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Mafia Capitale

Le charme de Ghermay semble être à l’origine de sa réussite. Il passe la plupart de son temps au téléphone avec des familles qui payent pour l’émigration de leurs proches, les rassurant concernant la sécurité, tout en leur rappelant gentiment le montant à payer. La question de l’argent est particulièrement sensible. Beaucoup d’Érythréens sont des enfants, souvent des tout-petits, recueillis dans des camps de réfugiés éthiopiens par des passeurs qui promettent un transport gratuit vers l’Europe où, selon eux, un enfant non accompagné obtiendra automatiquement l’asile – ils pourront établir une base où leur famille pourra les rejoindre ensuite. Une fois qu’on vient chercher l’enfant, la famille découvre qu’ils devront payer le transport : environ 1 400 euros pour atteindre la Méditerranée, et 1 400 supplémentaires pour la traversée. En attendant, l’enfant est retenu dans l’un des entrepôts de Ghermay.

L’incroyable taux de succès rencontré par Ghermay lorsqu’il tente de trouver un accord dans des circonstances aussi tendues semble reposer en grande partie sur ses compétences de négociateur. D’après l’officier de police, son approche feutrée est dictée par la nature du commerce du trafic de migrants. « Ce n’est pas du vol », dit-il. « Il s’agit de traiter avec des gens, et de gagner leur confiance. Ermias doit se montrer digne de confiance. Plus il l’est, et plus les gens viendront le trouver. »

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L’île de Lampedusa
Crédits

L’approche de Ghermay envers ses colonels est tout aussi souple. Il les flatte en s’adressant à eux comme à des partenaires égaux. Ferrara explique qu’il a trouvé une série de conversations particulièrement instructive, entre Ghermay et un colonel soudanais. Le bateau qui a coulé au large de Lampedusa, un bateau de pêche de 96 mètres appelé La Girafe, faisait partie de la flotte de Ghermay. Dans les semaines qui ont suivi, l’Éthiopien a régulièrement parlé avec John Mahray, un Érythréen (ou Éthiopien) basé à Khartoum. Mahray avait envoyé 68 migrants sur les 366 morts. Lors d’un échange en particulier, ils tombent d’accord sur le fait que l’attention qu’avait attiré le naufrage était injuste, étant donné le nombre d’autres navires ayant également coulé. « Beaucoup de gens servent à présent de nourriture aux poissons », déclare Ghermay « mais personne n’en parle jamais. » Ils se lamentent aussi de concert sur le nombre d’appels téléphoniques des proches bouleversés des victimes auquel ils ont dû répondre. Puis la conversation prend un tour plus sérieux. Selon Mahray, le vrai problème avec un naufrage, c’est que c’est mauvais pour les affaires – cela fait peur aux gens. Ils refusent alors de voyager ou, s’ils le font, c’est en choisissant d’autres entrepreneurs. Ghermay doit faire attention à ne pas contrarier davantage de clients, selon Mahray, et il lui recommande de suivre des règles simples – que Ferrara a baptisées « les 10 commandements des passeurs ». « Ne jamais sortir par temps orageux », explique Mahray. « Vous ne voulez pas donner à vos clients des raisons de se plaindre. »

Il ajoute que, selon lui, Ghermay ne devrait jamais mettre plus de 250 personnes sur le même bateau gonflable, et il ne devrait jamais forcer les gens à embarquer selon leur gré. « C’est comme quand vous avez un groupe de personnes vivant sous le même toit et qu’il y en a un qui salit la salle de bain », dit Mahray. « Tout le monde en pâtit, sauf celui qui a sali la salle de bain. » Ghermay se montre docile. Mahray en sait tellement plus que lui sur les affaires, dit-il. Tout ce que Mahray dit a du sens. « Si je dois changer quelque chose dans ma façon de travailler, il faut me le dire », dit Ghermay. Mais ensuite, l’Éthiopien ajoute que Mahray doit comprendre que ce n’est pas lui qui a mis la pression aux migrants, mais plutôt l’inverse : ils lui demandent tous de les laisser embarquer sur le premier bateau disponible.

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Opération Triton, en juin 2015
Crédits : Irish Defence Forces

Pour la traversée de Lampedusa, il voulait mettre les gens sur deux bateaux. Mais ils ont protesté, arguant qu’ils voulaient naviguer tous ensemble… et il a finalement cédé. Mais il a tout de même passé des heures à apprendre aux passagers comment ne pas faire chavirer le bateau. Il les a même laissés se servir de son téléphone pour appeler chez eux. Et il leur téléphonait régulièrement pendant la traversée pour vérifier qu’ils étaient sains et saufs, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent la terre ferme. Le lendemain matin, il n’en a pas cru ses oreilles quand il a appris que des centaines d’entre eux étaient tombés à la mer, à seulement quelques centaines de mètres de l’Europe. « Ces gens étaient comme ma famille », affirme Ghermay. Cette séquence émotion nauséabonde semble faire son effet. Mahray s’inquiète même du fait que Ghermay ne devienne trop tendre. N’hésitez pas à frapper les gens si vous le jugez nécessaire, réplique Mahray. « C’est pour leur bien. Lorsque j’organise des voyages, j’essaye toujours d’être gentil avec les clients en leur donnant de la bonne nourriture. Mais cela ne veut pas dire qu’ils vont s’en sortir. Vous devez vous concentrer sur vos propres affaires – lors d’un voyage, tant de choses peuvent se produire. Ce qui devait se produire s’est produit, c’est le destin. On ne pleure pas quand on renverse du lait. Vous ne pouvez rien y faire, et vous avez fait ce que vous aviez à faire. » Ferrara m’assure qu’en réalité, Ghermay partage l’opinion de Mahray. On parle d’un homme dont les affaires consistent à envoyer des centaines de personnes à la mort.

Quelques mois plus tard, Ferrara a mis l’appel d’un autre colonel sur écoute – celui-ci révélait que Ghermay pensait prendre sa retraite. Pas parce que tant de gens étaient morts, disait-il le colonel, mais parce qu’il avait déjà gagné largement assez d’argent et qu’il n’en pouvait plus d’entendre les plaintes concernant le nombre de ses clients noyés. D’après le colonel, Ghermay dirigeait 20 ou 30 navires par an et se faisait plus de 60 000 euros par navire. « Mais on lui accorde trop d’attention à cause de ces morts. »

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Les collines et les vallées qui entourent le village de Mineo sont pleines de citronniers et de raisins – et de monuments de la corruption italienne. Les champs sont envahis de panneaux solaires. Des éoliennes gigantesques éclipsent les crêtes et les éperons rocheux. Fin 2012, durant la faillite de l’industrie des énergies renouvelables italienne, les procureurs anti-mafia ont arrêté une douzaine de chefs mafieux, d’officiers siciliens et d’hommes d’affaires et ont saisi 1,8 milliards d’actifs, dont dix centrales électriques vertes. Un grand nombre de ces saisies étaient liées aux 46 hommes d’affaires appartenant à Vito Nicastri, l’ancien plombier et électricien qui a construit les éoliennes de Mineo et des centaines d’autres éoliennes dans toute la Sicile. Les autorités ont accusé Nicastri de travailler pour le boss de la mafia sicilienne, Matteo Messina Derano, l’homme le plus recherché de toute l’Italie. Les accusations contre lui et d’autres personnes prétendaient que Nicastri et d’autres ravitailleurs gouvernementaux avaient illégalement bâti des parcs éoliens et des fermes solaires ; qu’ils avaient fait payer des frais élevés pour faciliter les contrats attribués aux entreprises non-mafieuses, puis insisté sur le fait que ces entreprises utilisent les entrepreneurs mafieux pour construire leurs installations ; brûlé les parc éoliens des rivaux refusant les demandes de la mafia ; et empoché une grande partie des 12 milliards d’euros annuels donnés par l’État sous forme de subventions attribuées aux générateurs d’énergie verte.

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Le village de Nicotera
Crédits : DR

Le détournement de l’une des rares zones de croissance et de création d’emplois en Europe – et la signature de la politique d’énergie propre européenne – souligne la façon dont les mafieux italiens actuels se détachent des crimes violents pour se concentrer sur des business plus ordinaires, qui paraissent légitimes. Ils montrent un grand intérêt pour la construction d’État, dont la petite ville de Nicotera, qui fait face au détroit de Messine, est un exemple flagrant. Bien qu’elle soit à moitié déserte, la ville peut se targuer d’accueillir deux nouveaux hôpitaux, deux nouvelles gares ainsi que deux nouveaux supermarchés, dont aucun n’a jamais ouvert. L’agriculture constitue un autre secteur de croissance pour la mafia. Une étude datant de janvier 2015, menée par la Confédération nationale des fermiers et par l’Eurispes, un think-tank italien, a découvert que la mafia était impliquée dans des affaires sur un tiers des terres cultivées italiennes, incluant la production d’huile d’olive et de mozzarella de contrefaçon. L’Eurispes en a conclu que la mafia empochait 15 milliards d’euros par an grâce à l’agriculture.

En décembre 2014, les procureurs romains ont finalement expliqué pourquoi autant de migrants font route vers l’Italie, et pourquoi la mafia accepte autant de trafiquants de personnes africains sur son territoire : c’est parce qu’elle génère des centaines de millions d’euros grâce à ces migrants. Après avoir arrêté le truand présumé Massimo Carminati ainsi que 36 autres personnes à Rome et dans ses alentours, les procureurs ont produit 1 200 d’accusations révélant une pénétration importante dans le gouvernement local, allant des contrats de ramassage d’ordures et de l’entretien des parcs en passant par la fraude électorale et l’extorsion, jusqu’au détournement de fonds. Le 4 juin 2015, les procureurs ont arrêté 44 autres personnes, dont Luca Gramazio, chef de file régional du parti politique de Silvio Berlusconi, Forza Italia, au Latium. Le fait le plus marquant était les allégations accusant le gang de Carminati – que les procureurs ont baptisé Mafia Capitale, du nom de sa base à Rome – de tirer profit de la catastrophe des migrants en Europe. Mafia Capitale ne faisait pas de trafic de personnes. Mais après l’arrivée des réfugiés, l’organisation est intervenue dans la construction et la gestion des centres d’accueil. Salvatore Buzzi, bras droit de Carminati et meurtrier condamné, dirigeait une coopérative sociale offrant des services tels que de la distribution de nourriture ou des cours de langue pour les migrants – un commerce estimé à quatre millions d’euros. ulyces-mastermind-11Ce document accusait également Buzzi d’entretenir les émeutes anti-immigrés afin d’encourager l’État à construire davantage de centres pour migrants, où les étrangers seraient en sécurité. Les procureurs ont également rappelé les mots prononcés par Buzzi à l’un de ses associés : « Sais-tu combien je gagne grâce aux immigrés ? Même la drogue n’est pas aussi rentable ! »

Une affaire encore plus lucrative que la coopérative de Buzzi aurait établi un contrat de trois ans d’une valeur de 97 millions d’euros pour gérer le plus grand centre d’accueil pour migrants européen, situé à Mineo. Les responsables du centre étaient payés 28 euros par migrant et par jour pour accueillir et nourrir 4 000 migrants. D’après les accusations et une enquête indépendante menée par les procureurs de la ville de Catania, à l’est de la Sicile, c’est un officier nommé Luca Odevaine qui coordonnait cette escroquerie. Les nombreuses positions d’Odevaine – secrétaire adjoint du cabinet de Rome, conseiller assigné à l’immigration à Mineo et membre de la coordination nationale italienne sur l’immigration – lui ont permis de dénaturer toute la structure d’immigration nationale italienne afin de servir les intérêts commerciaux de Mafia Capitale. Les écoutes téléphoniques ont montré combien Odevaine voulait amener les contrats de construction et d’entretien des centres d’accueil pour migrants à ses associés, avant d’ordonner que ces réfugiés soient envoyés dans ces centres – surtout celui de Mineo, rempli bien au-delà de sa capacité d’accueil. Selon les procureurs, ce n’était pas un système fait pour accueillir les migrants, mais « un système de corruption ». L’ampleur de l’escroquerie, ainsi que la façon dont ses acteurs ont exploité l’une des crises européennes les plus graves, a même choqué ceux qui avaient renoncé à la corruption italienne généralisée. Des politiciens de nombreux partis ont démissionné, parmi lesquels l’ancien maire de Rome. Le Premier ministre, Matteo Renzi, a abandonné la direction du Parti démocrate à Rome, après l’arrestation de plusieurs de ses membres. Mais le nombre d’arrestations, de condamnations ou d’exclusions n’est pas à même de résoudre cette question épineuse : si ces responsables de l’émigration européenne se font de l’argent sur le dos des nouveaux arrivants, n’encouragent-ils pas plutôt la crise plutôt que de trouver des moyens de la régler ?

Mineo

Le centre d’accueil pour migrants de Mineo compte 403 maisons en brique rouge situées dans une communauté isolée, au beau milieu d’une grande vallée. Auparavant, le camp était une base militaire américaine, et il se dégageait de l’endroit une sensation perpétuelle de restriction : postes de contrôle, clôtures de fil barbelé et patrouilles de sécurité. Ici, il n’y a pas de transports publics, et la plupart des migrants n’ont pas d’argent. Mais pendant la journée, ils sont autorisés à sortir et la plupart choisissent de se promener sur les chemins de campagne qui, après des traversées de plusieurs centaines de kilomètres, apparaissent comme les limites extérieures d’un nouveau monde. Bernie, Bright et John viennent tous du Nigeria, et Kadir vient d’Éthiopie. Bernie et Bright sont arrivés ici il y a neuf mois, après une traversée durant laquelle deux de leurs amis se sont noyés. John est là depuis 11 mois, après avoir décidé que la Libye, où il travaillait depuis trois ans, était devenue trop dangereuse ; sur son bateau, trois passagers sont morts. ulyces-mastermind-12À leur arrivée, on a fait savoir aux quatre hommes qu’ils auraient des papiers les identifiant comme réfugiés et demandeurs d’asile dans les 35 jours. Ils avaient tous prévu de se rendre en Allemagne. Mais quand les semaines sont devenues des mois et que les mois ont menacé de devenir des années, ils ont commencé à prendre conscience de la situation : « Cet endroit est un commerce », explique John, 27 ans. « Et nous sommes leur marchandise. Ils nous gardent ici et se font de l’argent sur notre dos. » John explique que ce système ressemble à celui du Nigeria. Dans sa ville natale, Benin City, les chefs criminels se font de l’argent avec les contrats frauduleux de l’État, surfacturant les gens et les introduisant clandestinement. C’est précisément à ce genre de criminalité d’État qu’il voulait échapper en quittant l’Afrique. « Il y a des lois pour ça au Nigeria », explique John. « Nous appelons cela du trafic d’humains. » Même les deux euros par jour que les migrants reçoivent apparaissent comme une autre opportunité pour les responsables du centre de gagner de l’argent. Car ils n’obtiennent pas d’argent liquide, mais une carte électronique ne pouvant être utilisée que dans une boutique du centre ou dans certains magasins précis situés à l’extérieur. Cela peut sembler futile, mais entre les mains d’un grand nombre de réfugiés, cela représente un marché captif d’une valeur de presque trois millions d’euros par an. À Catane, Riccardo Campochiaro, un avocat travaillant pour le centre d’accueil Astalli, reconnaît que la détention prolongée des migrants à Mineo est un genre de trafic constant. « C’est vrai », dit-il. « Pour eux, le fait de rester à Mineo représente un intérêt économique considérable. L’argent ne sort pas de Mineo. » Elvira Iovino, une collègue de Campochiaro, ajoute que malgré tout l’argent gagné par les responsables du centre, les conditions de détention sont mauvaises. « Il y a trop de gens à Mineo pour qu’on s’en occupe correctement », explique-t-elle. « Aucune n’aide n’est fournie, ils ne peuvent pas obtenir d’avocat facilement, ils ne bénéficient pas de l’assurance maladie, ils n’apprennent même pas l’italien – ils n’ont rien. » Le parlement italien semble d’accord.

Après une inspection en mai, le député Erasmo Palazzotto a décrit Mineo comme « des limbes terrifiantes », « un symbole d’opacité », « un trou noir » et « une bombe humaine à retardement », avant d’exiger sa fermeture. Selon Iovino, il est inévitable que sans moyen légal de gagner de l’argent, Mineo a engendré son propre commerce illégal. Il y a de la prostitution devant le centre et de la drogue en vente à l’intérieur. Certains migrants sont conduits par des gangs locaux dans les villes voisines pour vendre de la marijuana dans les rues. D’autres se laissent convaincre de travailler dans les champs pour ramasser des oranges et des tomates pour à peine dix euros par jour. Les trafiquants africains vendant la traversée de Mineo en Europe (six des colonels arrêtés grâce aux écoutes de Ferrara étaient basés à Mineo) font aussi de bonnes affaires.

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Des émeutes dans le centre d’accueil de Mineo
Crédits : Sicilia Journal

« C’est un système qui facilite la criminalité », explique Iovino. « L’économie parallèle se développe, la ville gagne de l’argent. Des filles se prostituent, les hommes politiques qui ne voulaient pas ouvrir ce centre pour migrants à l’origine demandent désormais de ne pas le fermer, car ils se font de l’argent. Ce système convient à tout le monde. » Interrogé sur l’implication de la mafia, Iovino répond : « Ici, rien – rien – ne se passe sans que la Cosa Nostra ne soit au courant. » Il semblerait que tout le monde en profite, sauf les migrants. John affirme que l’ironie tragique de risquer sa vie et d’utiliser jusqu’au dernier centime pour voyager à des milliers de kilomètres en quête d’une vie meilleure, pour atterrir dans des limbes corrompues, en a détruit plus d’un à Mineo. Vous les voyez se promener nus autour du camp, raconte-t-il. Au moins une personne s’y est suicidée, il y a eu des émeutes et des évasions de masse. John acquiesce de façon significative à ce que dit Kadir, qui se lance dans un monologue solitaire en regardant l’horizon du coin de l’œil,  répétant : « Je vais partir, maintenant, je m’en fiche. Je vais partir, je m’en fiche. » Kadir s’avachit sur une voiture. Il raconte qu’il a passé deux ans en prison en Éthiopie, accusé d’un petit vol qu’on lui avait demandé de faire. À sa sortie, il a traversé déserts et océans « pour se sentir libre ». Sa longue marche vers le nord a duré plus d’un an – il était vêtu de haillons et de tongs, faisant tout son possible pour survivre et payer le reste de sa traversée. Sur le chemin, il a vu des gens mourir dans le désert, dans la guerre en Libye et sur le bateau en traversant la Méditerranée. Mais à son arrivée, il a découvert que rien n’était différent – les hommes importants et les gens ordinaires, les riches et les pauvres, la corruption, la criminalité, la cruauté prenant le dessus sur les gens honnêtes, dociles et impuissants. Histoire de noircir le tableau, Kadir n’avait plus nulle part où aller. Sa route vers un avenir prometteur s’est transformée en une impasse mortelle. « Je n’ai pas de maison, ici », dit-il. Il se demande ce qu’il imaginait, et même pourquoi il était si déterminé à survivre. Il n’y a « pas d’avenir », conclut-il. Malgré son acharnement, « ma vie n’a toujours pas de sens », alors pourquoi continuer ? « Certaines personnes sont mortes dans le Sahara, d’autres en Libye. Si je meurs ici, je mourrai, ça ne fait rien », dit-il.

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La ville de Mineo
Crédits : italia notizie

Ce qui hante les adversaires du crime organisé en Europe, comme Ferrara et Licata, c’est le fait que la lutte soit, au fond, introspective. Ferrara parle du besoin d’ « une nouvelle mentalité nationale » en Italie. Licata parle d’ « une crise d’assimilation » qui a engendré un « problème national de moralité publique ». À Rome, un procureur anti-mafia impliqué dans Mafia Capitale décrit sont travail comme celui d’un « destructeur » des réseaux criminels, mais il ajoute que la solution durable réside dans la « reconstruction ». « Les autorités reprennent possession du territoire mais n’ont pas le pouvoir de lui redonner vie », dit-il. « Il faut des professeurs, pas des policiers. » Le commandant Giuseppe Margiotta a navigué de Sicile pour pêcher la crevette au large de la Libye pendant 35 ans. Récemment, il a esquivé les pirates libyens qui essayaient de détourner son bateau de 30 mètres.

En avril 2015, la nuit où les 800 migrants se sont noyés, il a reçu un appel des garde-côtes qui les appelaient à l’aide. Margiotta avait évité de justesse un bateau de pirate dans la même région la nuit précédente, mais il a accepté de partir quand même. Margiotta et son équipage composé de six personnes sont arrivés sur les lieux de l’accident à 4 heures du matin. « C’était comme dans un film, comme à la guerre », dit-il. « Les hélicoptères volaient doucement au-dessus de nos têtes ; les garde-côtes, la police. Ils nous disaient de chercher et d’en sauver certains si possible. Nous avons cherché pendant 15 minutes, nous avons repéré un corps, il avait environ 15 ans. » Au lever du soleil, c’était un désastre. « Des vêtements partout », explique Margiotta. « Des vêtements d’enfants, de femmes, d’hommes, des tongs. » Des corps les entouraient. Margiotta ne s’en est pas remis. « On aurait dit que ces corps étaient vivants. » ulyces-mastermind-15Sur les 800 passagers, les sauveteurs n’ont trouvé que 28 survivants et 24 corps. Parmi les survivants se trouvaient le capitaine du bateau des migrants ainsi que son lieutenant.

Plus tard, ils ont été condamnés pour trafic de personnes et, quand la nouvelle s’est répandue que le capitaine avait enfermé des centaines d’Africains sur le pont inférieur, il a également été condamné pour homicide multiple. Margiotta raconte que la nuit où le bateau a coulé était horrible, au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. En racontant son histoire, il se met à pleurer ; il dit qu’il a pleuré cette nuit-là également. « Mes hommes m’ont demandé pourquoi », dit-il. « Je n’avais jamais pleuré, que ce soit quand j’ai fait couler mon bateau ou quand j’ai mis le feu à un autre bateau et que ma famille était à bord. Mais quand j’ai vu ce bazar, des enfants entre 10 et 15 ans, les ramasser comme ça, dans la mer, comme si c’était des thons… » Margiotta s’arrête et reprend son souffle. Quand il reprend, il explique qu’il a un message à adresser aux dirigeants européens. Les passeurs considèrent les migrants comme leur marchandise. Pour les politiciens, c’est parfois la même chose : ils gagnent de l’argent ou tirent des avantages politiques sur leur dos. « Vous qui vous asseyez autour de la table et prenez des décisions, vous vous dites civilisés. Mais si ces choses continuent de se produire, venez voir par vous-mêmes. Venez voir ce que cela fait de voir un tas de gens au fond de l’eau », Margiotta essuie ses yeux. « Je pleure, car je suis en colère », ajoute-t-il.


Traduit de l’anglais par Claire Ferrant et Nicolas Prouillac d’après l’article « Mastermind: The evil genius behind the migrant crisis », paru dans Newsweek. Couverture : Le centre d’accueil de Mineo, par Giuliana Buzzone.


LE COMBAT D’UN CHEF CONTRE LA MAFIA CALABRAISE

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