1941, le régime de Vichy étatise l’ensemble des polices municipales, transférant les pouvoirs du maire au préfet. Après la Libération, la toute nouvelle « Police nationale » est épurée de ses éléments les plus compromis et rebaptisée « Sûreté nationale », mais son institution n’est pas remise en cause. Elle est cependant limitée par l’autonomie de la préfecture de Paris, qui fait alors figure d’exception. Le contrôle de la police par la police s’organise ainsi autour de deux unités distinctes : l’une officie à Paris et en petite couronne, l’autre s’occupe du reste du territoire.

L’exception parisienne

La police parisienne conserve un statut exceptionnel tout au long de la IVe République. Entre 1958 et 1967, c’est le sinistre Maurice Papon qui est à la tête de la préfecture de police de Paris. D’après l’historien Jean-Paul Brunet, qui relate les faits dans son livre Police contre FLN, Papon profite alors du contexte de tensions pour autoriser les violences faites régulièrement aux Algériens lors des contrôles d’identité. Il donne pour consigne au service de contrôle de la police parisienne, l’Inspection générale des services (IGS), de fermer les yeux sur ces agissements. Des plaintes leur arrivent pourtant par dizaines. L’horreur culmine lors du massacre du 17 octobre 1961, lorsque les policiers de la capitale répriment de façon meurtrière une manifestation d’Algériens. Le commissaire de l’IGS de l’époque note que les accusations prononcées à l’encontre de la police sont « savamment conditionnées par une campagne de presse décidée à tout pour saper le moral des forces de l’ordre engagées dans la lutte contre la subversion algérienne ». Au début des années 1960, personne ne fait la police dans la police à Paris.

Sa position de « juge et partie » rend évidemment la police des polices suspecte.

Quatre ans plus tard, un autre événement va mettre fin au statut particulier de la police parisienne. Le 29 octobre 1965, l’un des principaux opposants socialistes au roi du Maroc Hassan II, Mehdi Ben Barka, est embarqué dans une 403 banalisée par deux hommes qui présentent des cartes de police, alors qu’il se rend à un rendez-vous dans la célèbre brasserie Lipp. Il ne réapparaîtra jamais. Suite à cette affaire, le général Charles de Gaulle met fin à l’autonomie de la police parisienne, en l’intégrant à la Sûreté nationale, qui redevient la « Police nationale » le 9 juillet 1966. Pour autant, la préfecture de police de Paris garde son propre service d’inspection interne. La fusion des services de contrôle des polices nationale et parisienne est finalement décidée le 31 octobre 1986 par Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale des services continuent néanmoins à fonctionner de manière relativement indépendante pendant près de vingt ans. Surnommés les « bœuf-carottes » car réputés pour faire « mijoter » leurs collègues en audition, les agents de ces deux services sont craints par les autres policiers. « Les fonctionnaires mis en cause dans une affaire passent généralement un très mauvais moment », affirme René Lévy. Mais sa position de « juge et partie » rend bien évidemment « la police des polices » suspecte : « Certaines enquêtes sont plus rigoureuses que d’autres, mais toutes sont empoisonnées par le soupçon d’impartialité. » L’IGPN et l’IGS sont notamment critiquées par l’organisation Amnesty International en avril 2009, dans un rapport intitulé « Des policiers au-dessus des lois ». Il raconte notamment l’histoire de Pierre Douillard-Lefevre. Celui-ci a perdu l’usage de son œil droit après avoir été blessé par une balle en caoutchouc provenant d’une arme en cours d’expérimentation lors d’une manifestation à Nantes, le 27 novembre 2007. Le rapport de l’IGPN a été rendu en avril 2008. Il reconnaissait que « deux policiers avaient tiré des balles en caoutchouc pendant la manifestation », mais « aucun des deux n’était désigné comme responsable du tir qui avait blessé le jeune homme ». La famille de Pierre a alors l’impression que l’IGPN essaye « délibérément d’éviter de désigner des coupables ». Le policier mis en cause sera relaxé en 2012. En revanche, l’État sera condamné à verser 48 000 euros de dédommagements au jeune homme en 2016.

Pierre Douillard-Lefevre, blessé par un tir de flash-ball en 2007
Crédits : Franck Dubray

En conclusion, le rapport d’Amnesty International recommande au gouvernement français de créer un organisme indépendant ayant « le pouvoir de superviser ou de diriger, lorsque nécessaire, les enquêtes de l’IGPN, de l’IGS et de l’Inspection de la Gendarmerie nationale (IGN), et de se substituer à ces organes dans leurs fonctions d’enquête dans les affaires de violations graves des droits humains. » Une recommandation restée à ce jour lettre morte.

Faire la police dans la police

La fusion de l’IGPN et de l’IGS est achevée le 2 septembre 2013 par Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur. La nouvelle entité garde l’appellation de l’IGPN, qui peut désormais être alertée par tous les citoyens par le biais d’une plateforme, et non plus seulement saisie par les autorités administratives et judiciaires. En 2015, cette plateforme a enregistré 2 958 signalements.

L’actuelle directrice de l’IGPN
Crédits : IGPN

Aujourd’hui encore, la majorité des 99 enquêteurs de l’IGPN sont des hommes, mais c’est une femme qui les dirige, Marie-France Monéger-Guyomarc’h. En février 2015, c’est elle qui a initié la chute de Bernard Petit, ancien patron de la police judiciaire parisienne et proche de Manuel Valls, soupçonné d’avoir violé le secret de l’instruction en informant l’ancien patron du Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) qu’il allait être placé en garde à vue dans le cadre de l’affaire de corruption qui porte le nom de l’ « escroc des stars », Christophe Rocancourt. L’IGPN a également eu dans son viseur François Thierry, l’ancien commissaire de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) qui aurait couvert un vaste trafic de cannabis en provenance du Venezuela, et la BAC de Marseille, dont 17 policiers ont été ciblés par une enquête en 2012 et trois ont été révoqués des forces de police, pour vols et racket.

Le 2 août 2014, c’est Jonathan Guyot, policier de la brigade des stupéfiants parisienne, qui a été interpellé à Perpignan, puis mis en examen et écroué. Il est soupçonné d’avoir participé, avec une dizaine d’autres personnes, au rocambolesque vol de 52 kilos de cocaïne qui a eu lieu le mois précédent au siège de la police judiciaire de Paris, le célèbre 36, quai des Orfèvres. Le butin, estimé à plusieurs millions d’euros, n’a jamais été retrouvé. Le 16 décembre 2016, le tribunal correctionnel de Paris prononce des peines allant de sept à treize ans de prison à l’encontre des quatre principaux prévenus. Parmi eux figure Christophe Rocancourt ; à croire que le monde des « ripoux » est petit… Mais l’affaire la plus emblématique est sans aucun doute celle de Michel Neyret, l’ancien directeur-adjoint de la PJ lyonnaise. Le très charismatique policier a été placé en garde à vue et interrogé par l’IGS à la fin du mois de septembre 2011, pour soupçon de corruption dans une affaire de trafic de stupéfiants. C’est le coup d’arrêt d’une carrière brillante. Devenu chef de l’antigang à Lyon à 29 ans, il a en effet travaillé à la Brigade de recherche et d’intervention pendant vingt ans et dirigé la police judiciaire de Nice, puis celle de Lyon. C’est son équipe qui localise le terroriste algérien Khaled Kelkal en 1995. Décoré de la Légion d’Honneur en 2004, la star de la PJ conseille personnellement le réalisateur et ancien flic Olivier Marchal en 2011, pour son film Les Lyonnais.

Michel Neyret
Crédits : Philippe Merle

Et pourtant, son nom est un jour lâché par le trafiquant de cocaïne français Gilles Tepie au cours d’une conversation téléphonique enregistrée par la brigade des stupéfiants. L’enquête de l’IGS prouvera que Michel Neyret était en contact avec plusieurs bandits, auxquels il vendait des informations pour leur permettre d’échapper aux opérations de la police nationale. Gilles Tepie est finalement arrêté au Venezuela en juin 2011 après un premier coup de filet raté, grâce aux précieux tuyaux de Neyret. L’enquête établit par la suite que Michel Neyret a vendu des informations pêchées dans les fichiers de la police nationale et d’Interpol à un autre escroc du nom de Stéphane Alzraa. Neyret est condamné à une peine de deux ans et demi d’emprisonnement le 5 juillet 2016.

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L’IGPN elle-même n’est pas au-dessus de tout soupçon. En 2012, l’institution a notamment été accusée d’avoir truqué une enquête afin d’écarter quatre fonctionnaires de police, réputés proches du PS, dont Yannick Blanc, alors directeur de la police générale. D’après le chercheur René Lévy, l’IGPN cherche toujours à plaire aux ministres de l’Intérieur, ce qui fausserait l’évaluation des services de la police nationale, dont les bœufs-carottes sont chargés. René Lévy déplore également « un manque de transparence » de l’IGPN : « Les rapports rédigés sur la façon d’améliorer les différents services de police restent confidentiels. En ce qui concerne les contrôles d’identité, par exemple, seules certaines informations ont filtré. » Pour dissiper les soupçons qui entourent les enquêtes judiciaires, il pense quant à lui qu’elles pourraient être confiées aux gendarmes quand elles concernent des policiers, et vice-versa. Faire la police dans la police est une question qui se pose depuis la création de l’institution. L’enquête sur l’affaire Théo est cruciale pour l’image de « la police des polices », ternie par une histoire pour le moins controversée, et ce depuis ses origines.

Le ministre de l’Intérieur a saisi l’IGPN le 14 février suite à de nouvelles accusations de violences


Couverture : Des policiers municipaux.