Les Assyriens de Chicago

Par un matin ensoleillé de mai, je me trouve à bord d’une voiture en compagnie d’un linguiste et d’un fiscaliste. Nous arpentons les banlieues de Chicago à la recherche de personnes parlant l’araméen, la langue vieille de 3 000 ans que parlait Jésus. Le linguiste, Geoffrey Khan, de l’université de Cambridge, est en ville pour donner une conférence à l’université de Northwestern, à Evanston. Mais il a un autre objectif : la banlieue nord de Chicago est habitée par des dizaines de milliers d’Assyriens, des chrétiens du Moyen-Orient dont la langue maternelle est l’araméen. Ils ont été chassés de chez eux par les persécutions et la guerre.

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Geoffrey Khan (à gauche) discute avec Asher Hanna
Crédits : Greg Ruffing

La ville des vents, comme est surnommée Chicago, est d’une importance capitale pour ce spécialiste de l’araméen moderne – l’un des meilleurs au monde. Cet homme s’est donné pour mission de répertorier tous ses dialectes avant que cette langue, autrefois celle des empires, ne disparaisse avec ses derniers locuteurs. Le fiscaliste, Elias Bet-shmuel, un homme chauve et trapu, est justement un Assyrien du coin qui a offert d’être notre guide. En débarquant dans le lobby de l’hôtel Khan ce matin-là, il a détaillé les étapes de notre trek de deux jours presqu’en chuchotant, tel un trafiquant de drogue faisant l’inventaire de sa marchandise. « J’ai les Shaqlanaye, j’ai les Bebednaye… » Il énumérait des familles d’immigrants dont les noms viennent de villages du nord de l’Irak, dont ils parlent le dialecte. Plusieurs de ces familles sont ses clients. Bet-shmuel est au volant de son Infiniti, nous faisons route vers la ville toute proche de Niles, dans l’Illinois. Pendant ce temps, Khan, 55 ans, explique qu’il est à la recherche de personnes parlant des dialectes « purs » : des formes d’araméen préservées par des villages dont les habitants n’ont pas émigré vers de grandes villes polyglottes, ou pire, d’autres pays.  En gros, des personnes âgées qui ont passé la majeure partie de leur vie dans des villages enclavés d’Irak, de Syrie, d’Iran ou de Turquie. « Moins ils sont éduqués, mieux c’est », dit Khan. « Quand les gens se retrouvent dans des villes, même à Chicago, les dialectes se mélangent. Quand les gens se marient, les dialectes de l’épouse et de son mari convergent. » Nous traversons les rues de la banlieue quand Bet-shmuel sonne la première halte du jour : la maison d’une veuve de 70 ans originaire de Bebede, qui est arrivée à Chicago il y a dix ans. « C’est une femme au foyer avec une éducation très basique. Elle ne parle pas anglais. » Khan rayonne. « Je tombe littéralement amoureux de ces vieilles dames », dit-il.

L’écriture sur le mur

L’araméen, une langue sémite apparentée à l’hébreu et à l’arabe, était la langue parlée dans tout le Moyen-Orient à l’époque où la région était le carrefour du monde. Les gens l’utilisaient pour le commerce et la politique, sur un territoire qui s’étirait de l’Égypte et de la Terre sainte jusqu’à l’Inde et la Chine. Des parties de la Bible et du Talmud sont rédigées dans cette langue, tout comme l’ « écriture sur le mur », ces trois mots légendaires annonçant la chute de Babylone. En mourant sur la croix, Jésus s’est lamenté en araméen : « Elahi, Elahi, lema shabaqtani ? » – « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

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L’art assyrien

Mais l’araméen est aujourd’hui réduit à sa dernière – mettons ses deux dernières générations de locuteurs. Au cours du siècle qui vient de s’écouler, la plupart d’entre eux ont dû quitter leurs terres natales, où cette langue était autrefois florissante. Dans leurs nouveaux pays, peu d’enfants l’apprennent, sans parler des petits-enfants. (L’araméen est la langue maternelle de mon père, un juif né au Kurdistan irakien qui en est devenu spécialiste ; j’ai grandi à Los Angeles et je n’en connais que quelques mots.) Cette rupture générationnelle est le signe de la mort annoncée de ce langage. Pour les linguistes de terrain comme Khan, enregistrer les locuteurs de naissance – « les informateurs », dans le jargon du métier – est à la fois un acte de préservation culturelle et d’étude de la façon dont les langues anciennes évoluent et se désintègrent avec le temps. Alors que nous vivons à une époque ultra-connectée, les langues dépérissent. 50 à 90 % des quelques 7 000 langues parlées aujourd’hui vont probablement disparaître d’ici la fin de ce siècle. Nous vivons sous l’oligarchie de l’anglais, du mandarin et de l’espagnol, dans un monde où 94 % de la population parle 6 % des langues existantes. Pourtant, l’araméen se distingue des autres langues menacées. C’est probablement la langue encore parlée qui remonte le plus loin dans le temps. Ses premiers locuteurs, les Araméens, étaient des nomades du désert. (La Bible décrit l’ancêtre mythique des hébreux comme un « Araméen errant ».) Partis de l’ancienne Syrie, ils s’étendirent tellement en Mésopotamie que lorsque les Assyriens conquirent le Moyen-Orient au VIIIe siècle av. J.-C., ils choisirent l’araméen, et non leur propre langue, l’accadien, comme langue officielle de l’empire. Les Babyloniens firent de même lorsqu’ils vainquirent les Assyriens, et les Perses lorsqu’ils vainquirent les Babyloniens. Cette langue passa sur les lèvres de chrétiens, de juifs, de mandéens, de manichéens, de musulmans, de samaritains, de zoroastriens et de païens.

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Un manuscrit en araméen
Crédits : Greg Ruffing

L’écriture sur le mur fut tracée en araméen au VIIsiècle avant notre ère, quand les armées musulmanes venues d’Arabie conquirent le Moyen-Orient, et que l’arabe supplanta l’araméen en tant que langue la plus communément parlée dans la région. L’araméen ne survécut que dans les montagnes de Turquie, d’Irak, d’Iran et de Syrie, dans des lieux suffisamment reculés pour que la nouvelle du changement n’arrive jamais. Là, les juifs et les chrétiens (pas les musulmans, qui eux parlaient le kurde) continuèrent d’utiliser l’araméen comme langue de tous les jours pendant encore 1 300 ans. Le nombre de personnes parlant l’araméen encore en vie aujourd’hui est difficile à évaluer. Certaines estimations vont jusqu’à évoquer un demi-million d’indépendance d’individus. Mais ce chiffre est trompeur. À cause de son origine ancienne, du manque de standardisation et de l’isolement de ses locuteurs, la version moderne de la langue, connue sous le nom de néo-araméen, regroupe plus de cent dialectes dont la majeure partie n’a pas de forme écrite. Beaucoup de ces dialectes se sont déjà éteints, et d’autres ne comptent plus qu’un ou deux locuteurs. D’après les linguistes, le seul endroit où l’araméen est encore parlé et protégé est le village de Maaloula, sur les collines surplombant Damas. Là-bas, avec le soutien de l’État syrien, les anciens enseignent encore leur langue aux plus jeunes.

Histoires oubliées

Comme beaucoup d’experts du néo-araméen, Khan, dont l’accent laisse transparaître les traces d’une enfance passée dans la classe ouvrière du nord de l’Angleterre, est tombé sur ce champ d’étude un peu par hasard. Lors de ses premières années à Cambridge,  il a été amené à travailler sur d’anciens manuscrits juifs de grande valeur connus sous le nom de Gueniza du Caire et rédigés en hébreu, en arabe et en araméen. Mais les longues heures passées à scruter des microfilms étaient déprimantes pour lui. Au début des années 1990, en quête de distraction après une journée décourageante dans un laboratoire de microfiches, il a demandé à une association locale de Kurdes juifs de l’orienter vers des gens dont la langue maternelle était l’araméen.

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Nemo Toma parle encore araméen dans l’Illinois
Crédits : Greg Ruffing

Aussitôt après s’être assis face à un juif d’Erbil, une ville du nord de l’Irak dont le dialecte araméen n’avait pas encore été recensé, il a senti qu’il avait trouvé sa voie. « Ça m’a bouleversé », dit-il. « Le fait de découvrir cette langue de la bouche de quelqu’un de vivant et non sur microfilm, c’était incroyablement exaltant. » L’objectif du travail de terrain sur les langues non répertoriées est de produire ce que certains linguistes appellent « la sainte trinité » : une grammaire, qui devient la carte d’accès à la prononciation, la syntaxe et la structure ; des textes, qui sont des morceaux de discours bruts révélant la texture de la langue ; et un dictionnaire. Au cours des vingt dernières années, Khan a publié des grammaires très respectées de dialectes auparavant non répertoriés originaires de Barwar, Qaraqosh, Erbil, Sulemaniyya et Halabja, en Irak, et Urmi et Sanandaj en Iran. Il travaille également sur une base de données en ligne rassemblant des textes et des enregistrements audio. Elle permet des comparaisons mot par mot de dizaines de dialectes araméens. Les gens qui parlent l’araméen ont tendance à accueillir les linguistes armés de micros avec une hospitalité toute moyen-orientale. La veuve à qui nous rendons visite à Niles, Agnes Nissan Esho, ne nous laisse pas repartir sans nous avoir servi un repas complet, composé de Kubba Hamuth (raviolis), de masta (yaourt), de poulet au riz et de kadeh (des pâtisseries). « Je suis très excité par certaines voyelles », dit Khan alors qu’Agnes apporte les plats fumants. « Moi, je suis excité par ces petits gâteaux », ajoute Bet-shmuel, impassible. La demi-douzaine de linguistes spécialistes du néo-araméen avec qui je me suis entretenu racontent tous que les « informateurs » leur servent souvent des festins, leur confient des commérages familiaux et les couvrent de sacs de fruits à emporter chez eux. Certains sont très étonnés de l’intérêt porté à leur langue, et d’autres soupçonnent même leurs interlocuteurs d’être des espions. Et comme dans l’espionnage, les fausses informations abondent. Sur le trajet de la maison d’un des informateurs, Khan me raconte qu’il a cherché pendant plusieurs années un homme de Chicago originaire du village irakien de Barwar, qu’on lui avait décrit comme la « mémoire vivante » du folklore assyrien. « Lorsqu’on s’est enfin rencontrés, je lui ai dit que j’avais entendu beaucoup d’histoires à son sujet. » La réponse de l’homme ne s’est pas faite attendre : « Je les ai toutes oubliées. »

Le dernier souffle

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Une messe en araméen dans la banlieue de Chicago
Crédits : Greg Ruffing

À chaque fois que nous arrivons dans une nouvelle maison, Khan, en costume et chemise, explique le sens de ses recherches et sort un enregistreur numérique, un micro et une feuille pleine de questions. Chaque session dure entre deux et trois heures. Lorsqu’il travaille, Khan ressemble à un archéologue travaillant au sol avec un tamis, pour discerner les nuances entre les dialectes dans la prononciation, le vocabulaire et la grammaire. Comment diriez-vous : « Les voilà » ? demande-t-il. Et « Je suis là » ? Et « Il va venir » ? Il ne s’arrête plus : « Tu veux venir. Je veux venir. Viens ! » Pour être sûr d’avoir bien entendu les mots, Khan les répète doucement. Il garde la bouche ouverte une seconde de plus pour vérifier une voyelle, ou bien passe son doigt sur sa pomme d’Adam pour confirmer une gutturale. Dans un immeuble HLM, nous passons plus d’une heure avec un vieil Assyrien de 97 ans, originaire de Turquie, et sa femme de 90 ans. Lorsque nous nous arrêtons ensuite pour boire un café, je demande à Khan s’il a trouvé la rencontre productive. « La prononciation d’une des consonnes dans le mot “poule” n’est pas ce à quoi je m’attendais », dit-il avec une pointe de déception dans la voix. Les avancées dans le champ de la linguistique se font au compte goutte. Il n’y a pas d’Eurêka. Pourtant, le travail a ses journées exaltantes, et peu de moments ont autant ému Khan que ce voyage de 2008 dans l’ancienne république soviétique de Géorgie. Il était dans la capitale, Tbilisi, à la recherche de personnes parlant l’araméen et originaires de Salamas, une ville du nord-ouest de l’Iran. Une vague d’Assyriens avaient fui Salamas après qu’un chef kurde y eut assassiné en 1918 un patriarche de l’Église d’Orient. Une seconde vague arriva après un tremblement de terre une dizaine d’années plus tard. À Tbilisi, les gens ont dit à Khan qu’il ne restait que trois personnes encore vivantes parlant le dialecte « pur ». Dans la première maison, la fille de l’homme s’est excusée : son père avait récemment eu une attaque et il était devenu muet. Dans la seconde, une vieille femme vivait avec un quartet énergique de Rottweilers. « J’ai sorti mon micro et ils ont commencé à aboyer et à grogner », se souvient Khan. « Impossible de faire quoi que ce soit. »

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Crédits : Greg Ruffing

Finalement, un soir, un Assyrien de la ville a conduit Khan dans un imposant immeuble de l’ère soviétique. Tout en haut d’une sombre cage d’escaliers se trouvait un appartement composé d’une seule pièce. Une femme frêle, âgée d’environ 95 ans, a ouvert la porte. Khan a observé sa silhouette fluette et s’est demandé combien elle pourrait le supporter. Il s’est promis de ne rester que quelques minutes. Mais lorsqu’il s’est levé pour prendre congé, la femme a tendu sa main osseuse au-dessus de la table et attrapé son poignet. « Biqir, Biqir » a-t-elle dit de sa petite voix. (« Demandez, demandez. ») « Elle s’accrochait littéralement à moi », dit-il en revivant l’instant. « On aurait dit que c’était son dernier souffle et qu’elle voulait tout me dire. » Elle s’est agrippée pendant deux heures à son poignet, tandis que l’enregistreur se remplissait d’une langue au crépuscule de sa vie.


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « How to Save a Dying Language », paru dans le Smithsonian Magazine. Couverture : Un manuscrit ancien écrit en araméen. (DR)