Cicatrices

Sinjar, nord-ouest de l’Irak. Au sommet d’une colline surplombant la ville, le président du gouvernement régional du Kurdistan, Massoud Barzani, prend position derrière une estrade faite de sacs de sable. Nous sommes le vendredi 13 novembre et, sous un ciel dégagé, le sillage d’un panache de fumée s’estompe au loin. Par dessus les épaules de Barzani, les rues bistres et les rangées de maisons de Sinjar s’étendent à perte de vue sur le paysage plat. On a posé des micros sur les sacs de sable, qu’un mince fil relie au seul et unique haut-parleur.

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Le président Barzani donne une conférence de presse
Crédits : Cengiz Yar

Quinze mois plus tôt, les soldats de Daech ont saccagé la ville qui s’étend derrière Barzani lors de ce qu’on a coutume d’appeler aujourd’hui les « massacres de Sinjar ». Dans les jours et les semaines qui ont suivi, des milliers de civils issus de la minorité religieuse yézidie ont été méthodiquement abattus ou vendus à fins d’esclavage sexuel. Les soldats de l’État islamique ont exécuté individuellement certains hommes qui avaient résisté et en ont décapité d’autres, mais la grande majorité des 5 000 morts estimés ont été alignés pour être fusillés en masse. Des femmes et des filles âgées de six ans à peine ont été violées et jetées de force dans des camps avec des milliers d’autres, avant d’être mises en vente. Ceux qui sont parvenus à s’enfuir dans les hauteurs du mont Sinjar sont restés piégés sans eau ni nourriture pendant des semaines. Leur calvaire a servi de justification à Obama pour démarrer la campagne aérienne au cours de laquelle les forces de la coalition et l’armée de l’air irakienne ont largué des ravitaillements sur la zone et secouru un certain nombre de Yézidis. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) — la milice qui combat le gouvernement turc pour obtenir l’indépendance kurde — a ouvert peu après un couloir humanitaire jusqu’à la montagne.

La reconquête de Sinjar par les forces kurdes soutenues par les bombardements le 13 novembre dernier représente une victoire stratégique importante dans le combat contre l’État islamique. La reprise de Sinjar coupe l’autoroute 47, longue de 120 km. Il s’agit de la principale ligne de ravitaillement entre les deux plus grands bastions de l’État islamique, Mossoul en Irak et Racca en Syrie. Les deux villes sont aujourd’hui coupées l’une de l’autre et le transport d’armes, de troupes et de pétrole leur est bien plus difficile. La reconquête de cette ville majoritairement yézidie a aussi été une importante victoire symbolique après que les Peshmergas ont échoué à protéger la ville de Daech l’année dernière, et elle prouve également que les forces kurdes peuvent se battre pour d’autres minorités ethniques qu’eux-mêmes. Mais tout n’est pas rose cependant, car la victoire a aussi ravivé des tensions politiques entre le gouvernement kurde, qui vise l’indépendance, et le gouvernement central irakien à dominance chiite. Les politiciens de Bagdad veulent que Sinjar revienne sous leur coupe, comme c’était le cas avant la prise de la ville par l’État islamique, tandis que les responsables kurdes clament que la ville doit faire désormais partie du Kurdistan. « Nous avons respecté notre engagement de libérer Sinjar », déclare triomphalement Barzani en kurde, depuis son podium de fortune. Des troupes de soldats soigneusement vêtus l’écoutent en silence, tandis que les reporters se bousculent pour prendre des photos sous le soleil ardent de midi. Barzani remercie les États-Unis pour leur soutien dans la libération de la ville et poursuit en affirmant que les civils qui ont aidé l’EI à prendre la ville seront traités comme les combattants de Daech eux-mêmes. Puis, sans cérémonie, Barzani quitte la conférence de presse et disparaît dans une caravane de 4×4.

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Des hommes en armes attendent d’entrer en ville
Crédits : Cengiz Yar

La conférence de presse est terminée. Mon chauffeur retourne dans notre 4×4 et nous descendons les contreforts bruns du mont Sinjar vers la bordure de la ville. Au passage des véhicules, de grands nuages de poussière s’élèvent et s’abattent en vagues autour de nous. Les forces kurdes qui émaillent le chemin nous contrôlent avant de nous laisser passer. La route est encombrée, barrée d’hommes équipés d’armes lourdes qui attendent d’entrer en ville, en file indienne au milieu de la terre et des gravats. Ce que je crois être des renforts secondaires et des civils qui entrent dans Sinjar pour en renforcer les défenses évaluent les dégâts et recherchent du butin. Mes deux collègues et moi décidons que si nous voulons passer du temps en ville avant la tombée de la nuit, nous ferions mieux de nous activer. Après avoir fourré dans mes poches du matériel photo et enfilé un gilet pare-balles, je quitte la voiture avec mon chauffeur et nous entrons en ville à pied.

Dans Sinjar reconquise

La barbarie de l’État islamique est devenue sa marque de fabrique, et ses tactiques de guérilla sont bien connues de ses ennemis dans la région. Dans d’autres villes reprises précédemment aux griffes de Daech, comme Kobané ou Tikrit, des engins explosifs improvisés (EEI) et des pièges attendaient tapis dans les décombres le retour des civils et des forces rivales sur les territoires libérés. Chaque porte, chaque escalier ou l’extrémité des fils invisibles qui jonchent les rues dévastées cachent peut-être la mort instantanée ou douloureusement prolongée d’un homme. L’EI est aussi connu pour laisser derrière lui des combattants isolés, dont l’objectif est tenir leur position jusqu’au bout, et d’abattre le plus d’individus possibles avant d’être submergés. Ces tactiques défilent dans ma tête alors que nous naviguons à travers les rétrocaveuses et les véhicules de construction qui débarrassent les derniers obstacles. Je suis frappé par le silence, qui recouvre Sinjar comme une chaude couverture. Un calme stupéfiant qui contraste avec le décor des rues éventrées et couvertes de gravats du centre-ville. Les uniques sons proviennent de nos bottes qui dérapent sur le sol accidenté, des débris écrasés par nos semelles. Je piétine des câbles électriques et téléphoniques, qui quadrillent la rue comme une toile d’araignée chaotique. Au loin, de fines volutes de fumée noire s’attardent dans le ciel rose.

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Nous pénétrons à Sinjar
Crédits : Cengiz Yar

Nous continuons à marcher, sans guide, au cœur de l’ancienne forteresse de l’État islamique. Alors que nous atteignons la première intersection, l’éclat distinct d’un tir isolé résonne dans l’air autour de nous. Un sniper se cache encore quelque part en ville, c’est certain. Nous nous arrêtons un instant, accroupis au milieu de la rue derrière la carcasse calcinée d’une citerne. Une fois certains que le tir ne nous prenait pas pour cible, nous décidons de continuer. Sinjar, jusqu’à son invasion par l’EI, était le foyer de la plus vaste et de la plus ancienne communauté yézidie du monde. Leur présence dans la région remonte à plusieurs siècles, des sites sacrés et des lieux de pèlerinage entourant la ville ainsi que celle de Dohuk, sous contrôle kurde. La religion yézidie, souvent incomprise, incorpore il est vrai certains aspects du zoroastrisme, mais elle est aussi similaire de bien des manières à l’islam chiite et sunnite. Elle est basée sur la croyance qu’un dieu unique créa la Terre, qu’il confia à sept anges menés par l’ange-paon Melek Taus. Des comparaisons existent entre Melek Taus et le Shaytan coranique, ou le Satan de la bible.

Pour cette raison, de nombreux musulmans considèrent les Yézidis comme des adorateurs du démon. L’État islamique les considère comme des infidèles, et les attaques répétées du groupe contre les communautés yézidies ont donné lieu à des accusations d’épuration ethnique, lors d’une campagne visant à remplacer d’anciennes communautés yézidies par des populations sunnites acquises à la cause de Daech. Après la reconquête de Sinjar, deux charniers au moins ont été découverts à la sortie de la ville. L’une des tombes contiendrait les restes de 80 femmes âgées de plus de 40 ans. Des témoins racontent que les miliciens de Daech ont tué les femmes car elles étaient trop vieilles pour servir d’esclaves. Les responsables locaux s’attendent à découvrir d’autres charniers de ce genre à travers la région au cours des prochaines semaines et des prochains mois.

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Les soldats sont partout dans le centre-ville
Crédits : Cengiz Yar

Tandis que nous nous enfonçons plus avant dans Sinjar, les signes de la capture de la ville par l’EI il y a un an commencent à apparaître. Partout, des graffitis noirs balafrent les murs et les bâtiments. « Il n’y a de dieu qu’Allah. Et Mahomet est Son messager. » Les violentes batailles urbaines ont laissé la moindre surface visible criblée d’impacts de balles. Il flotte une odeur sulfureuse de cordite dans l’air, héritée des récents combats, qui se fond sans mal dans ce décor de carcasses de camions, de citernes et de voitures calcinées parsemant les routes. La majeure partie de la ville était une zone de guerre depuis l’avancée de l’État islamique en 2014 jusqu’à la récente reconquête kurde. Un bâtiment sur quatre de Sinjar est démoli, résultat des bombardements de la coalition, qui a aidé les Kurdes à reprendre la ville durant les dernières semaines. La majorité des bâtiments qui restent debout ont subi de sérieux dégâts structurels, et, alors qu’environ un quart de la surface Sinjar pourrait redevenir habitable avec de petits efforts de construction en quelques semaines, sa reconstruction totale est loin d’être certaine.

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Une victoire au goût amer
Crédits : Cengiz Yar

Je croise des petits groupes de civils errant dans les rues, ne se souciant apparemment pas du danger toujours présent. C’est la première fois qu’ils sont autorisés à retourner dans leur ville depuis leur fuite précipitée, il y a plus d’un an. Deux hommes désignent leur maison. Elle est là, à moitié détruite. Sur son toit, un soldat agite son arme dans les airs près d’un drapeau kurde battu par le vent. Le soldat pousse des cris de joie, célébrant la victoire de Sinjar. Les deux hommes se lamentent avant de s’éloigner sans un mot. De loin en loin, des groupes d’hommes armés conversent dans les cours de la ville. Certains portent des uniformes vert olive ternes, d’autres des camouflages multicolores. Leurs visages sont aguerris mais juvéniles. Ils tournent leurs yeux vers moi alors que je passe auprès d’eux. Beaucoup d’entre eux me demandent de les prendre en photo, ou se contentent de se planter devant moi, prenant la pose. D’autres sourient. Certains se dérobent devant l’objectif. Lors de la conférence de presse sur la montagne, le président Barzani a décerné la victoire aux Peshmergas — sans mentionner d’autre faction kurde. En vérité, les Peshmergas ont reçu une aide considérable de la part du PKK, des Unités de résistance de Sinjar yézidies, et du groupe rebelle kurde syrien soutenu par les Américains, les Unités de protection du peuple (YPG).

Le manteau de la guerre

Je m’aventure dans une maison avec un groupe de combattants yézidis. Des bris de verre craquent sous mes pas alors que j’avance à la suite d’un homme en tenue de camouflage dans un bel escalier de granit, couvert de carreaux de céramique et de câbles poussiéreux. En parvenant sur le toit, je contemple l’horizon tandis que le ciel prend des teintes orange au-dessus de ce qu’il reste de Sinjar. Des coups de feu résonnent au loin et un klaxon retentit, les sons rebondissant le long des rues désertes. Sur un autre toit tout proche, je peux voir un combattant yézidi local dire sa prière du soir, alors qu’il peut enfin revenir dans la ville où il vivait avant la guerre. Des hommes jouent au foot, jusqu’à ce que la balle s’envole et atterrisse sur un toit, au-dessus de l’endroit où reposent leurs armes. Ce sont peut-être les premiers moments de joie et de détente que la ville connaît depuis longtemps.

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Combats et bombardements ont ravagé la ville
Crédits : Cengiz Yar

De Dresden à Beyrouth, des villes du monde entier ont récupéré après des destructions massives et se sont reconstruites. Mais reste à voir si le peuple de Sinjar trouvera la force de faire de même, au milieu de la peur, des luttes internes entre les politiciens kurdes et irakiens, et avec si peu de ressources. Les drapeaux noirs de l’État islamique flottent encore à quelques kilomètres de là, et rien ne garantit qu’ils ne reviendront pas pour reprendre la ville. Des centaines de milliers de Yézidis restent déplacés dans les villages alentours, comme celui que je visite aux abords de Dohuk, à trois heures de route au nord de Sinjar. « Nous vivons dans des tentes, ici », me confie une vieille dame yézidie qui a fui la ville en août 2014. « Nous tirons de l’eau de ce ruisseau. Elle n’est pas propre mais c’est tout ce que nous avons. La situation est catastrophique. » De nombreux Yézidis accusent les forces peshmergas d’avoir fui devant Daech durant leur incursion de l’année dernière, les laissant sans défense. Mais ils ne sont pas les seuls à blâmer ; la peur et la haine se sont répandues comme une traînée de poudre parmi les habitants arabes sunnites de la région. « Sinjar est entouré de villages arabes, et ce ne sont pas des gens biens », dit-elle. « Nous ne voulons pas d’eux dans le coin. Nous voulons des garanties internationales. Nous attendrons que le cas des Yézidis soit débattu devant la Cour suprême, ensuite nous verrons. »

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Les combattants kurdes ont une fois de plus barré la route à Daech
Crédits : Cengiz Yar

Sinjar était un endroit relativement tolérant et diversifié avant sa capture, mais les Irakiens de la région accusent désormais les sunnites d’avoir aidé l’EI à prendre position à travers tout le pays. Un vieil homme assis tout près est intraitable : les habitants déplacés de Sinjar demandent qu’on leur assure que ce qui s’est produit par le passé ne risque pas d’advenir à nouveau. Il ajoute qu’il veut que les sunnites soient chassés — ou tués, si nécessaire. De retour dans le 4×4, nous filons sur la route qui serpente vers les hauteurs du mont Sinjar. C’est la route qu’ont emprunté ceux qui ont fui Daech en août 2014. L’asphalte trace de longues courbes et des lacets le long du terrain escarpé. Des tas de vêtements sont éparpillés en de nombreux points de la route, comme si quelqu’un les avait semés d’une valise ouverte. Un pull-over rouge pour enfant retient mon attention alors que nous le dépassons, puis une paire de petites chaussures, et enfin un costume emmêlé près d’une robe à motif floral. Leurs couleurs ont pâli après tout ce temps passé sous le soleil ardent ; ils renferment les souvenirs vibrants de la terreur, de la fuite désespérée, du manteau de la guerre s’abattant sur la montagne.


Traduit de l’anglais par Claire Mandon et Nicolas Prouillac d’après l’article « Life after ISIS », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Sinjar détruite, par Cengiz Yar.