Film sauvage

Paris, Fête de la musique 2014. Quatre amis d’une vingtaine d’années décident de jouer et de filmer le début d’une histoire d’amour en déambulant dans la foule ivre de son et d’alcool. Ils ignorent encore que cette déambulation marque également le début d’une aventure tout aussi trépidante qu’une passion amoureuse : la réalisation d’un long-métrage de cinéma. Baptisé Paris est une fête et signé par Elisabeth Vogler – qui est un pseudonyme –, celui-ci est actuellement en cours de montage. Son tournage, qui s’est ouvert avec une scène de liesse, s’est terminé avec des obsèques : celles de Johnny Hallyday, en décembre 2017. L’équipe, qui s’est agrandie au fil des années et se compose exclusivement de jeunes professionnels bénévoles, a lancé une campagne de financement participatif sur la plateforme Kickstarter, pour se donner les moyens de son ambition : porter le film jusqu’au grand écran. Elle a déjà récolté plus de 65 000 euros.

« C’est fou de voir l’engouement que suscite le projet, notamment sur les réseaux sociaux », se réjouit Elisabeth Vogler dans le confort d’un canapé de French Lab Agency, agence de production audiovisuelle devenue le quartier général de Paris est une fête. Aux près de 2 000 contributeurs réunis sur Kickstarter doivent en effet s’ajouter 30 000 abonnés sur Facebook. Et la vidéo de présentation du film a été visionnée près de trois millions de fois.

On y voit l’actrice principale, Noémie Schmidt, révélée par la série télévisée Versailles en 2015, arpenter les rues de la capitale et ses couloirs de métro en remontant le fil des motivations de l’équipe : « L’idée c’était de faire un film sur notre époque, de parler de notre génération sans attendre la permission de personne. Il y a trois ans, on a senti qu’il y avait une tension qui s’emparait de Paris, on ne voulait pas attendre pour filmer, on voulait le faire dans l’urgence de ce qui se passait. Comme les gens étaient dans la rue, on s’est mis au contact de la foule avec une question en tête : est-ce qu’on peut encore croire en l’avenir alors que la peur nous détermine ? »

« C’est après les attentats de janvier 2015 qu’on est revenus au court-métrage tourné en juin 2014 et qu’on s’est dit qu’on avait de la matière pour quelque chose de plus ambitieux », se souvient Elisabeth Vogler. De la matière, sans doute, mais pas de budget. « On a pu s’en passer lors du tournage grâce à notre dispositif : quatre comédiens, des décors réels et une caméra. Nous sommes allés frapper à plusieurs portes mais nous n’avons reçu aucune réponse. Et le caractère “sauvage” du projet nous a empêché de bénéficier d’aides publiques. On voulait pouvoir conserver la spontanéité du début, être libres de sortir la caméra à chaque fois qu’il se passait quelque chose. » Et en l’espace de trois ans, il s’en est passé des choses. Après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher sont survenus ceux du Bataclan et du Stade de France. Le mouvement de contestation de Nuit Debout s’est installé place de la République, et les manifestations se sont succédé dans une ville soudain pleine de policiers et de militaires.

Crédits : Elisabeth Vogler

Paris est une fête se déroule exclusivement dans des lieux publics – rue, métro, gymnase, bar, parc, etc. – et le plus souvent en extérieur. Comme le souligne Elisabeth Vogler, « cela va à l’encontre d’une certaine idée du cinéma français, qui le cantonne à l’appartement, au salon, à la chambre ». L’influence du documentaire est d’autant plus palpable que la réalisatrice en a déjà signé un, Blanchisserie de France, « mais Paris est une fête ne documente pas le réel, il s’en sert pour nourrir une fiction ». Cette fiction, « c’est l’histoire d’une fille qui tombe amoureuse d’un mec en soirée et qui veut le rejoindre en avion, sauf qu’elle oublie son passeport, et l’avion s’écrase sans elle », résume Noémie Schmidt. Et le fait d’avoir échappé à la mort de si peu fait basculer son personnage dans une profonde angoisse, reflétée par la ville en ébullition qui devient un véritable labyrinthe mental.  D’où l’ironie du titre, qui renvoie également au livre d’Ernest Hemingway.

Cette angoisse qui fait écho aux événements traumatiques du réel, le cinéma en regorge ces dernières années, et il n’est pas anodin que dans le sillon de grandes tragédies naissent des œuvres artistiques – cinématographiques en l’occurrence – mues par le besoin de se tenir plus proches de la réalité qu’à l’habitude. C’est ce que le critique de cinéma et sociologue allemand Siegfried Kracauer, exilé à Paris puis à New York après 1933, appelait la « rédemption du réel ». Lui qui avait observé avec horreur et impuissance la montée du nazisme au sein la société allemande voyait dans les grands films de l’époque, du Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene au Metropolis de Fritz Lang, l’écho traumatique des heures noires de son pays.

Soixante-dix ans plus tard, quand sortait Elephant, quatre ans après la fusillade du lycée Columbine, Gus Van Sant ne disait pas autre chose en recevant la Palme d’or du festival de Cannes en 2003. Les choses sont cependant un peu différentes dans le cas de Paris est une fête.

Réel-fiction

« On sait bien que le livre d’Hemingway a connu un regain d’intérêt après le Bataclan, mais il est important de comprendre que le film n’évoque pas directement les attentats », souligne le directeur de la communication de Paris est une fête, Paul Saïsset. « Pour nous, ces événements sont inénarrables par le biais de la fiction, il y aurait quelque chose d’obscène à prétendre le contraire. » C’est ce que la productrice du téléfilm Ce soir-là, qui raconte une histoire d’amour entre deux personnes ayant secouru des victime de l’attentat du Bataclan, semble avoir appris à ses dépends.

La compagne d’un homme décédé lors de cet attentat a en effet lancé une pétition appelant à l’abandon du projet en novembre 2017. Un mois plus tard, elle recueillait plus de 36 000 signatures et le diffuseur, France 2, décidait « d’ajourner ce projet tant que la production du téléfilm n’aura pas consulté largement l’ensemble des associations des victimes ». « Même si on n’a jamais réclamé la censure, on est content que la pudeur et la retenue l’emportent », déclarait alors le président de l’une de ces associations, Life For Paris, Arthur Dénouveaux.

De la même façon, la sortie en salles de Made in France de Nicolas Boukhrief, initialement prévue le 18 novembre 2015, soit cinq jours seulement après l’attentat du Bataclan, avait d’abord été repoussée, puis carrément annulée, au profit d’une diffusion directe en vidéo à la demande le 29 janvier 2016. Le scénario, qui n’a bien évidemment pas pu s’inspirer de la réalité, n’en est pas moins incroyablement proche, dans la mesure où il suit un groupe de jeunes djihadistes dans l’élaboration un projet d’attentats simultanés à Paris.

« N’importe quel événement pouvait nous inspirer une scène » — Elisabeth Vogler

Ce n’est pourtant pas cet entremêlement du réel et de la fiction qui a été à l’origine du refus définitif des exploitants, mais le climat de peur qui régnait encore à l’époque. « Je ne leur en veux pas car j’aurais peut-être moi-même pris cette décision si j’étais directeur d’un cinéma », confiait ainsi le réalisateur. « Quand on a du personnel, on essaie de le protéger, c’est humain, surtout après le Bataclan. Je ne juge personne, mais cette peur irrationnelle qui saisit tout le monde est précisément ce que recherchent les terroristes », ajoutait-il cependant.

Depuis, plusieurs films, dont Nocturama de Bertrand Bonello (qui devait initialement s’intituler Paris est une fête), ont traité le sujet du terrorisme sur grand écran. Et aucun d’eux ne s’est autant soucié de l’effet de réel que Le 15 h 17 pour Paris de Clint Eastwood, en salles actuellement, qui s’inspire de la tentative d’attentat contre les passagers du Thalys du 21 août 2015. Les trois soldats américains qui ont mis en échec le terroriste, ainsi que d’autres acteurs du drame, qu’ils soient de simples passagers ou bien des membres de l’équipe médicale, y tiennent notamment leur propre rôle. Ce dispositif n’a pourtant pas suffi à sauver le film aux yeux de la presse, qui le juge presque unanimement « ennuyeux » et « raté ».

« Le meilleur du film, c’est le dernier quart d’heure », estime par exemple le magazine Les Inrocks, « celui de l’attaque, de sa neutralisation, puis de l’invitation des “héros du Thalys” à l’Elysée où ils sont décorés de la légion d’honneur par François Hollande : là, le trouble du dédoublement réel-fiction devient vraiment sensible, les images de Clint se mêlent aux images d’actu, le vrai Hollande (lui aussi héros du film au final) est monté avec un faux Hollande (de dos) en plans de coupe, de même que le médecin qui a soigné un blessé en direct dans le train, alors que les trois militaires restent les mêmes des deux côtés des images. »

Ce « trouble du dédoublement réel-fiction » avait en revanche parfaitement opéré lors de la sortie en salles, en juillet 2014, de Boyhood de Richard Linklater. Ce film, qui raconte le passage de l’enfance à l’âge adulte d’un garçon élevé au Texas par ses parents divorcés, a la particularité d’avoir été tourné par intermittence sur une période d’une dizaine d’années.

Et comme le signale le journal Le Monde« en dehors du vieillissement réel des acteurs (réquisitionnés chaque été pour quelques prises, étalées au fil des ans) et [des] balises musicales signées Arcade Fire ou Coldplay, le réalisateur n’a pas tenu à marquer les différentes époques où se situe son action », qui ont cependant vu la crise s’installer aux États-Unis, la guerre en Irak faucher bien des vies, et Barack Obama être élu président par deux fois. « De sorte que, dans Boyhood, le temps n’est pas seulement un agent dramatique. C’est aussi une essence mystérieuse et magique, à l’origine de toutes les transformations visibles. »

Totale impro

Un procédé de décontextualisation que l’on retrouve dans Paris est une fête, mais sur un tout autre mode. « Lors d’une manifestation contre la loi El Khomri, par exemple, l’équipe s’est retrouvée sur une place de la République presque complètement encerclée par des CRS », raconte le scénariste du film, Rémi Bassaler. « Or cette séquence, qui se trouve à la fin, ne parle pas du tout de politique. Elle symbolise le fait que le personnage de Noémie Schmidt est seul et pris au piège, qu’il doit cesser de s’échapper et affronter ses angoisses. »

Crédits : Elisabeth Vogler

« N’importe quel événement pouvait nous inspirer une scène », remarque Elisabeth Vogler. Et c’est ce qui a plu à Rémi Bassaler : « Le fait qu’on inversait les choses, que la réalisation passait avant l’écriture. » Son rôle a donc essentiellement été de trouver la trame narrative qui viendrait lier les séquences tournées par Elisabeth Vogler entre elles, et « l’idée de l’accident d’avion s’est imposée naturellement parce qu’ [ils voulaient] une situation de départ assez forte pour parler de l’angoisse de mort ».

Le scénario de départ tenait sur une feuille de format A4 et se résumait à des intentions de jeu pour les comédiens, qui ont été entièrement libres d’inventer les dialogues. « Je ne me considère pas comme un dialoguiste pour autant », précise l’acteur principal, Grégoire Isvarine. « Mais le dispositif de Paris est une fête rapproche l’acteur de cinéma de l’acteur de théâtre. Il faut faire preuve d’écoute, de réactivité, de créativité, et composer avec tous les aléas du réel. »

Une fois, le comédien s’est « fait taxer du feu au beau milieu d’une séquence », et il a dû « continuer à jouer son rôle comme si tout était normal ». Mais « pour contrebalancer tous ces moments en immersion dans la réalité, on a choisi de plonger le spectateur dans la tête de mon personnage », indique Noémie Schmidt. « Un peu comme dans un rêve. On a eu la possibilité de faire ça dans un lieu qui s’y prêtait particulièrement, le théâtre des Bouffes du Nord à Paris, on a mis la main à la poche pour pouvoir louer du matériel et on a été rejoints par toute une équipe. »

Crédits : Tristan Deboise

Le compositeur de la bande originale du film, Jean-Charles Bastion, a en outre opté pour une « ambiance onirique avec une musique classique et orchestrale » après avoir envisagé « quelque chose de plus réaliste, de plus contemporain ». Reste qu’une musique orchestrale coûte bien plus cher qu’une musique synthétique. Et c’est précisément pour cette raison que le nouvel objectif de la campagne de financement de Paris est une fête a été fixé à 85 000 euros. « Avec ça on ne fait pas de compromis, on mène notre barque comme bon nous semble pour amener le film sur grand écran », promet l’équipe sur Kickstarter. « On s’engage à monter un orchestre d’une quarantaine de jeunes musiciens en Île-de-France. On le fait ici avec des jeunes plutôt que d’aller faire ça en Europe de l’Est (comme c’est souvent le cas). Et avec l’aide du jeune chef d’orchestre Thibault Back de Surany, on leur fait enregistrer la musique du film. »

« On fait aussi la meilleure post-production possible avec des infrastructures d’excellence. Et puis on peut payer les gens dans les règles et commencer les démarches administratives et légales avec le CNC pour l’obtention d’un agrément. » Car sans agrément, pas de sortie en salles. « Et un film aussi sensoriel mérite d’être vu sur grand écran », insiste Rémi Bassaler. « Mais on ne prétend pas révolutionner le cinéma », ajoute-t-il, rappelant que des dispositifs similaires à celui de Paris est une fête ont déjà été éprouvés par des réalisateurs comme Mathieu Beurois, avec Quatre bouts de bois. « C’est un film qui a été vendu comme un film à 500 euros. Je ne sais pas si le chiffre est exact mais, de fait, les nouvelles caméras et les différents outils numériques permettent un cinéma très peu onéreux, très mobile, très léger. Les jeunes cinéastes ne s’en servent pas assez. C’est très dommage. Il faut oser davantage. »

« Quiconque a sérieusement envie de faire un film devrait réunir autant d’argent que possible, aussi vite que possible, et le faire », disait Stanley Kubrick avec pragmatisme. C’est précisément ce qu’a fait l’équipe de Paris est une fête.


Couverture : Paris est une fête. (Elisabeth Vogler)