Depuis 1972, chaque primaire de la campagne présidentielle américaine démarre avec les caucus de l’Iowa, un système de vote un peu particulier où les électeurs se placent d’un côté ou l’autre d’une salle, par groupe, selon leur candidat. Parce que les votes sont publics et qu’ils sont les premiers citoyens à donner une tendance politique, les trois millions d’habitants de l’Iowa voient les instituts de sondage se démener pour prédire au mieux les résultats. Parmi ces instituts, celui d’Ann Selzer règne sur ses concurrents : la statisticienne a prédit avec le plus de justesse les résultats des caucus dans son État depuis 1988… jusqu’au 1er février 2016, où son sondage avait annoncé une victoire de Donald Trump chez les Républicains, arrivé deuxième derrière Ted Cruz. Pour Ulyces, elle revient sur la particularité des caucus et explique pourquoi les sondages sont une science avant d’être un art. ulyces-anneselzer-01

Les chiffres

Vous aviez prévu une victoire de Donald Trump aux caucus de l’Iowa et c’est finalement Ted Cruz qui l’a emporté. Comment expliquez-vous ce qui a été considéré comme une petite surprise ?

Nous avons fini notre dernier sondage le vendredi soir [le caucus était le lundi suivant, ndlr]. Pendant le week-end, et nous en avions le pressentiment, l’équipe de campagne de Ted Cruz a tout donné pour inciter les gens à se déplacer. Nous savions qu’ils avaient mis 40 téléphones dans leur QG, que des volontaires répondaient aux potentiels électeurs tout le week-end, et qu’ils ont eu plusieurs milliers de contacts par jour. Il y a donc eu cette petite touche personnelle qui pousse les gens à agir, cet effort pour les empêcher de se dire : « Oh non, il fait trop froid », ou bien : « Il y a un match de basket à la télé » et qu’ils se déplacent. Dans un cas comme celui-ci, les sondages ne peuvent rien. Par ailleurs, Trump n’a jamais fait de campagne électorale. Il n’a pas de bilan en politique et a moins l’expérience du terrain. Il croyait que son avance dans les sondages lui permettrait de l’emporter dans l’Iowa, où il avait moins de staff l’aidant à communiquer avec ses soutiens, à bien s’assurer qu’ils se rendraient sur les lieux du caucus, etc… Moins de gens, aussi, qui expliquaient aux indécis pourquoi ils devraient voter Trump.

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Ann Selzer

C’est pour ça que quand on a bouclé les interviews pour le sondage final du vendredi, il restait pas mal de manœuvre politique de dernière minute, et au final, ceux qui ont travaillé le plus dur ont fait le plus gros score.

Avant les caucus du 1er février, le site spécialisé FiveThirtyEight vous a qualifiée de meilleure sondeuse politique du pays. Et Politico parle de la « recette secrète d’Ann Selzer ». Qu’est-ce qui vous différencie des autres instituts de sondage?

Déjà, j’applique une méthode différente à chaque type de scrutin — qu’il s’agisse d’un caucus, d’une élection classique, d’une primaire… Pour les caucus, il y a une autre différence, c’est que beaucoup de sondeurs ou d’instituts s’avancent en prédisant combien de personnes vont faire le déplacement, quel sont leur indice socio-démographique, etc. Et je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’ils ont tort de tenir de telles choses pour certaines. Parce que des caucus, ou même une élection, ce sont des événements à avenir. Et je pense qu’on ne peut plus s’inspirer de comportements passés pour prédire le futur. Il y a trop d’éléments volatiles qui entrent en jeu aujourd’hui. Construire un modèle de sondage fondé sur les comportements électoraux passés ne marche plus.

Depuis quand cela ne fonctionne plus ?

Aux États-Unis, c’était déjà le cas en 2012. Dans l’Iowa, par exemple, l’équipe de Romney était sûre de gagner parce qu’elle croyait être certaine que les jeunes et les minorités iraient moins voter qu’en 2008. Ils ont minimisé cela et ont dessiné la réalité électorale qu’ils s’imaginaient, mais ils se sont trompés. Donc ma devise est : « Ôte tes sales doigts des chiffres. » À partir du moment où vous commencez à interpréter les résultats, à ne pas laisser les chiffres parler pour eux-mêmes, vos données vont être biaisées, tout comme la réalité que vous essayez de mesurer.

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Les candidats pendant les caucus de l’Iowa
Crédits : Phil Roeder

Les portes

Comment expliquez-vous que l’ancien modèle soit obsolète ?

Si on regarde les sondages d’élections au cours des dernières décennies, on retrouve le même modèle : la campagne, la publicité à la télévision, les programmes dans les boîtes aux lettres, les coups de téléphone… et puis les gens vont voter. Savoir si vous suivez la campagne, pour qui vous avez voté, si vous vous abstenez, etc., tous ces éléments peuvent être de bons indicateurs… jusqu’au jour où ils ne le sont plus, ou jusqu’au jour où un candidat va chercher de potentiels électeurs qui ne rentrent pas dans ces catégories. Je me rappelle d’une discussion que j’ai eu avec le responsable de la campagne d’Hillary Clinton dans l’Iowa – en 2008, cette fois. [À la surprise générale, Barack Obama l’avait emporté contre Hillary Clinton dans l’Iowa, un résultat qu’avait prédit Ann Selzer contrairement à la majorité des autres instituts, ndlr].

Ce qui change, c’est le moment de la prise de décision.

Il me dit : « Vous savez, je n’ai pas vu tant de soutien pour Obama. Et pourtant, j’ai personnellement fait du porte-à-porte. » Je lui ai répondu : « Oui, et les portes auxquelles vous n’avez pas toqué ? » Ils étaient complètement aveugles à ce que faisait l’équipe d’Obama, qui allait chercher les indépendants et les jeunes électeurs. J’imagine que les propres prédictions de l’équipe d’Hillary Clinton étaient fondées sur les électeurs démocrates traditionnels et ceux qui avaient voté lors des élections précédentes. Encore une fois, ça marche jusqu’au jour où ça ne marche plus.

Ce qui semble aussi avoir changé aujourd’hui, c’est que les nouvelles générations s’informent sur des plateformes qui ne sont pas aussi friandes de sondages que ne le sont des chaînes de télévision ou des journaux traditionnels.

Il y a deux théories et les deux sont encore valables. La première, c’est de se dire que Bernie Sanders est distancé par rapport à Hillary Clinton, et que parce qu’il a besoin de tous les votes possibles, il faut voter pour lui. Ou bien vous vous dites qu’Hillary Clinton est en tête, qu’elle va sûrement gagner, et vous voulez soutenir le vainqueur le plus tôt possible, donc vous votez pour elle. Ça marche comme ça aujourd’hui encore. Ce qui change, c’est le moment de la prise de décision. Et ça, pour les caucus, c’est très difficile. L’exercice même du sondage pour les caucus est, en théorie, impossible. Pensez à toutes les décisions de dernière minute qui sont prises dans la salle. On peut mesurer l’intention des gens à aller voter, mais parmi ceux-là, combien vont changer d’avis au moment d’aller dans tel ou tel coin d’un gymnase ?

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Soir de caucus
Crédits : Dave Kettering

À quoi ressemble le futur des sondages ?

Dans l’Iowa du moins, on pourrait envisager dans le futur de sonder les électeurs qui s’inscrivent le jour même [l’Iowa est le seul État américain où les électeurs peuvent s’inscrire sur les listes de vote le jour des caucus, ndlr]. Pour l’Iowa, ce n’est pas énorme, puisque 90 % des électeurs sont déjà enregistrés. Mais ça vaut le coup d’y jeter un œil. Quant au reste, je ne préfère rien dire d’autre sur ce sujet. Ça ne serait pas juste de ma part de commenter le futur de mes concurrents, et pas très habile d’indiquer vers où je vais.

Les caucus de l’Iowa représentent votre plus grosse activité. Que faites-vous, à présent ?

Ça continue, on travaille sur des sondages additionnels, et très vite, je vais retourner à mes autres clients. J’en ai qui sont intéressés par des sondages dans le domaine de l’environnement par exemple, j’espère juste qu’ils pourront attendre encore un peu ! L’entretien a été édité pour plus de clarté.


Couverture : J. Ann Selzer à son bureau, par Austin Cannon.