Karagach

Il est rare de pouvoir réunir l’intégralité des expatriés établis dans un pays autour d’une table de jardin, mais la Transnistrie est peut-être le dernier État sur Terre dont la population étrangère se limite à deux individus. À dix kilomètres au sud de la capitale Tiraspol, le village de Karagach compte au sein de sa population de 1 800 habitants le seul Anglais du pays. Né en 1947, Gerry Stevens y a déposé ses valises en janvier 2014. Certes la Transnistrie n’est pas un pays comme les autres.

Cette étroite bande de terre s’étend sur 400 kilomètres du nord au sud, entre l’Ukraine et la Moldavie. Elle n’est reconnue que par l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et le Haut-Karabagh, eux-mêmes largement non-reconnus par la communauté internationale. À eux quatre, ils forment ce que certains nomment une « deuxième CEI » : la Communauté des États Inexistants. Indépendante de fait depuis 1992, la République moldave du Dniestr est souvent qualifiée de reliquat soviétique par les observateurs étrangers, qui s’étonnent qu’à Tiraspol, une statue de Lénine demeure sur pied devant le siège du gouvernement. Transnistrie-Bat

Comme au temps de l’URSS, le KGB reste à l’affût des agents étrangers sur le territoire. Timoti Ohotski, âgé de 40 ans, est le seul Américain du pays. Installé en Transnistrie depuis cinq ans, il a été suivi par des agents peu après le début de la crise ukrainienne. Surveillance peu discrète et vite remarquée : « Aujourd’hui nous buvons des bières ensemble, ils font ça mieux que les filatures. »

À son arrivée en Transnistrie, Gerry Stevens n’a pas non plus manqué d’attirer la curiosité des services de sécurité locaux. Et pour cause : à l’âge de 67 ans, que venait faire à l’est du Dniestr l’homme qui a organisé les plus grands concerts de Peter Frampton, The Police, Ray Charles, James Brown, Lou Reed, Elton John, Rammstein, Depeche Mode, AC/DC ou encore Roger Waters ? Difficile d’imaginer un tel parcours lorsque l’on rencontre Gerry pour la première fois.

De petite stature, cet homme doux à l’anglais sophistiqué revêt chaque jour le même treillis militaire. Ses cheveux se font rares, et sa courte barbe blanche n’est pas entretenue. Sa maison en bordure de Karagach ne compte que trois pièces sommairement meublées réparties sur un seul et même niveau. Il y vit seul avec un chaton noir. Dans le verger situé derrière la bâtisse, un empilement de blocs de béton délimite grossièrement une arrière-cour. Une table de fortune y est recouverte d’une nappe en toile cirée et des caisses de bois font office de sièges. Des sanitaires dans le jardin, et un évier pour toute salle de bain.

En été, la campagne de la rive gauche du Dniestr offre un visage plaisant et bucolique, et les champs de blé environnant Karagach évoquent à leur manière de familiers paysages de la baie de Somme. Le village a été fondé au XVIIIe siècle par des Moldaves fuyant l’autorité turque établie sur la rive occidentale du Dniestr depuis le XVIe siècle. De la même manière, pour cet homme né en Bulgarie et élevé en Angleterre à partir de l’âge de trois ans, le choix de s’installer à Karagach évoque parfois une volonté de fuir cette Europe occidentale qu’il n’a pas choisie.

De son enfance en Bulgarie, Gerry ne conserve qu’une image vague, celle de la Mer Noire bordant la ville de Bourgas, où il est né en juillet 1947. Ses souvenirs les plus lointains sont en Angleterre, promesse d’une vie meilleure lorsqu’en 1950 son père, riche chef d’orchestre, prend la décision d’y emmener sa famille et d’y changer de nom. Gerry porte un regard amer sur sa jeunesse anglaise, où l’austérité des gens le disputait à celle du climat. « Je ne pense pas que ma vie aurait été pire si j’avais grandi en Bulgarie », dit-il en entamant son long récit, à l’ombre de sa maison de Transnistrie.

Un mod dans l’armée

Une centaine de Mods font la queue en bas du magasin Chetwyns de Birmingham, à l’angle de Hill Street et de John Bright Street. Il est 21 heures, ce vendredi d’octobre 1965. La lumière des réverbères tombe en flaques jaunes sur la chaussée détrempée, et tous attendent l’ouverture à l’étage du club le plus branché de la ville. Le manager du Whiskey A Gogo, Nitso Ronny, est à l’entrée, roux et gras, inspectant la file de jeunes venus danser toute la nuit.

Après quelques minutes d’attente, les portes s’ouvrent et les fêtards se ruent au premier étage, celui de la musique live, où se produisent ce soir Eric Clapton & The Yardbirds. Gerry Stevens a 18 ans. À peine sa journée de cours achevée à la prestigieuse public school de Uppingham, il a attrapé un bus pour Birmingham avec son cousin Tom afin de venir assister à l’un des mythiques all-nighters du Whiskey A Gogo. Tom a un groupe de rock. Difficile de parler de groupes de rock à l’époque : au milieu des années 1960, la plupart de ces petites formations de copains jouaient des reprises lors de mariages et de fêtes de village.

Gerry, lui, n’a jamais été musicien, et ne le sera d’ailleurs jamais. Il aide parfois le groupe de Tom à trimbaler son matériel, mais il ne collectionne pas les disques. Encore aujourd’hui, impossible de trouver le moindre CD dans sa maison de Transnistrie. Les photographies et les souvenirs y sont également rares. Seuls quelques livres sont rangés sur le rebord d’une fenêtre, un bon tiers de cette modeste bibliothèque étant constitué d’œuvres de James Joyce. Une chose est certaine : il a attrapé le virus de la musique live ce soir d’octobre en passant les portes du club.

Gerry Stevens sur les chemins de Transnistrie. Crédits : Pierre Sautreuil

Gerry Stevens sur les chemins de Transnistrie
Crédits : Pierre Sautreuil

À l’étage, ce n’est pas moins de 250 fondus de rock que l’on pouvait entasser, on retrouvait souvent vers 7 heures du matin des gens dormant sur le parquet du dance floor, exténués d’avoir trop dansé. Aucune sortie de secours, DJ et groupes de rock jouaient chaque semaine du vendredi soir au dimanche matin sans discontinuer. Le Whiskey attirait un public venu de tout le Midland et du Pays de Galles, et les groupes venaient de Manchester, de Liverpool et de Londres pour s’y produire. Gerry était conscient d’assister à l’avant-garde de ce qui se faisait alors de mieux en Angleterre.

Au fil des concerts qu’il aide à organiser pour son cousin et d’autres, Gerry se passionne pour le monde de la musique live, mais son père a d’autres projets pour lui : il ira étudier le français et deviendra diplomate. À 18 ans, il entame des études de philologie à Rennes. En ce temps-là, le français était encore la langue de la diplomatie, et une condition sine qua non pour intégrer le Foreign Office. Le père de Gerry se rendra cependant rapidement compte que, même s’il n’est pas totalement indifférent au sort du Commonwealth, c’est du rock ‘n’ roll que son fils souhaite devenir l’ambassadeur.

À 21 ans, il commence à travailler pour la maison d’édition musicale CBS/Sony Records à Paris. Le travail y est fastidieux : il consiste à s’assurer que les compositeurs et artistes reçoivent paiement chaque fois que leurs œuvres sont utilisées commercialement. Gerry s’emploie également à la prospective, tentant d’utiliser son flair pour deviner avant tous les autres quels groupes constitueraient un investissement rentable pour CBS/Sony. Une tâche qui s’avère rapidement compliquée. Il réalise que la plupart des groupes rencontrent le succès du jour au lendemain grâce à une bonne chanson qui capte l’attention du public. Beaucoup de managers se considèrent responsables du succès de leurs groupes, mais à la vérité, un bon manager est un manager chanceux : son travail consiste à faire durer le succès, et non à le provoquer. C’est à cette période que son père le rappelle à l’ordre.

Se refusant à une carrière dans la diplomatie, il choisit l’armée. La perspective de revenir en Bulgarie enthousiasme le jeune Gerry Stevens. Grâce aux connexions de son père, il parvient à intégrer l’aviation bulgare, où il sait que sa connaissance de l’anglais, de l’italien et du français sera appréciée. Dans la République populaire, le niveau de vie est en forte progression et l’optimisme est de mise. Des réformes économiques mises en place à la fin des années 1960 et une relative ouverture à l’Occident permettent le développement du tourisme, des NTIC et de l’industrie des biens de consommation.

En 1965, la Bulgarie devient le premier pays du bloc soviétique à autoriser le Coca-Cola, et le 16 mars 1971, une nouvelle constitution proclame le passage au stade du « socialisme avancé ». C’est à peu près à cette date que Gerry Stevens, âgé de 24 ans, s’en retourne en Bulgarie, pays dont il a le passeport et dont il parle la langue, mais qu’il n’a pas revu depuis son départ pour l’Angleterre, à l’âge de trois ans.

Au service de Sofia

Le colonel Gerry Stevens se hisse lestement dans le cockpit de son Mig-21 alors que s’écartent les lourds battants du hangar. Aux manettes de son avion de chasse, il prend position sur la piste d’atterrissage, où s’active une demi-douzaine de techniciens. Le soleil de mars éclate sur le fuselage du monoplace. Les instructions parviennent dans la radio multicanaux. Paré au décollage. Les techniciens libèrent la piste pendant que Gerry ajuste les derniers réglages. Quelques secondes plus tard, le chasseur soviétique est déjà dans les airs, atteignant une altitude de 8 000 mètres en une minute seulement. Lancé à Mach 1,3, Gerry oublie son vertige. Voler est une sensation grisante.

« Pour être très honnête, je pense que tout cela n’était qu’une farce. On savait très bien que si d’aventure on lançait la bombe atomique, Moscou serait anéantie en un instant. » — Gerry Stevens

La feuille de route est simple : depuis la base de Dobritch, à la frontière roumaine, fondre vers le sud en longeant les plages de la Mer Noire. L’espace aérien turc est en vue en seulement 20 minutes. Mission de routine : mettre la pression sur Ankara. « Pisser dans un violon », pense Gerry Stevens en survolant à toute vitesse les montagnes du massif de Strandja. Cela fait maintenant trois ans qu’il a intégré l’aviation bulgare, et jamais il n’a eu l’occasion de prendre part à un véritable combat. Les colossales forces aériennes du pacte de Varsovie n’en sont pas moins en alerte permanente, et la Bulgarie est un des points les plus stratégiques du bloc de l’Est.

À bord de son avion à réaction, Gerry Stevens repense au triste sort de Garry Powers, dont l’avion espion U2 avait été abattu au dessus de l’URSS, déclenchant une des plus graves crises diplomatiques des années 1960. Bien que le niveau de tension entre l’URSS et les États-Unis soit considérablement redescendu par rapport à la décennie précédente, les deux grands se livrent toujours régulièrement au cours des années 1970 à des exercices de provocation sous couvert de reconnaissance aérienne. Le vol se passe sans encombre. Retour à la base. À la descente de son appareil, Gerry Stevens remarque la présence d’un officier inconnu. Sans un mot, celui-ci lui tend un porte-document, se raidit en un salut sec et s’en retourne, le laissant seul sur le tarmac.

Dans le porte-document, une lettre de félicitations : sa demande de réaffectation au renseignement militaire vient d’être acceptée. Pendant les cinq années suivantes, le colonel Gerry Stevens a pour tâche de défendre des installations et du matériel militaire bulgares. En contact permanent avec le KGB, il rassemble les renseignements obtenus par les indicateurs et les espions du pacte de Varsovie afin de tuer dans l’œuf toute menace sur les intérêts stratégiques de l’armée. Chaque jour, des instructions de Moscou lui parviennent. Ses conditions de vie s’améliorent sensiblement : un vaste appartement, des domestiques, un accès aux magasins réservés à la nomenklatura et la meilleure nourriture de la République populaire.

Mais en dépit des importantes responsabilités qui lui échoient, son travail s’avère monotone. « Pour être très honnête, je pense que tout cela n’était qu’une farce. On savait très bien que si d’aventure on lançait la bombe atomique, Moscou serait anéantie en un instant. » En 1977, son contrat de sept ans dans l’armée bulgare touche à son terme. Gerry Stevens décide de ne pas renouveler son engagement. La musique lui manque. Repasser à l’ouest n’est pas chose facile pour un officier du renseignement, mais ses connexions lui permettent de prendre un nouveau départ. Il n’est d’ailleurs pas le seul.

Autour de lui, plusieurs officiers font leurs bagages pour se lancer dans les affaires à Londres ou à New York, souvent avec beaucoup de succès. « C’est dans l’armée que j’ai compris que je voulais continuer à organiser tournées et concerts. J’adorais l’aspect logistique de ce métier, et je peux vous assurer que l’armée a été la meilleure des écoles. »

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COMMENT GERRY STEVENS EST DEVENU TOURNEUR DE POLICE ET AMI DE LOU REED

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Couverture : Gerry Stevens, par Pierre Sautreuil.