par Fabien Soyez

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Le triomphe des PTT

Le projet Cyclades se poursuit jusqu’en 1974. Suite à la mort du président Pompidou, nouvelles élections présidentielles, remportées par Valérie Giscard d’Estaing. « Cette élection a été financée, paraît-il, par la CGE », remarque Louis Pouzin. « Or, le Consortium Unidata (créé par la Délégation à l’Informatique) comptait dans ses rangs Siemens, le grand concurrent en téléphonie de la CGE. Cela, elle ne pouvait pas le tolérer. » Si la CGE fait pression sur le nouveau président, c’est aussi parce qu’elle compte parmi ses clients les PTT, qui n’avaient pas digéré l’idée des datagrammes. L’administration d’État « a préféré promouvoir les circuits virtuels façon Arpanet ». À l’époque, les réseaux informatiques passaient aux yeux de l’Industrie pour un gadget de chercheurs, sans intérêts. Pour Giscard, le projet Cyclades n’avait également aucun intérêt électoral, déplore Louis Pouzin, qui note que le nouveau président soutenait aussi Honeywell Bull contre la CII.

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Une carte du réseau Cyclades

« Avec ses conseillers, des énarques qui savent dessiner des rectangles avec des flèches mais qui ne connaissent rien à l’informatique, il a alors décidé de supprimer la Délégation à l’informatique, puis le budget de Cyclades. » Alors qu’au Canada, au même moment, Bell vient de choisir le datagramme pour son projet de réseau public, Datapac. Les PTT obtiennent gain de cause. En 1976, elles créent Transpac, une filiale chargée d’exploiter le premier réseau commercial de transmission de données par paquets en France. Un réseau de commutation de paquets basé sur le protocole X.25, qui fonctionne ainsi à partir de circuits virtuels.

À partir des années 1980, le réseau de Transpac servira notamment à alimenter le Minitel, sous le nom de réseau Télétel. Aujourd’hui, s’amuse Louis Pouzin, « le protocole X.25 et le Minitel sont tous deux au musée ! » Pour l’informaticien, le X.25 n’a jamais été adapté aux besoins, même s’il fonctionnait techniquement. Ainsi, estime-t-il, « les PTT ont vu la commutation de paquets comme un système fermé… Ils prennent des paquets, ils les transmettent, ils les livrent et ils ont fait leur boulot. Mais ce n’est pas ça, la commutation de paquets : c’est un élément d’un système informatique beaucoup plus vaste. Il fallait voir beaucoup plus large. Avec le datagramme. » Pourquoi cette pression des PTT contre le datagramme ? « À leurs yeux, un gars qui invente un système et qui n’est pas du corps des Télécoms, qui n’est pas au CNET (Centre national des télécommunications), c’était inacceptable ! Dans leur esprit, ce n’était pas aux informaticiens de faire des réseaux, mais à eux », indique Louis Pouzin. Or, ajoute-t-il, « les PTT avaient le monopole de la recherche. Et nous menacions ce monopole. » En outre, pour les PTT, « l’idée même du datagramme n’était pas acceptable : avec ce système, il n’y a aucun moyen de s’assurer que le paquet est arrivé à sa destination. Ce n’était pas très “propre”, mieux valait utiliser des circuits », affirme Louis Pouzin en haussant les épaules.

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Un Minitel

Selon l’informaticien, « le protocole X25, préféré au datagramme, était bien moins fiable. Et son utilisation a bloqué l’adoption d’Internet, en Europe, pendant une bonne dizaine d’années. » Pour autant, se souvenant avec un sourire du bon vieux Minitel, il glisse : « Cet engin a été très utile pour propager l’informatique dans la vie courante, car il ne nécessitait aucune technicité. Il a permis de démocratiser l’informatique, en un sens. » Les PTT n’étaient pas les seules à s’opposer à Cyclades. « Il y avait aussi les Industriels, qui préféraient travailler avec les PTT. Pour eux, c’était une “garantie de services” », se souvient Louis Pouzin. Aux débuts du projet, en 1971, les PTT ont tout de même coopéré avec l’équipe de Cyclades, mais avec beaucoup de réticences.

À l’époque, un « accord de compromis » avait été passé entre le directeur adjoint à la Délégation à l’informatique Michel Monpetit et le CNET, afin d’utiliser gratuitement les lignes des PTT. Mais dès 1972, Louis Pouzin avait découvert via ses contacts que les PTT préparaient quelque chose en parallèle, « dans leur coin », au CNET. « Ils avaient commencé à programmer un ordinateur PDP-11 pour en faire un nœud de réseau servant à connecter des terminaux. Le futur X25… » Le PDP-11 étant fabriqué par un Américain, DEC, et non par CII, « les PTT ne s’en vantaient pas et n’en avaient donc parlé à personne ». Quand, en 1974, la Délégation à l’informatique et le budget de Cyclades ont été supprimés, « les PTT ont eu l’amabilité de ne pas retirer les lignes louées et de les garder en service. C’était une forme de laxisme bienveillant : ils avaient gagné, ils voulaient le X.25, ils l’avaient eu ! » Mais derrière cet accès de gentillesse se cachait aussi autre chose : « Cela leur permettait de voir comment fonctionnait notre système afin de peaufiner leur propre projet, loin d’être achevé, car il n’a été opérationnel que quatre ans plus tard en 1978. » Louis Pouzin et son équipe poursuivent donc leurs travaux pendant quatre ans en catimini, sans support ni budget, mais en utilisant les lignes des PTT. Jusqu’au démantèlement total du projet Cyclades.

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La fin de Cyclades
Crédits : Greg Funnell

L’avènement d’Internet

La mort de Cyclades n’a pas entraîné la fin du datagramme. Il a simplement été repris par d’autres, sous un autre nom : TCP/IP. Un protocole sur lequel repose un réseau proche du Catenet imaginé par Louis Pouzin : Internet. Retour en 1974. Louis Pouzin a 43 ans quand le projet Cyclades est sur le point d’être arrêté. « En août, il y avait eu un congrès sur les réseaux à Stockholm, l’ICCC (International Conference on Computers and Communications), à l’occasion duquel j’avais publié un papier sur le datagramme », explique l’informaticien. « Je croisais aussi beaucoup de chercheurs européens et américains dans le comité DataCommunications de l’IFIP (International Federation for Information Processing) auquel je participais… et la plupart des Américains me disaient que le datagramme était “bien meilleur” que les réseaux virtuels et Arpanet ! » raconte Louis Pouzin. À l’époque, Vinton Cerf, professeur à Stanford de 31 ans, et Robert Elliot Kahn, 36 ans, chargé des études sur l’architecture du réseau Arpanet pour la DARPA, planchent sur un protocole réseau d’échange de paquets capable de remplacer le NCP (Network Control Program), un « protocole de communication poste-à-poste », utilisé jusqu’alors par Arpanet. « Je rencontrais Cerf et Kahn très souvent lors de différents congrès. Une petite mafia de chercheurs fabriquant des réseaux commençait à se constituer : nous coopérions facilement, il n’y avait pas de concurrence. Nous partagions tout », se souvient Louis Pouzin. « L’idée n’était pas de garder une idée pour soi : en recherche, si on ne partage pas, on prend du retard. » L’informaticien rit : « Je disais toujours à mes gars : “Faites-vous voler, car les gens qui vous volent ont minimum six mois de retard.” » Mais cette fois, Cyclades étant stoppé grâce aux PTT, le champ était libre « pour ceux qui reprendraient nos recherches ». ulyces-louispouzin-1 C’est ainsi que Vinton Cerf et Robert E. Kahn se sont emparés du concept du datagramme, avec sa notion d’indépendance de paquets, pour leur propre protocole de communication : « Ils ont fait le tour de l’Europe à la recherche d’une solution pour remplacer le NCP d’Arpanet, qui était très limité. Ils ont visité les PTT, puis sont venus nous voir et finalement, ils ont choisi le datagramme. » Les chercheurs américains récupèrent l’idée… tout en écartant l’informaticien français et son équipe. « En discutant ensemble, nous avions convenu que nous ferions des modifications à notre système et qu’ils s’aligneraient dessus pour en faire un protocole international. Mais Bob Khan voulait créer un système à son nom : il a alors rusé et prétendu qu’il ne pouvait pas car il était déjà trop avancé dans son projet de protocole TCP (Transmission Control Protocol) », raconte Louis Pouzin, un peu agacé. « Une fois que les PTT nous ont supplanté avec le X25, vers 1975, nous avons totalement cessé de communiquer avec les Américains », dit-il. Bien mal en a pris à Bob Khan et Vinton Cerf de refuser l’aide de Louis Pouzin, puisqu’il leur faudra huit ans pour rendre opérationnelle la suite TCP/IP, qui regroupe deux protocoles utilisant les datagrammes : TCP et IP. « Ils ont voulu s’écarter de mon protocole et ils n’ont pas bien réussi, en fait ! Ils ont introduit des complexités inutiles, notamment une perte de fonctionnalités alors que le système de Cyclades permettait d’utiliser des adresses de destination non pas physiques, IP, mais virtuelles, pouvant se trouver dans n’importe quel système, indépendamment de la topologie des réseaux physiques », regrette Louis Pouzin. ulyces-louispouzin-16

Pour l’inventeur du datagramme, le protocole à l’origine d’Internet est imparfait : « Un numéro IP, chez les Américains, c’est toujours un numéro du réseau IP. Et si l’on veut autre chose, il faut un deuxième protocole, par exemple HTTP. Or, ce système est néfaste lorsqu’on veut faire du multiroaming (itinérance multiple) » – c’est-à-dire la possibilité d’envoyer des données par plusieurs canaux. Selon l’informaticien, « les opérateurs sont obligés d’utiliser un protocole supplémentaire pour trier la masse de données envoyées… ce qui est un vaste gâchis. » Après la victoire des PTT et la récupération de son idée par Khan et Cerf, l’homme nourrit-il du ressentiment à l’égard de qui que ce soit ? Pas du tout. Louis Pouzin est serein. Aucun regret, aucune déception, pas la moindre trace de jalousie. « Comme nous n’avons pas déposé de brevets, ils ne nous doivent rien ! Finalement, ce sont les Américains qui ont sauvé les datagrammes ! Car s’ils ne les avaient pas récupéré, à l’heure actuelle, nous utiliserions tous le X25 », note-t-il, chassant rapidement de son esprit cette idée effrayante. Non, Louis Pouzin n’a « pas vraiment » de regrets. D’ailleurs, indique-t-il, il est plus à l’aise dans l’anonymat.  « Comme toujours dans le milieu de la recherche et des idées, ce sont ceux qui les développent le plus largement, en surface, qui ont la réputation. Pendant pas mal d’années, tout le monde pensait que les datagrammes avaient été inventés par les Américains, et je n’étais jamais cité…

Mais aujourd’hui, grâce au travail des historiens du Net comme Valérie Schafer, la vérité a été rétablie. » Signe que Louis Pouzin ne passe désormais plus au second plan : en 2013, il a été récompensé par le Queen Elizabeth Prize for Engineering, aux côtés de Robert Kahn, Vinton Cerf, Tim Berners-Lee et Mark Andreessen pour leurs « contributions majeures à la création d’Internet et du World Wide Web ». « Il faut savoir que dans la vie, il y a des tas de gens qui n’ont jamais eu aucune reconnaissance, bien qu’ayant fait de grandes choses », relativise Louis Pouzin. Par exemple, qui a créé le Web ? « Beaucoup de gens pensent que Tim Berners-Lee, chercheur au CERN, a tout fait tout seul. Mais il avait un collègue, Robert Cailliau, un ingénieur belge, qui lui est totalement oublié alors qu’il a effectué un gros travail de RP pour convaincre le CERN que le concept imaginé par Berners-Lee en valait la peine, quand personne n’y croyait. »

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La reine d’Angleterre récompense Louis Pouzin
Crédits : DR

Et sans Louis Pouzin, Internet existerait-il ? « Il y aurait peut-être un Internet, mais il serait très, très différent. Sans moi, il n’y aurait pas de datagrammes. Je n’ai pas inventé Internet, la paternité revient à ceux qui ont mis en place Arpanet. Même si ce système a très vite été dépassé, il est là le point de départ. Le datagramme, c’était juste une évolution », dit modestement Pouzin. Car sans l’invention de Louis Pouzin, les compagnies aériennes utiliseraient peut-être encore des « réseaux de message ». Elles continueraient peut-être à « faire des transmissions de plans de vol avec des systèmes de transmission de messages, qui mettaient des heures à s’envoyer ». Humblement, l’informaticien résume sa pensée : « J’ai participé à l’évolution du transfert des données et de la commutation de paquets en inventant puis en introduisant le concept du datagramme, c’est tout. » En revanche, il remarque avec un air malicieux qu’aujourd’hui, « les PTT doivent regretter de nous avoir supplanté avec le X25, car beaucoup de gens leur disent qu’à cause d’eux, la France a perdu la main sur Internet, alors qu’elle était très bien placée ».

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Louis Pouzin est beau joueur. Au point d’avoir rejoint, en 1980, son ennemi juré : le CNET. Retour en 1978. Le Plan Calcul est enterré depuis trois ans. Le gouvernement Giscard a fusionné CII avec Honeywell Bull. La France s’est retirée du consortium Unidata. Après avoir été invitée à laisser l’Industrie se charger de la fabrication des réseaux, l’équipe de Louis Pouzin abandonne le projet Cyclades. « J’étais bien sûr énervé de voir Cyclades s’arrêter, mais dans la vie, tous les projets ont une fin. Alors, j’ai fait autre chose. J’ai continué à m’occuper de réseaux, bien sûr, mais pas officiellement », raconte le vieil homme.

En tant que directeur de projets pilotes à l’IRIA, Louis Pouzin supervise des projets de recherche qui n’ont plus grand chose à voir avec les réseaux. Il gère de loin un projet de robotique, Spartacus, destiné à aider les tétraplégiques en leur permettant de « commander un robot capable de décrocher le téléphone ». Il lance aussi un projet de bases de données réparties, ainsi qu’un projet de réécriture d’Unix en langage Pascal plutôt qu’en C. En 1980, l’IRIA devient l’INRIA. Le ministère de l’Industrie crée ensuite l’Agence pour le développement de l’informatique (ADI), avec l’idée que « nous, les équipes réseaux de l’ex-IRIA, pouvions faire autre chose et travailler sur des applications ». La vocation de l’ADI est ainsi de « promouvoir les nouveaux usages de l’informatique en France (dans le secteur privé) et la recherche orientée vers ces usages ». L’équipe de Cyclades est totalement et définitivement démantelée : « On m’a piqué presque tout mon effectif pour le répartir dans l’Agence de l’informatique. Il n’est plus resté à l’INRIA que des matheux. »

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Le site du CNET en 1999

L’informaticien refuse de rejoindre l’ADI. « Le président de l’agence, Bernard Lorimy, m’avait proposé de le suivre pour diriger des projets pilotes. Mais en réalité, c’était surtout pour gérer des dossiers : ça ne m’intéressait pas. Je considérais que cette agence avait surtout été créée pour inciter les administrations et la France à évoluer vers les technologies informatiques, qui n’étaient évidemment pas très évoluées à l’époque », raconte Louis Pouzin. Avec quelques collègues (parmi eux Hubert Zimmermann), il offre ses services au CNET, le labo des Télécoms. « J’ai contacté son directeur, Maurice Bernard, que je connaissais bien, puis je suis passé chez l’ennemi ! » lance-t-il en riant. « Le laboratoire à l’origine de la norme X25 nous a embauchés parce qu’il voulait, lui aussi, mener des projets pilotes », ajoute-t-il. Mais moins d’un an plus tard, changement de direction et de politique : « Maurice Bernard a été remplacé par Jean-Pierre Poitevin, un apparatchik qui bloquait presque tous les projets à cause de sa vision très hiérarchique des choses », se souvient Louis Pouzin. Frustré, l’informaticien reste tout de même au CNET mais change de casquette. Il collabore, au nom du labo des PTT, avec l’ETSI, l’Institut européen des normes de télécommunications, afin de développer une normalisation en informatique. En 1989, Louis Pouzin rejoint Theseus, une école de management pour ingénieurs, à Sofia Antipolis. Pendant quatre ans, il y enseigne l’informatique et les réseaux. Avant de prendre sa retraite, en 1993, à l’âge de 62 ans.

David contre Goliath

Les réseaux, Louis Pouzin continuera toujours à s’y intéresser, même retraité : « J’étais sans cesse sollicité par des sociétés de service pour participer à des séminaires ou à des formations pour les cadres. Puis en 2001, j’y ai replongé entièrement, quand un ancien secrétaire général de l’IRIA, l’ambassadeur Michel Peissik, m’a contacté pour préparer le premier Sommet mondial de la société de l’information (SMSI). » Ce sommet de l’ONU sur la fracture numérique a pour but de « rapprocher le niveau d’évolution des pays développés et des pays émergents », explique Louis Pouzin. L’informaticien à la retraite participe alors à des réunions préparatoires à Genève – des réunions auxquelles il continue, aujourd’hui encore, de prendre part – dans le cadre du Forum sur la gouvernance de l’Internet (IGF), qui a succédé au SMSI. LouisPLors du premier SMSI, en 2002, Louis Pouzin rencontre tout un tas de diplomates qu’il tente de « convertir à l’Internet ». Il se rend compte que « la plupart n’y connaissent rien en réseaux, à cause de l’intox américaine ». Il ajoute que « les Américains racontent alors partout qu’Internet, c’est très compliqué et qu’il ne faut surtout pas laisser les gouvernements s’en occuper, car ils ne font que des bêtises. Au lieu de créer des structures internationales qui seraient selon eux inévitablement bancales, ils conseillent aux États de les suivre et de coopérer avec l’ICANN, la société californienne pour l’attribution des noms de domaine. »

Lors de ses rencontres avec les diplomates arabes, chinois ou indiens, Louis Pouzin tient un discours radicalement différent. Il leur explique que « les réseaux, c’est bien moins compliqué qu’un système de transmission par satellite, que c’est quelque chose qu’on peut faire partout, à condition d’être formé ». Très vite, ses interlocuteurs comprennent qu’ils ont intérêt à regarder Internet de plus près. Lors des discussions des Like-Minded Countries, qui regroupent les pays du Sud, « je leur expliquais les bons et les mauvais côtés de l’intox américaine », note Louis Pouzin. L’informaticien convainc nombre de diplomates de l’importance du multilinguisme : « L’Internet était en ASCII (Code américain normalisé pour l’échange d’information), un langage informatique dédié à l’anglais. Et je leur ai bien fait comprendre que si leurs pays voulaient se développer avec l’Internet, ils devaient pouvoir s’en servir dans leur propre langue. » Résultat : suite à la pression des pays émergents, qui sont bien conseillés par Louis Pouzin, l’IETF (Internet Engineering Task Force) adopte en 2003 le protocole IDNA (Internationalized Domain Names in Applications), qui permet aux noms de domaine de contenir des caractères non définis par le standard ASCII. Alors que le SMSI débute, à Genève, cela fait déjà un an que Louis Pouzin a créé l’association Eurolinc, une « base de départ pour contrer la domination américaine » dans laquelle il milite pour le multilinguisme sur Internet, pour que les noms de domaine d’Internet puissent « être en langue native ».

C’est en tant que représentant d’Eurolinc qu’il assiste au sommet. « Le premier texte de 2003 diffusé après le SMSI était déjà très explicite sur pas mal de choses : il fallait que chaque pays prenne en charge les politiques publiques, la formation, tout un tas de trucs. Il y avait là-dedans la “religion” américaine, il fallait que les développements soient essentiellement dirigés par les sociétés privées… sachant que l’Internet, comme de bien entendu, était développé par le gouvernement. Ce que voulaient les Américains, surtout, c’était permettre à leurs entreprises d’avoir de belles parts de marché », explique Louis Pouzin, qui ne mâche pas ses mots. Le deuxième SMSI a lieu à Tunis, en 2005. Avec Eurolinc, l’inventeur du datagramme se rend aux réunions et n’hésite pas à prendre la parole « quand il y a des conneries techniques dans les présentations ». Il explique : « On pouvait éventuellement faire des contre-propositions pour dire que ce n’était pas bon. Mais ce qu’on pouvait faire dans le cadre du SMSI était assez marginal : le pouvoir était aux mains des Américains et de leurs satellites canadiens, anglais, australiens, néo-zélandais, japonais et israéliens. L’Europe, qui ne voulait pas se mouiller, ne prenait jamais position. »

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Le site français de l’ICANN

Au cœur des débats du SMSI : le concept de la gouvernance de l’Internet, qui est définie dans le document final du Sommet, l’Agenda de Tunis pour la société de l’information. « Nous réaffirmons les principes en 2003, selon lesquels l’Internet est devenu une ressource publique mondiale et sa gouvernance devrait constituer l’une des priorités essentielles de la société de l’information », peut-on lire dans le document. « La gestion internationale de l’Internet devrait s’opérer de façon multilatérale, transparente et démocratique, avec la pleine participation des États, du secteur privé, de la société civile et des organisations internationales. Elle devrait assurer une répartition équitable des ressources, faciliter l’accès de tous et garantir le fonctionnement stable et sécurisé de l’Internet, dans le respect du multilinguisme. » L’Union internationale des télécommunications (UIT), organisatrice du SMSI, indique « prendre l’engagement d’œuvrer résolument en faveur du multilinguisme de l’Internet », et prône « l’utilisation des langues locales pour l’élaboration de contenus, la traduction et l’adaptation, les archives numériques et les diverses formes de médias numériques et traditionnels ». L’UIT insiste ainsi sur la nécessité de « faire progresser l’adoption du multilinguisme dans un certain nombre de secteurs : noms de domaine, adresses de courrier électronique, recherche par mot-clé », de « mettre en œuvre des programmes autorisant la présence de noms de domaine et de contenus multilingues sur l’Internet », et de « renforcer la collaboration entre les organismes concernés afin de poursuivre l’élaboration de normes techniques et de faciliter leur adoption dans le monde entier ». « L’agenda de Tunis disait aussi explicitement que chaque pays était responsable du choix et de la gestion des noms de domaine, ainsi que des adresses IP. Et qu’aucun autre pays n’était autorisé à intervenir », note Louis Pouzin. « Pourtant, l’ICANN, avec les USA derrière, continue aujourd’hui de s’en mêler. »

En 2005, Louis Pouzin, qui continue de participer très activement au Forum sur la gouvernance de l’Internet, qui succède au SMSI, a créé le NLIC (Native Language Internet Consortium), un groupe d’experts internationaux, dont Nii Quaynot, le « père d’Internet en Afrique », et Kangsik Cheon, ancien membre du Groupe de travail sur la gouvernance de l’Internet (GTGI) de l’ONU, en partie à l’origine de l’agenda de Tunis. Mission du NLIC : « promouvoir les langues natives sur le réseau mondial » et « des technologies de gestion multilingue du Réseau ».

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Contre le monolinguisme d’Internet
Crédits : Fabien Soyez

Pour Louis Pouzin, l’Internet a besoin des langues natives, « si on veut que tout le monde, pas seulement l’élite occidentale, puisse s’en servir, et si on veut permettre un réel échange de connaissances ». Il remarque : « Pendant 30 ans, les Américains ont bloqué toute évolution vers des langues qui soient autre chose que l’ASCII, mais aujourd’hui, ils lâchent du lest. » Depuis la création des IDN (noms de domaine internationalisés), Internet compte désormais une trentaine de langues. « Mais il en existe 6 000 dans le monde ! On est donc encore loin d’avoir un Internet universel », lâche Louis Pouzin. Le vieil informaticien rêve à terme de « contenus créés dans leurs langues naturelles », avec des « systèmes de recherche de données eux aussi basés sur les langues des pays ». Mais pour voir ce rêve se réaliser, encore faudrait-il que la gouvernance d’Internet change. En mars 2016, après deux ans de négociations, l’ICANN a adopté une nouvelle charte, qui le dote d’une direction pluripartite non-gouvernementale. Ce qui signe, en théorie, la fin de l’hégémonie américaine sur le système des adresses Internet. Mais si l’ICANN a adopté cette charte censée consacrer la fin de la tutelle américaine sur l’autorité de régulation de l’Internet, « force est de constater que rien n’a changé ». Au contraire, remarque Louis Pouzin : « Le pouvoir reste aux mains des Américains à travers le secteur privé et leurs entreprises nationales. Cette façon de privilégier les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) est la religion des USA depuis le SMSI. » La charte adoptée par l’ICANN remonte à 2013 : lors du 8e Forum sur la gouvernance de l’Internet, « plusieurs commissions ont été créées, afin de créer un organisme s’occupant de la gouvernance de l’Internet, dégagé de la tutelle d’un quelconque État… mais il est vite apparu que l’ICANN, que son président Fadi Chehade souhaitait transformer en organisme international non-gouvernemental, resterait finalement cet organisme », explique l’informaticien. « Et pour cause : les comités créés lors de l’IGF étaient composés de personnes acquises à la cause américaine », ajoute-t-il. Pour l’inventeur du datagramme, c’était du théâtre. « L’ICANN garde en fait tout pouvoir, et sa direction restera la même, au moins jusqu’à 2017. Rien n’a changé. Et supposons que Donald Trump soit élu président des États-Unis en novembre 2016… on ne sait pas ce qui pourrait se passer avec lui ! » Et que dire du DNS (Domain Name System), le système d’adresses du Réseau, cet annuaire unique au monde dans lequel les noms doivent être uniques ? « C’est une aberration. On peut pas se servir d’Internet sans passer par le DNS, qui est essentiellement un outil leur permettant d’avoir le monopole de l’Internet », ajoute l’informaticien.

Déjà en 2006, tout juste après avoir fondé le NLIC, il indiquait au Monde que « s’attaquer au monolinguisme d’Internet, c’est s’attaquer à l’hégémonie américaine sur Internet ». Il expliquait ainsi que « voilà encore quelques années, les Américains légitimaient par un baratin technique la nécessité de faire fonctionner le DNS avec des caractères latins non accentués. Il n’y a aucune nécessité technique à cet état de fait : la seule “nécessité” est de conserver le système actuel parce qu’il est géré aux États-Unis. Une prérogative qui donne à l’administration américaine la capacité technique d’espionner le Réseau. » Dix ans plus tard, le discours de l’informaticien reste sensiblement le même.

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L’extension des beaux gosses

En attendant d’être fixé sur l’avenir de l’ICANN, Louis Pouzin mise sur les BRICS pour changer les choses. « J’ai bon espoir que les pays émergents, du Brésil à la Chine, fassent changer la gouvernance américaine d’Internet. La situation actuelle ne changera que suite à des rapports de force », lance-t-il. « La Chine a déjà créé son propre Internet en construisant son propre système de racine DNS. Il est très surveillé, mais il est en chinois et indépendant de l’ICANN. Et il y a fort à parier que la Russie va suivre », dit-il. Pour contrer le monopole de l’ICANN, Louis Pouzin a créé Open Root, une start-up qui permet de créer des noms de domaine hors de cet organisme. « Nous vendons des racines ouvertes – des racines indépendantes de l’ICANN – aux utilisateurs refusés par l’ICANN, ou refusant leurs conditions », explique-t-il. Ainsi, sa société a permis à la Bulgarie, qui n’est pas parvenu à obtenir une extension dans la racine ICANN, d’avoir accès à son nom de domaine. Son TLD (domaine de premier niveau), .BG, est écrit en cyrillique (.бr) grâce aux racines ouvertes. « Même si en terme de puissance financière et de clientèle, Open Root n’est rien du tout face à l’ICANN, notre activité permet de prouver que l’idée des racines ouvertes fonctionne, et que le monopole américain n’est pas une fatalité », assure Louis Pouzin.

La refondation d’Internet

Et que pense l’inventeur du datagramme de l’Internet d’aujourd’hui, à l’ère post-Snowden ? « Pas de raisons de changer le réseau en tant que tel, qui repose sur le datagramme. Un jour, sûrement, il existera un nouveau système de communication, mais pour le moment, Internet est une technologie qui n’a pas besoin d’être remplacée », dit-il. Pour lui, « c’est plutôt au niveau politique, donc au niveau de la gouvernance, qu’il a besoin d’être refondu ». L’idée, « c’est que les États aient un vrai pouvoir de décision face aux États-Unis. Mais un renversement de puissance est sur le point de se produire. Bientôt, leur empire commencera à s’effriter. » Louis Pouzin en est convaincu.

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Louis Pouzin par Greg Funnell

Le challenge sera aussi de contrer la surveillance de l’Internet. Depuis plus de 15 ans, l’informaticien martèle aux personnes croisées lors des conférences que « l’Internet est devenu, essentiellement, un outil d’espionnage économique ». « Jusqu’il y a peu, personne ne me croyait. Alors que si les USA avaient les moyens de pratiquer un espionnage de masse, ce serait stupide de leur part de ne pas le faire ! Depuis qu’Edward Snowden a parlé, plus personne ne peut ignorer cette situation », lâche-t-il. Pour lui, à partir du moment où la NSA et les entreprises américaines « sont capables d’analyser tout ce que vous transmettez, cela signifie que vous ne pouvez plus négocier avec des partenaires, car ils ont déjà vos propositions avant que vous ne leur donniez ».

Trépignant un peu sur son siège, dans le vacarme des machines à café, le pionnier d’Internet secoue la tête et pointe aussi du doigt la loi Renseignement de juillet 2015 : « Vouloir surveiller tout le monde en interceptant les paquets de données ? C’est du gâchis. Cela ne sert à rien car ça ramasse tellement d’informations qu’elles sont inexploitables. Et si on veut l’exploiter manuellement, ça ne sera jamais fiable. » Il rit : « Mais bon, la surveillance, c’est à la mode ! Les Américains ont mis en place un système énorme, alors ici, on se dit forcément que ça doit être bien et qu’il faut faire la même chose pour ne pas rester en arrière. Alors que c’est en faisant pareil que ça arrivera. » Le regard de l’inventeur sur l’évolution d’Internet n’est guère positif. « Au départ, c’était un truc de chercheurs. Tout le monde communiquait avec tout le monde, tout le monde était gentil, on partageait l’information… Mais assez vite, des gens se sont dit que cette info, mieux valait la garder pour soi et déposer des brevets », explique-t-il. « Dans les années 1980, Internet a fini par être utilisé pour la publicité, et rapidement, le commerce à pris le dessus. Les Américains se sont mis en tête de le commercialiser avant de le surveiller. » Pour Louis Pouzin, l’Internet d’aujourd’hui n’est pas libre du tout, et si aujourd’hui les choses bougent et que « beaucoup de pays ont acquis une technicité suffisante pour se rendre autonomes et créer leur propre politique Internet », reste à convaincre les élus. « Les hommes politiques ne connaissent, bien souvent, pas grand chose à tout cela. C’est toute une génération d’élus qu’il faudra remplacer avant de changer les choses », estime le président d’Open Root. Reste l’importance, aux yeux de Louis Pouzin, de dissocier Web et Internet. « Aujourd’hui, dans la tête des gens, le Web est devenu l’ensemble de ce qu’on fait avec l’Internet… ce qui est un peu calamiteux, car cela signifierait que le gars qui monte un système d’émission de bitcoins fait de l’Internet », lance-t-il. Face à cet abus de langage, il préfère parler de Catenet, utilisant le terme qu’il avait inventé à l’époque de Cyclades. « Entre spécialistes, nous continuons à parler de Catenet pour décrire le réseau IP. C’est un système de communication, de paquets, alors que le Web est simplement une application », explique Louis Pouzin. Pour lui, le datagramme reste la base : « S’il ne marche plus, il n’y a plus d’Internet », lance-t-il en riant.

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Louis Pouzin a connu les premiers calculateurs

Louis Pouzin, qui paraît si serein, a-t-il connu des passages à vide ? Nourrit-il des regrets ? Aimerait-il être davantage reconnu ? « Lorsque Cyclades a été stoppé, j’étais un peu perdu, mais je n’ai jamais perdu mon temps, je suis toujours resté en mouvement, à la recherche d’autres projets. Pas besoin de regarder en arrière ! Ni d’avoir de regrets : j’ai fait ce que j’avais à faire, c’est tout. » D’après lui, une bonne partie de sa carrière s’est basée sur des opportunités imprévisibles, pour ne pas parler de hasard. L’informaticien n’a jamais conçu de plan de carrière : « C’est une perte de temps, mieux vaut profiter des opportunités quand elles se présentent. » Le reste repose sur « des initiatives : si j’avais décidé de rester aux USA, chez Bull, ou chez les Télécoms, j’aurais sûrement eu un poste important. Mais je n’aurais pas été heureux. » L’inventeur du datagramme est tenace : « Il faut toujours croire en ce qu’on fait, écouter son instinct. Au début, peu de gens croyaient au datagramme, mais je m’y suis accroché et finalement, plus personne ne remet son utilisation en cause. » À l’époque de Cyclades, « certains me prenaient pour un fou, et j’ai eu beaucoup d’ennemis. Mais comme je dis souvent, si on n’a pas d’ennemis, c’est qu’on ne fait rien d’intéressant », lance-t-il en riant. Aujourd’hui, Louis Pouzin commence enfin à être reconnu pour son travail à l’origine d’Internet.

En 2001, il s’est vu décerner un prix de l’IEEE (Institute of Electrical and Electronics Engineers) pour « sa contribution aux protocoles qui ont permis le développement de réseaux tel qu’Internet ». En 2003, il a été fait Chevalier de la Légion d’honneur. Puis en 2012, à Genève, il s’est vu remettre par l’ISOC (Internet Society), un prix : le Temple de la renommée d’Internet, qui récompense l’ensemble de la carrière d’une personne, en reconnaissance de ses contributions significatives au développement et à l’avancement d’Internet. https://www.youtube.com/watch?v=UmbCcUe6dZk Mais pour Louis Pouzin, qui avoue « préférer la tranquillité de l’anonymat », la plus belle reconnaissance pour son travail sera venue de Grande-Bretagne, avec le Queen Elizabeth for Engineering. « Je suis assez imperméable aux récompenses, mais ça sert d’en avoir ! » s’amuse Louis Pouzin. « Je ne cherche pas à être reconnu dans la rue : ça m’emmerderait d’être une célébrité. Je me satisfait très bien d’un certain niveau d’anonymat. Je suis beaucoup plus tranquille comme ça », ajoute le pionnier d’Internet. Louis Pouzin n’est pas encore une star, mais désormais, difficile de faire semblant de ne pas savoir que sans lui, il n’y aurait pas d’Internet – en tout cas, en Angleterre. En novembre 2015, il a décroché un « Lovie Award », catégorie Special Achievement. Lors de la cérémonie des Lovies, qui récompensent chaque année le meilleur de l’Internet européen, voici ce que disait son interlocuteur british en lui remettant son prix : « Par la sobriété de cette invention et la simplicité de sa résolution du transfert des paquets de données, Louis Pouzin a posé la pierre de base la plus importante dans la création d’Internet. »


Couverture : Louis Pouzin par Fabien Soyez (Création graphique par Ulyces).