Les amants maudits

Elle s’appelait Segen. Le 28 juin 2014, au petit matin, elle est montée à bord d’un bateau en Libye, accompagnée de sa plus jeune fille, Abigail. Segen était une jeune femme élancée de 24 ans. Abi n’avait pas encore deux ans, quelques frisottis sur la tête et les joues potelées d’un bébé. Elles n’étaient pas les seules sur ce bateau. Il y avait au total 243 personnes à bord, serrées les unes contre les autres. Un cargo à la marchandise humaine.

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Segen

Segen, comme la plupart des autres personnes à bord du bateau, était une réfugiée d’Érythrée, qu’on surnomme la « Corée du Nord de l’Afrique », l’un des pays les plus répressifs au monde. Tout le monde espérait atteindre l’Italie, loin des épreuves que chacun fuyait au pays. La veille du départ du bateau, elle a appelé son mari, Yafet. Ils ne s’étaient pas vus depuis quatre semaines. Tandis qu’elle avait parcouru illégalement des milliers de kilomètres à travers la Libye pour atteindre la côte avec son bébé, il était resté au Soudan. Une fois qu’elle aurait réussi à rejoindre l’Europe, il prévoyait de la rejoindre. Le passeur ne les a pas laissés se parler longtemps, deux minutes peut-être. Mais c’était suffisant, car Yafet pourrait lui parler une fois qu’elle aurait atteint l’Italie. Il n’a plus jamais eu de ses nouvelles. Yafet et Segen s’étaient rencontrés neuf ans plus tôt dans un café de la capitale érythréenne, Asmara. Il était au lycée, elle avait un an de moins que lui. Beaucoup de leurs amis d’école se retrouvaient souvent dans ce café. On tolérait peu que les garçons et les filles se fréquentent. Il arrivait alors souvent qu’un groupe d’adolescents se retrouvent pour faire office de couverture à un garçon et une fille sortant ensemble. C’est ainsi que Yafet et Segen se sont rencontrés : ils accompagnaient deux amis qui se voyaient en secret. Et tandis que leurs amis s’isolaient, Yafet et Segen passaient le temps en discutant ensemble. Petit à petit, il s’est épris d’elle. « Lorsqu’elle a commencé à parler… pas du jour au lendemain, mais après des mois, j’ai commencé à aimer beaucoup de choses chez elle. La façon dont elle parlait, dont elle riait, dont elle souriait. Je suis tombé amoureux et je lui ai demandé de sortir avec moi », raconte Yafet. Yafet est né en 1987. Il est le plus jeune d’une fratrie de sept. Son père était professeur de physique dans un lycée et sa mère enseignait la dactylographie. Ensemble, ils vivaient dans une maison de quatre chambres, dans un quartier chic d’Asmara.

À cette époque, l’Érythrée venait à bout d’une guerre de trente ans pour obtenir son indépendance face à l’Éthiopie. Des familles comme celle de Yafet, de classe moyenne et instruite, s’apprêtaient à former le pilier de la nouvelle nation. La liberté est arrivée en 1993, mais l’optimisme n’a pas duré. En 1998, un nouveau conflit avec l’Éthiopie a surgi et, en deux ans, 100 000 personnes sont mortes. La responsabilité du président Issayas Afewerki a fait l’objet d’un examen approfondi, auquel il a répondu en sévissant contre les contestataires, en interdisant les journaux privés et en emprisonnant quiconque s’opposait à lui. Il tient toujours les rênes du pouvoir.

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Yafet et Segen

Aujourd’hui, l’Érythrée est l’un des États les plus répressifs au monde. On compte de nombreux rapports faisant état de torture, de travail forcé, d’arrestations arbitraires, de détentions au secret, d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions. Son mécanisme de contrôle principal réside dans le service militaire : les citoyens sont conscrits pour une période indéterminée et contraints de travailler pour des entreprises publiques en échange d’une somme modique. Il existe également des entraves à la liberté d’expression, à la liberté de culte et au libre rassemblement. Même s’il n’était qu’un adolescent quand la répression a eu lieu, Yafet ne l’a pas oubliée. Et une fois qu’il a ouvert les yeux, il n’a pas pu détourner le regard. « Je demandais souvent à ma mère : “Maman, pourquoi ?” » se souvient-il. « Elle me disait de me taire, de ne pas parler comme ça dehors. Je suis dans mon pays, je demande seulement ce qu’il s’est passé. Qu’est-ce que je n’ai pas le droit de dire ? Plus tard, j’ai vu ce qui arrivait aux gens qui posaient des questions. » Aujourd’hui, plus de 400 000 personnes – un Érythréen sur seize – ont fui le pays.

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Carte d’Érythrée

En septembre 2007, Segen et lui sortaient ensemble depuis deux ans. Comme tout le monde dans le pays, il a suivi un entraînement militaire pendant six mois après avoir terminé son année de seconde et avant de retourner au lycée. Après avoir achevé le lycée et quelques jours avant d’être officiellement enrôlé, il a pris Segen à part. Il lui a annoncé qu’il quittait l’Érythrée. Elle n’était pas heureuse. Pas parce qu’elle ne se rendait pas compte de l’oppression – elle avait elle-même quitté le collège afin d’éviter le service militaire –, mais parce qu’elle avait peur qu’ils ne puissent jamais construire un futur ensemble. Mais ils savaient tout aussi bien qu’ils n’avaient aucune chance en restant ici. « Nous ne pouvions pas imaginer un quelconque avenir avec ce gouvernement. C’est pour ça qu’elle a accepté. Je lui ai promis que je ne l’oublierais pas. Elle m’a dit qu’elle prierait pour moi… et qu’un jour nous serions réunis et que nous aurions des enfants. »

Khartoum

La frontière entre l’Érythrée et le Soudan est un désert à la terre craquelée où les températures peuvent atteindre les 40 degrés. La seule particularité marquant la frontière entre les deux pays est l’arête basse d’une montagne qui transperce l’horizon. « Au-delà de la montagne se trouve le Soudan. En face, c’est l’Érythrée », explique Yafet. L’atteindre signifie atteindre la liberté.

Trois mois plus tard, il a payé un passeur 90 euros pour qu’il l’emmène à Khartoum, la capitale du Soudan.

Après avoir dit au revoir à Segen et à sa famille, Yafet a pris son service dans un camp militaire situé dans l’ouest du pays. Il y est resté pendant trois jours, alors qu’il finalisait ses arrangements avant de s’orienter vers le désert avec huit amis. Il avait 20 ans et savait qu’il ne pourrait jamais plus revenir chez lui. « Je savais où était l’ouest et je savais que si marchais dans cette direction, je rejoindrais le Soudan », continue Yafet. Mais c’était une marche de deux jours entre le camp et la frontière, et le gouvernement ne traitait pas les déserteurs avec gentillesse. Il n’y avait aucun abri – ni arbres, ni broussailles – pour les empêcher d’être vus, aussi ont-ils voyagé le plus souvent de nuit. Mais même une fois la nuit tombée, la Lune était si claire qu’ils n’étaient pas davantage protégés. Ils ont donc élaboré un système. Chacun leur tour, l’un d’eux marcherait quelques dizaines de mètres devant les autres. De cette façon, s’ils croisaient une patrouille militaire, seule la personne envoyée en éclaireur serait capturée et le reste du groupe aurait une chance de fuir. Les patrouilles de l’armée érythréenne ne constituaient toutefois pas la seule menace. Il était également possible de tomber nez à nez avec des criminels ou des forces de sécurité du côté soudanais, qui les renverraient aux autorités érythréennes contre de l’argent. Après avoir marché durant deux nuits et un jour, le groupe a atteint la montagne. De l’autre côté, il leur a été difficile de trouver leur chemin. Aucun d’eux ne parlait arabe, seulement la principale langue de l’Érythrée, le tigrigna, et quelques rudiments d’anglais. Puis, la chance leur a souri. Un Soudanais, chaleureux, les a conviés dans sa maison. « Il nous a donné de quoi manger, de l’eau, et même du lait. Nous portions une tenue militaire. Il nous a apporté des habits civils. »

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Un paysage érythréen et un livre en tigrana
Crédits : Joseph Bautista

L’homme leur a indiqué la direction du camp de réfugiés le plus proche. Yafet avait réussi. Il pouvait désormais commencer sa nouvelle vie. « Je n’ai jamais vu un endroit pire que celui-ci. Il n’y avait pas de nourriture, pas de maisons… Il y avait bien des tentes fournies par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, mais ce n’était pas suffisant pour abriter tout le monde. Les réfugiés ne disposaient pas d’eau potable. Il n’y avait pas d’aide médicale. Il y avait une infirmière pour 2 000 ou 3 000 réfugiés au moment où je m’y trouvais. Si vous aviez de l’argent, vous pouviez payer pour avoir de la nourriture, mais certaines personnes n’en avaient pas. Elles étaient en grande difficulté. » Yafet se trouvait à Wad Sherife, un camp de réfugiés situé à environ quinze kilomètres de la frontière. Il était interdit de le quitter, alors, trois mois plus tard, il a payé un passeur 90 euros pour qu’il l’emmène à Khartoum, la capitale du Soudan. De là, il pourrait réfléchir à sa prochaine destination : l’Europe ou les États-Unis. Mais Khartoum aussi constitua un terrible choc. Un endroit précaire, impitoyable, où Yafet était exposé à des dangers et des abus au quotidien. Au début, il comptait sur l’aide d’autres personnes : un membre de sa famille vivant aux États-Unis lui a envoyé de l’argent, un autre qui vivait sur place lui a offert un toit. Il partageait une petite pièce avec cinq autres individus. Une pièce vide, sans un seul lit, où il faisait très chaud, mais Yafet était heureux. C’était la première fois qu’il pouvait prendre conscience qu’il n’était plus en Érythrée. « C’était agréable pour nous. Nous étions libres. Nous avions l’impression que nous pouvions nous détendre. Nous pouvions parler de ce que bon nous semblait… de choses que nous n’oserions pas dire en Érythrée. Nous avons parlé de notre pays. Nous avons parlé de notre avenir. De certaines choses que nous n’avions jamais exprimées jusque-là. »

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Une rue de Khartoum, au Soudan
Crédits : Usamah Mohammed

Mais les choses ont progressivement empiré. Son réseau de soutien s’est amenuisé, il s’est retrouvé sans argent. En général, la nuit, il arrivait à dormir dans les sous-sols des hôtels. Parfois, il passait la nuit dehors, se mêlant à d’autres sans-abris tout en gardant ses distances avec la police. Puis il a fini par trouver un travail dans une boulangerie. Le propriétaire le payait 3,20 euros par jour et le laissait dormir à l’arrière du magasin. C’était une maigre stabilité, mais pas suffisante pour lui permettre de construire un avenir. Alors, quand Segen lui a annoncé qu’elle le rejoignait au Soudan à l’été 2009, Yafet n’était pas content. « Je lui ai simplement dit d’être un peu patiente, de me laisser le temps d’essayer quelque chose », raconte-t-il. « Je ne voulais pas qu’elle vienne et qu’elle ait des soucis, et je ne voulais pas non plus avoir d’autres problèmes. » Qu’importe, Segen a décidé de le rejoindre. Elle n’avait pas beaucoup d’argent mais son cousin, un passeur, a accepté de l’aider à fuir l’Érythrée à condition qu’elle trouve trois amis qui pourraient payer et faire le voyage avec elle.

La traversée du désert

Segen a finalement épousé Yafet en septembre 2010 lors d’une cérémonie religieuse qui comptait trente invités. « J’étais heureux ce jour-là, parce que je me mariais avec la fille de mes rêves », se rappelle Yafet. Les choses s’amélioraient. Ils se sont installés ensemble et Yafet avait un nouvel emploi, consistant à commercialiser des produits agricoles en ligne. Il avait son propre bureau, son propre ordinateur, et gagnait 450 euros par mois.

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Le Sahara libyen
Crédits : Dick Mooran

Cependant, le fait d’être unis ne réduisait pas l’insécurité. Ils se disputaient pour savoir s’ils devaient rester ou tenter de partir. La famille de Segen l’encourageait à fuir l’Afrique pour se rendre soit en Israël, en traversant le désert du Sinaï, soit en Europe, en traversant la Méditerranée en bateau. Les deux options comportaient des risques. « Je ne voulais pas mettre nos vies en danger afin d’obtenir une vie meilleure », explique Yafet. « Je voulais lui faire comprendre que si nous trouvions une meilleure solution, plus sûre, si nous étions déplacés ou que nous obtenions un visa et pouvions prendre l’avion, alors je serais d’accord. Mais nous ne devions pas risquer nos vies. » Puis, l’entreprise pour laquelle travaillait Yafet a fermé et il a perdu son travail.

Un mois plus tard, le 16 août 2011, est née leur première fille, Shalom. Il travaillait n’importe où, acceptait n’importe quel job : nettoyage, manutention, employé dans un restaurant, peu importait. Et, quelques mois après avoir donné naissance à Shalom, Segen est de nouveau tombée enceinte. Leur deuxième fille, Abigail, est née le 29 octobre 2012. Ils ne jouissaient d’aucune stabilité et Segen était de plus en plus fragile. Trouver une meilleure façon de vivre était leur principal sujet de conversation. La situation n’était plus tenable. « Elle n’arrivait plus à dormir. Elle n’arrivait plus à manger. Elle n’arrivait plus à s’occuper des enfants… Elle se mettait à pleurer sans raison. Elle se mettait en colère pour un rien. Elle n’était pas en paix. J’ai tenté de la faire se sentir libre, de l’aider à se détendre. Mais elle allait de mal en pis. » Jusqu’à ce qu’un jour, elle lui annonce qu’elle ne pouvait plus attendre. Le couple a pesé le pour et le contre. Finalement, ils se sont mis d’accord : Segen traverserait le désert pour rejoindre la Libye et monter dans un des bateaux des passeurs, qui l’emmènerait en Italie via la Méditerranée. De là, elle partirait pour la Norvège, dont la procédure de demande d’asile et de regroupement familial est l’une des plus rapides d’Europe. Yafet la suivrait. Au départ, il voulait que ses deux filles restent avec lui à Khartoum. Mais Segen pensait qu’emmener Abigail les protégerait toutes les deux d’abus durant le voyage et leur permettrait même de bénéficier d’un traitement privilégié, comme recevoir plus d’eau et de nourriture. Des choses qui pourraient faire une différence importante au moment de la longue traversée du désert qui les attendait. Yafet a cédé. ulyces-bateaufantome1-07-1 Quand un passeur vous fait secrètement traverser des frontières internationales, il ne vous donne pas de date ni d’heure précises de départ. Il vous appelle, sans prévenir, et c’est tout. Vous partez. Lorsque le passeur a finalement annoncé à Segen que le moment était venu, Yafet se préparait depuis une semaine. Pourtant, il a été pris par surprise. Il était au travail lorsqu’elle l’a appelé pour lui dire qu’elle s’en allait. Yafet ne pouvait pas rentrer pour lui dire au revoir. Il a de nouveau eu des nouvelles de Segen alors qu’elle venait tout juste d’atteindre sa première destination en Libye. Il lui avait fallu quinze jours pour traverser le désert du Sahara. Un voyage à travers un paysage désolé, sans route. Elle lui a dit qu’elle était saine et sauve, mais tout le monde n’avait pas eu cette chance. Le voyage n’aurait dû durer que six jours, mais le camion qui les transportait est tombé en panne, et ils ont dû attendre quatre jours jusqu’à ce qu’un autre camion les prenne pour poursuivre leur périple. Quatre personnes sont mortes de déshydratation pendant qu’ils attendaient. Segen pleurait au téléphone. « Je lui ai demandé de me passer Abigail au téléphone… de me laisser entendre sa voix », se souvient Yafet. « Elle m’a dit qu’elle était trop fatiguée et qu’elle était en train de dormir. J’ai vraiment pris peur quand elle m’a dit ça. J’ai cru qu’il était arrivé quelque chose à Abigail. » Yafet ne s’énerve pas souvent, mais il a crié à Segen de lui laisser entendre la voix d’Abi. Segen l’a alors mise à côté du téléphone.

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Les terres arides du sud de la Libye
Crédits : Roberto D’Angelo

Ses craintes n’étaient pas infondées. Le chemin emprunté pour traverser le désert est dangereux, et un grand nombre de réfugiés et de migrants périssent avant d’atteindre la côte. Sans parler de l’Europe. Il est difficile d’estimer le nombre de personnes qui meurent chaque année dans le Sahara, en raison du manque d’information et de documentation. Mais, étant donné que les passeurs tassent jusqu’à 100 personnes dans de vieux camions, ce nombre est élevé. « Il n’y avait passez assez d’eau et de nourriture pour tout le monde. Lorsqu’il n’y a plus eu d’eau, les gens ont commencé à boire leur urine », explique Younes Abdia, un réfugié somalien de 29 ans qui a fui pour la Sicile, me racontant sa traversée du désert. Sur la centaine de personnes avec qui il a voyagé, vingt sont mortes à cause de problèmes d’essence et de la faible vitesse du camion. Même ceux qui survivent risquent d’être enlevés, torturés, battus ou victimes de violences sexuelles. Mohammed Ali, un autre réfugié somalien de 28 ans vivant en Sicile, me raconte qu’il a été battu à coups de bâton par des passeurs, poignardé et dépossédé de son argent. D’autres sont enlevés par des passeurs ou des milices et torturés jusqu’à ce que leurs familles paient la rançon. Les femmes sont souvent violées ou victimes d’abus sexuels avant même d’entamer le périple. La situation ne s’améliore pas lorsque les réfugiés atteignent leur première destination en Libye. Il arrive que les milices et la police locale arrêtent les réfugiés, les placent dans des centres de détention, voire les emprisonnent et exigent un paiement. Si les réfugiés ne peuvent pas payer le pot-de-vin, ils sont exposés au travail forcé et à de mauvais traitements, torture comprise.

La dernière fois que Yafet a eu des nouvelles de Segen remonte à un mois après son départ du Soudan.

Après avoir traversé le désert, Bahousmane, un demandeur d’asile sénégalais en Sicile, âgé de 33 ans, a été enfermé pendant un an dans une maison avec 150 autres personnes. Le groupe a finalement pu s’échapper après que deux individus ont fait un trou dans le mur de la maison. Même à l’extérieur des prisons et des centres de détention, les réfugiés peuvent être exploités et victimes d’abus, alors qu’ils traversent la Libye et travaillent afin de gagner suffisamment d’argent pour pouvoir payer leur voyage jusqu’en Italie. « Ils n’aiment pas les Noirs. Ils les traitent comme des esclaves », déclare Osaretin Ugingbe, un Nigérian de 35 ans qui vit en Sicile. Lorsqu’ils arrivent enfin à la côte et paient la traversée – environ 1 300 euros –, ils sont retenus dans des maisons appartenant à des passeurs. Cela peut durer quelques jours ou plusieurs mois, en fonction des conditions météorologiques et du nombre de personnes prêtes pour le voyage que compte le passeur. Les trafiquants d’êtres humains ne fournissent que peu d’eau et de nourriture, et la violence est monnaie courante. La dernière fois que Yafet a eu des nouvelles de Segen remonte à un mois après son départ du Soudan. Elle avait atteint la côte à la suite du voyage dangereux et éprouvant qu’elle avait fait, et attendait dans la maison d’un passeur de pouvoir rejoindre l’Italie. « Je me rappelle que la dernière fois que j’ai entendu sa voix, c’était le 27 juin », poursuit Yafet. « Elle m’a dit qu’elle partait le lendemain, le 28 juin, ou le jour d’après. Je lui ai simplement dit d’être forte, de prendre soin d’elle et de prendre soin de notre fille. »

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Un cimetière de bateaux libyens
Crédits : Gianni Cipriano

Yafet l’a rappelé le 28, mais personne n’a répondu. Il a continué à appeler. Enfin, le jour suivant, quelqu’un a décroché. On lui a demandé qui il cherchait. « Je lui ai simplement répondu : “Segen” », se souvient Yafet. « Il m’a demandé si c’était celle avec la petite fille. Je lui ai dit oui… Il m’a simplement dit qu’elles étaient parties la veille puis a coupé la communication. »

Les disparus

Pour Yafet, traverser la Libye était plus dangereux encore que de traverser la mer. Il s’est dit qu’une fois que Segen et Abi avaient atteint la côte, elles étaient en sécurité. Tout ce qu’il avait à faire, c’était d’attendre qu’elles appellent. Au bout d’une semaine, il a commencé à s’inquiéter. « Ensuite, j’ai rappelé le passeur. Je l’ai appelé le 4 juillet », reprend Yafet. « Il m’a dit qu’il avait parlé avec elle au téléphone et que toutes les deux étaient bien arrivées. Il m’a félicité. Je l’ai cru, tout simplement. »

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Le passeur érythréen
Crédits : Measho Tesfamariam/Facebook

L’homme à l’autre bout du fil s’appelait Measho Tesfamariam, un homme de 30 ans, également originaire d’Érythrée. Il est actuellement emprisonné en Italie, accusé de complot et de favoriser l’immigration clandestine. Son procès débute ce mois-ci. Il aurait fait partie d’un réseau de passeurs ayant organisé 23 traversées entre la Libye et l’Italie entre mai et septembre 2014. Selon le procureur italien, le bateau de Segen était l’un de ceux qu’il aurait aidés à envoyer en Méditerranée. Bien que les autorités pensent que l’organisation est responsable de ce qui est arrivé aux 243 personnes, elles n’ont aucune idée de leur sort. Il est tout à fait possible que le bateau ait coulé. Mais si c’est effectivement le cas – un simple et tragique accident en mer –, il y aurait très certainement des preuves, disent des experts. « C’est très étrange », déclare Othman Belbeisi, chef de mission de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) en Libye, qui tient des registres détaillés de l’activité en Méditerranée. À sa connaissance, il n’existe aucune opération de sauvetage correspondant à la description du bateau sur lequel se trouvait Segen. « On parle de 200 personnes, il est très difficile de cacher un tel nombre de gens pendant une année entière. Il est très étonnant qu’il n’y ait eu aucune enquête professionnelle. » Pendant ce temps, Tesfamariam a déclaré qu’il n’était qu’un réfugié travaillant pour un passeur du nom d’Ibrahim. Il a répondu au téléphone, agissant comme intermédiaire uniquement afin d’obtenir un passage gratuit vers l’Europe. En réalité, il affirme que son frère était aussi à bord du bateau fantôme et qu’il ne sait pas ce qui est arrivé. « Seuls Ibrahim et Dieu savent ce qu’il s’est passé », a-t-il déclaré à un journaliste italien, peu de temps avant d’être arrêté en Allemagne et extradé. ulyces-bateaufantome1-11 J’ai rencontré Meron Estefanos pour la première fois en Tunisie cette année. Elle sert de relais pour la communauté de réfugiés d’Érythrée. Meron est journaliste et militante qui s’est retrouvée au milieu de l’exode et qui, comme Yafet, a quitté son pays natal lorsqu’elle était jeune – même si son départ s’est fait dans la légalité. Aujourd’hui agée de 40 ans, elle vit à Stockholm, en Suède, et utilise son programme afin de venir en aide aux réfugiés et faire reculer la dictature en Érythrée. Au cœur de ses activités : son émission radiophonique hebdomadaire, Voices of Eritrean Refugees. Une émission que la diaspora écoute attentivement. Chaque semaine, elle présente les histoires de personnes fuyant le régime d’Asmara. C’est pourquoi elle reçoit souvent des appels lorsque des traversées tournent mal. Il s’agit parfois d’un message vocal laissé par la voix paniquée d’un cousin, d’un parent, d’un frère ou d’une sœur inquiet. Dans les cas où des personnes ont été enlevées ou sont portées disparues, elle enquête afin de trouver ce qui est arrivé. Parfois, aussi, il s’agit de l’appel au secours d’une personne coincée sur un bateau qui est en train de couler. Elle essaie alors de mobiliser les autorités afin qu’elles interviennent. Elle est ainsi devenue la personne à contacter pour de nombreux individus fuyant le règne d’Afewerki. « Tout le monde a mon numéro », dit-elle.

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Issayas Afewerki, le président de l’État d’Érythrée
Crédits : Helene C. Stikkel

La première fois qu’Estefanos a entendu parler du bateau disparu, c’était par l’intermédiaire d’un groupe de familles qui, comme Yafet, n’avaient plus de nouvelles. Ce qui était arrivé n’était pas clair, mais il y avait une chose dont elle était certaine au sujet du bateau fantôme : le passeur n’avait pas dit la vérité. Les autorités européennes n’avaient pas enregistré l’arrivée de passagers sur leurs côtes et s’ils avaient effectivement atteint l’Italie, leur arrivée aurait été enregistrée et les personnes à son bord auraient pu contacter leurs familles. Mais aucune d’elles n’a appelé. « Il y a quelque chose de louche dans toute cette histoire », me confie Estefanos lors de notre rencontre. « Nous savons qu’il y avait d’autres personnes dans la maison du passeur, ils ne sont donc jamais revenus. Lorsqu’il les a pris sur le bateau, ils n’ont pas fait demi-tour. » Bien que les chances de retrouver quiconque vivant soient minces, Meron était en Tunisie en raison d’une piste particulièrement étrange. La famille de l’une des personnes présentes sur le bateau avait reçu un appel en Érythrée venant d’un numéro de téléphone tunisien. L’individu à l’autre bout de la ligne a affirmé être un gardien de prison et que les passagers du bateau étaient retenus dans une prison au sud de la Tunisie. Meron était venue pour enquêter. À ce moment-là, je vivais à Tunis et y travaillais depuis cinq mois en tant que journaliste, et un ami qui aidait Meron m’a parlé de l’affaire. J’étais intrigué.

L’inconcevable

Nous nous sommes assis à l’un des nombreux cafés de l’avenue Habib Bourguiba, bordée d’arbres alignés, la principale artère piétonne qui traverse le centre datant de l’époque coloniale de Tunis. Estefanos est arrivée depuis l’impressionnant bâtiment du ministère de l’Intérieur, de l’autre côté de la rue, une construction en ciment terne entourée de fils électrifiés et de barricades. On lui a expliqué qu’il n’y avait aucun document où était enregistrée la présence des passagers en Tunisie. Elle avait passé les quatre jours précédents à éplucher des dossiers de jugements et à visiter des prisons, mais ses recherches n’avaient abouti à rien. Toutefois, il y avait d’autres pistes. Un garde a déclaré avoir entendu qu’un groupe important d’Africains étaient retenus dans la ville de Sfax, située au sud du pays, au moment de son appel. Une personne au tribunal de Sfax a dit avoir entendu une histoire similaire, mais aucun document ne soutenait cette hypothèse. « C’est une autre possibilité. Ce serait possible. Je ne peux pas la rejeter entièrement », énonce Lorena Lando, chef de mission de l’OIM en Tunisie. « Je pense que nous ne pouvons exclure aucune possibilité. »

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L’avenue Habib-Bourguiba, à Tunis

Malgré les rumeurs, indices et autres histoires, Meron n’avait aucun résultat concret à apporter aux familles. « Ce que les familles traversent est très triste… J’aimerais leur permettre de tourner la page mais, malheureusement, je ne peux pas », dit-elle dans un souffle. Cela fait plus d’un an jour que le bateau a disparu. Le sort de Segen et celui des autres passagers demeure un mystère. Peu de gens ont fait quoi que ce soit pour tenter de comprendre ce qui est arrivé. « Nous pensions qu’ils étaient en Italie. Non », dit Yafet. « Nous pensions qu’ils étaient en Libye. Non plus. Maintenant, nous pensons qu’ils étaient en Tunisie, mais nous n’avons aucune preuve qu’ils étaient effectivement là-bas. » Ce dont nous disposons maintenant, c’est d’une liste de possibilités, de circonstances étranges et d’informations manquantes. Où sont les preuves ? Fausto Melluso, spécialiste des questions de migration au sein de l’organisation italienne Arci en Sicile, me dit : « Il est inconcevable qu’un bateau avec tant de passagers à son bord puisse disparaître en 2014 et que personne ne sache rien à son sujet. » Inconcevable. Pour Yafet, et pour les familles des autres passagers du bateau, le sentiment de vide constitue une nouvelle sorte de torture. Shalom, son autre fille, aujourd’hui âgée de quatre ans, demande où est sa mère et pourquoi maman n’appelle pas. Il lui explique que Segen est à l’étranger et qu’un jour ils se retrouveront. Il ne sait pas s’il ment.

« 243 personnes ont disparu et personne n’en a rien à faire. » — Yafet

« 243 personnes ont disparu. Des jeunes hommes. Des femmes. Des enfants… Personne n’en a rien à faire. Le monde entier s’en fiche », me dit Yafet au téléphone. Il est frustré, en colère. « Pour Charlie Hebdo à Paris, 14 ou 15 personnes ont été abattues par des terroristes… Le monde s’est arrêté pour ces personnes-là, des Européens. Idem pour le vol de Malaysia Airlines », continue Yafet. Un vol commercial avec 239 à bord s’écrase et « le monde entier, tous les pays ont cherché à trouver ce qui était arrivé. Mais, dans notre cas, rien… Je ne sais pas pourquoi. C’est très difficile. Qu’est-ce que je peux dire ? » Yafet soupire. « Nous sommes des êtres humains. »


Traduit de l’anglais par Vincente Morlet d’après l’article « “243 People Disappeared. Young People. Women. Children. And No One Cares” », paru dans Matter. Couverture : Un cimetière de bateaux libyen, par Gianni Cipriano.