Mango King

Trouver le Mango King n’est pas une chose aisée. « Vous souhaitez prendre le chemin sécurisé ou le chemin le plus rapide ? » me demande Michael Leung, designer et avocat de la ferme urbaine. Nous nous baladons entre les étalages du marché de fruits du district de Yau Ma Tei, à Hong Kong, situé au beau milieu de la péninsule Kowloon. Nous optons pour la voie rapide, qui nous emmène à travers un dédale de bretelles et de sorties de route. Il y a vingt ans de cela, cette zone était entourée d’eau, mais des travaux d’aménagement et des réclamations territoriales ont eu raison du paysage et l’ont transformé en un no man’s land, voisin de la région la plus peuplée de Hong Kong.

Au lieu de mettre sur pied un système de symbiose entre les citadins et la nature, Hong Kong a choisi de se débarrasser de toute verdure

Perdu au milieu du trafic se trouve une parcelle de terre aménagée en ferme illégale. « On l’appelle le Mango King parce qu’il adore les mangues », raconte Leung, après être monté dans le taxi avec moi. Le Mango King est un des nombreux fermiers présents à Hong Kong, un de ceux qui optimisent l’espace offert par la minuscule ville, afin de produire sa propre nourriture. Actuellement, il fait pousser des patates douces, quarante-cinq papayers, cinq manguiers, trois bananiers et deux arbres à litchis, le tout sur une surface de 65 m². Hong Kong est l’une des villes les plus densément peuplée du monde, une ville également connue pour ses gratte-ciels audacieux et ses rues illuminées au néon. Mais la majeure partie de son territoire, environ 1 100 km², est sous-développée. Les parkings occupent à eux seuls la moitié de la surface de la ville. Au lieu de mettre sur pied un système de symbiose entre les citadins et la nature, Hong Kong a choisi de se débarrasser de toute verdure, bien que la ville soit entourée d’une magnifique procession de montagnes verdoyantes et de rivages escarpées. Cette rupture avec la nature n’est pas sans conséquences. Au début des années 1990, un tiers des fruits de Hong Kong étaient produits par les Nouveaux Territoires, l’arrière-pays qui s’étend de Kowloon aux frontières de la Chine. Aujourd’hui, ce nombre est tombé à 2,3 %, et la plupart des produits sont directement importés. Les pommes viennent des États-Unis, les kiwis d’Italie et les oranges d’Afrique du Sud. Ces dernières années ont connu un regain d’intérêt pour la culture biologique locale chez la population née entre les années 1980 et 1990, une pratique qui n’a cependant pas mis fin aux importations de produits jusqu’au port de Hong Kong. Changer les attitudes quotidiennes d’une population n’est pas aussi facile que cela. C’est là que Leung fait son apparition. Né à Londres de parents hongkongais, il s’est installé dans la ville en 2009 à l’âge de 26 ans. Il s’est depuis lancé dans des projets qui combinent l’art, le design, les travaux communautaires et l’agriculture urbaine. L’une de ses plus célèbres initiatives se trouve être le HK Honey, une coopération entre les apiculteurs et les habitants d’appartements qui souhaitent fabriquer leur propre miel sur le toit de l’immeuble ou sur leur balcon. Une alliance placée sous le signe du respect de l’environnement et évidemment des bénéfices générés par le miel. Leung est actuellement occupé par le projet HK Farm, un système de jardins de toits autour de la région de Yau ma Tei, une des banlieues les plus anciennes de Hong Kong qui n’a jamais vu se développer de programme écologique auparavant.

Le designer Michael Leung fait partie d'une communauté d'agriculteurs urbains à Yau Ma Tei © Christopher DeWolf

Les toits de Hong Kong
Le designer Michael Leung
Crédits : Christopher DeWolf

« Faire pousser de la nourriture ne devrait pas être un luxe réservé aux Nouveaux Territoires, cela devrait pouvoir se faire également dans les banlieues urbaines », avance Leung. « Cela pousse les gens à repenser les origines de la nourriture et à reconsidérer l’espace dans lequel ils évoluent, leur propre quartier… Il y a de nombreuses régions à Hong Kong qui n’ont pas d’esprit de quartier du tout. » À Yau Ma Tei, Leung s’est frayé son chemin dans une communauté restreinte mais passionnée d’artistes, d’activistes et de résidents de longue date qui nourrissent l’idée de faire ressurgir la vie sur le béton armé. Le King Mango est un homme d’âge mur aux cheveux grisonnants, le visage buriné par le temps, arborant des jeans usés par la boue. Il habite un appentis, à l’ombre d’un arbre, au beau milieu du trafic routier. Après nous être faufilés à travers le trou d’une barrière, nous arrivons face à lui et lui offrons un sac de mangues, en retour de quoi il nous fait visiter sa ferme avec joie. « Dix ans : c’est le minimum de temps qu’il faut à une graine de mangue pour se transformer en manguier », nous raconte-t-il en nous montrant les minuscules graines. « Mais si on utilise des boutures, c’est deux ans. » Les boutures sont des portions de l’arbre qui peuvent être plantées dans le sol. Non loin de là, quelques ananas sortent leurs têtes du sol aux côtés des plants de patates douces. « Cela ne fait qu’un an que je me suis installé ici, mais il y a des travaux tout prêt et les ingénieurs m’ont dit qu’ils allaient peut-être devoir me déloger », raconte-t-il, « mais cela ne sera pas avant au moins six mois, et d’ici là j’aurai récolté mes fruits et légumes. »

Culture des rues

Cultiver de la nourriture au milieu de cette jungle de constructions n’est pas une tâche aisée. Il n’y a pas d’eau courante, le Mango King doit donc marcher jusqu’aux magasins pour remplir ses bouteilles en plastique. Et lorsqu’il cuisine, les passants s’inquiètent de voir de la fumée et alertent les pompiers. Mais la plupart du temps, les autorités le laissent tranquille. J’ai demandé au Mango King pourquoi il avait entrepris tout cela, et surtout, pourquoi il l’avait fait ici. Il est resté évasif et a préféré me répondre en me parlant de sa jeunesse : « Dans mon village en Chine, on participait aux travaux de la ferme avec mes amis, ou plutôt je me contentais de les regarder faire », se rappelle-t-il. « Faire pousser des choses est une véritable expérience et dépend de votre investissement. Si nous n’y mettons pas tout notre cœur, rien ne poussera. » Plus tard, Leung nous a raconté que le King Mango n’aimait pas parler de son passé ou de la manière dont il s’est retrouvé à la rue. « Je pense qu’il a eu une vie dure. »

Des boîtes de médicaments reconverties en pots © Christopher DeWolf

Des boîtes de médicaments reconverties en pots
L’agriculture bio made in HK
Crédits : Christopher DeWolf

Vingt minutes plus tard, nous arrivons à So Boring, un café informel à prix libre, équipé de tables pliantes disposées sur le trottoir de Ferry Street. Toute la nourriture distribuée ici est issue de l’agriculture biologique et produite localement. Le café offre également les restes des récoltes au Mango King, comme des bouts d’ananas. Nous rejoignons une demi-douzaine d’employés et de clients. Leung me présente à Fredma, une femme de 72 ans à l’air imposant. Après avoir décliné un plat de citrouille au curry – j’avais déjà mangé –, elle insiste en me disant : « Ho mei, c’est délicieux, vous verrez. » J’abdique, et elle avait raison : doux, terreux, un peu épicé. Leung et Fredma se sont rencontrés grâce à Wooferten, un groupe d’artistes-activistes qui gère un espace artistique communautaire situé à côté. Fredma, surnommée ainsi car son fils s’appelle Fred, y participe activement jour après jour et se considère elle-même comme une amatrice d’agriculture urbaine. L’année dernière, le magazine Modern Farmer a présenté son Typhoon Tea, qu’elle a inventé un jour de tempête, à base de poivre, de miel et de citron qu’elle avait récolté sur le toit de Leung. Par bien des aspects, Fredma est dotée d’une qualité précieuse à Hong Kong : une attitude volontaire et débrouillarde qui permet d’accomplir de grandes choses et de trouver des solutions innovantes face aux difficultés des conditions de vie urbaine. Cette même ingéniosité peut se retrouver à Canton Road, où M. Pang, propriétaire d’une pharmacie de médecine chinoise, a détourné le panneau de la pharmacie pour y faire pousser un plant de basilique et d’autres herbes aromatiques. « J’avais pour habitude de conserver quelques plantes sur le parvis devant chez moi, mais il n’y avait pas assez de lumière, alors elles ne poussaient pas très bien », précise Pang au cours de ma visite chez lui, un après-midi. Ce quinquagénaire à la peau bronzée et marquée s’assoit derrière son comptoir. Derrière lui s’élève un mur recouvert de bocaux et de pots dans lesquels sont préservées les plantes. « J’ai regardé le panneau et je me suis dit : “Pourquoi ne pas l’utiliser comme tuteur ?” C’est comme si j’avais un jardin dans le ciel. » Inspiré par l’initiative de Pang, Michael Lang et Wooferten ont installé plusieurs panneaux dans les rues du quartier, pour ensuite collaborer avec les commerçants pour décider quoi planter et leur apprendre comment entretenir les plantes. Pang utilise un matériel de fortune qui consiste en un pot en plastique attaché par une longue corde qui déverse de l’eau lorsqu’on tire dessus. « Ils pensent qu’ils ne font que faire pousser des choses, mais nous le voyons comme une véritable guérilla des jardins, qui prend peu à peu possession des espaces publics vacants », explique Leung. Les voisins semblent ravis de l’initiative. Pendant que je discute avec Pang, l’un de ses amis nous rejoint. « Il est très créatif ! » me précise cet ami en souriant. « Il devrait déposer le brevet. » Il se retourne ensuite vers Pang. « Fais attention quand même, le gouvernement ne te ratera pas si une de tes plantes tombe sur la tête de quelqu’un. »

Les toits de Yau Ma Tei

Les agricultures urbaines tendent à briser l'espace entre la ville et la nature © Christopher DeWolf

La nature dans la ville
L’agriculture urbaine sauvage à Hong Kong
Crédits : Christopher DeWolf

Il n’a ri qu’à moitié. En effet, le gouvernement de Hong Kong n’est pas très friand de cette guérilla des jardins. Il diffuse des spots publicitaires pour condamner les plantations illégales et informelles de fruits et légumes que certaines personnes âgées font pousser n’importe où, sous prétexte qu’elles provoquent une augmentation du nombre de moustiques et qu’elles pourraient causer des glissements de terrains sur les zones pentues. Pourtant, il n’y a pas d’alternative : on ne dénombre que vingt-deux jardins gérés par le gouvernement à Hong Kong. La demande est si forte que les terrains ne peuvent être loués que quatre mois d’affilée. Et même si le plan du gouvernement, le Greening Master Plan, a permis de favoriser l’insertion de la nature dans les espaces publics en plantant de nombreux arbres et des fleurs le long des routes et dans des espaces entièrement bétonnés auparavant, ce plan ne fournit pas d’aide aux jardins potagers. « Nous appliquons essentiellement la politique du “bon produit au bon endroit” lorsqu’il s’agit de faire pousser quelque chose », me rappelle une porte-parole du Département du Développement et du Génie Civil lorsque je demande pourquoi le nouveau plan écologique ne tient pas compte de ces jardins potagers qui fournissent de la nourriture à tout le monde. Pendant ce temps-là, le gouvernement s’est appliqué à élaguer activement tous les arbres fruitiers dans les parcs et le long des rues, en les remplaçant par des arbres qui demandent moins d’entretien, comme les palmiers. « Avant, il y avait un papayer à ce coin de rue, mais les voisins affirment qu’il a été rasé », me rapporte Sum Wing Man, une artiste de 28 ans que j’ai rencontrée sur le toit d’un immeuble qu’elle participe à entretenir, une oasis apparue au septième étage, entourée de tours en béton de part et d’autre. « Mais même lorsqu’il y a des fruits, on ne peut pas les manger parce qu’ils les recouvrent de produits chimiques. » Sum a eu la main verte après avoir déménagé dans un studio à la campagne. « Je ne faisais pas d’art, j’appréciais simplement la vie, je cuisinais tous mes plats et je plantais ma propre nourriture », se rappelle-t-elle. Cela l’a conduite à fonder Mapopo Farm, une fondation d’agriculture biologique locale à Hong Kong, une fondation qui l’a menée à travailler avec Yau Ma Tei Gardener, un groupe de jardiniers qui s’occupent des installations sur les toits. Sum explique que le groupe a commencé après que son fondateur, l’artiste Vangi Fong, a loué un studio sur Shanghai Street et en a profité pour faire pousser des légumes sur le toit. Un jour, Fong a retrouvé une lettre dans une de ses plantes. « Elle disait : “Nous partageons la passion du jardinage. Peut-être pourrions-nous être amis », raconte Sum. « La lettre était signée “Oncle Mui”. » Mui vivait au premier étage depuis plus de quarante ans, et n’avait jamais eu l’opportunité de mettre sa main verte à profit, si ce n’est pour l’entretien de ses quelques plantes en pots. Une chose en entraînant une autre, une douzaine de personnes se sont retrouvées sur le toit à entretenir le jardin collectif et à animer des ateliers de jardinage. « Nous faisions des bombes de graines, c’est-à-dire des boulettes de terreau contenant des graines, et nous les lancions sur les toits, dans les parcs, dans les espaces abandonnés », témoigne Sum. « Au début, ce n’était pas un franc succès. La plupart de ces bombes étaient ramassées par les éboueurs. »

Sum Wing-man et Step Au sont membes du groupe de Yau Ma Tei Gardener © Christopher DeWolf

Sum Wing-man et Step Au
Deux membres du groupe de Yau Ma Tei
Crédits : Christopher DeWolf

Nous sommes assis sur le toit de l’immeuble et Step Au, une jardinière de Yau Ma Tei, nous rejoint. Sum et elle me font faire le tour du toit, où le gingembre, le citron, les ananas et les pommes de terre poussent dans divers bacs en plastique recyclé, dans des tiroirs de commode ou encore dans des boîtes de médicaments données par des pharmacies de médecine chinoise. J’ai demandé aux deux filles pourquoi elles consacraient autant de temps à faire pousser des légumes sur les toits et à lancer clandestinement des bombes de graines. « Tout est une question de droit à l’espace public », m’a répondu Au, « et j’aime bien le fait qu’on ne se contente pas de planter pour faire joli. On plante pour changer le contenu de nos assiettes. Et c’est jour après jour que cela se travaille. » En quittant le toit, j’ai emprunté un escalier étroit. La mélodie des violons d’une association de vieux musiciens du second étage est parvenue à mes oreilles. J’ai pris à droite en sortant du bâtiment, et en traversant un passage piéton sur Shanghai Street, j’ai remarqué que quelque chose poussait sur le panneau de circulation. Je me suis approché : des piments rouges.


Traduit de l’anglais par Delphine Sicot d’après l’article « Hong Kong’s Guerrilla Gardeners », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Christopher DeWolf.