Samsara

Par un mois de décembre, j’ai reçu un email de mon rédacteur en chef. On racontait qu’un jeune garçon népalais était plongé en état de méditation depuis les sept derniers mois, sans boire ni manger. Il me demandait si je voulais m’y rendre pour jeter un œil à la situation. J’ai effectué quelques recherches sur Internet. Le garçon s’appelait Ram Bahadur Bomjon. Il était assis entre les racines d’un figuier massif, près de la frontière indienne. Le site était envahi de pèlerins, des milliers par semaine, qui surnommaient ce garçon « le nouveau Bouddha ». Par deux fois, il avait été piqué par des serpents venimeux ; par deux fois, il avait refusé d’être soigné et s’était guéri par la méditation. Les sceptiques disaient qu’on le nourrissait en cachette en profitant du couvert de la nuit, que son gourou se construisait un temple, que ses parents se construisaient un manoir, et que les rebelles maoïstes, grâce à ce canular, récoltaient des dizaines de milliers de dollars en dons.

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Ram Bahadur Bomjon

J’ai répondu à mon rédacteur en chef : j’étais très occupé, entre mes cours et le reste, sans compter que les fêtes de Noël arrivaient à grands pas et que je n’avais fait du sport qu’une seule fois au cours des six derniers mois. Oh, et il était plus qu’urgent que je règle mes factures en retard. J’ai ensuite été embarqué dans la frénésie de Noël habituelle, sans pouvoir ôter ce garçon de mon esprit. Dans les dîners, j’ai observé deux types de réactions à la phrase : « J’ai entendu dire qu’un gamin au Népal médite sans interruption dans la jungle depuis les sept derniers mois, sans nourriture ni eau. » Le premier type de gens – appelons-les les Réalistes – réagira en faisant une plaisanterie (« Et là, il se lève et il s’avère qu’il était assis sur une montagne de Snickers »), avant d’expliquer qu’il est physiquement impossible de survivre ne serait-ce qu’une semaine sans nourriture ni eau, a fortiori pendant sept mois. Le second type de gens – appelons-les les Croyants – s’exclamera : « Waouh, c’est incroyable ! » Ceux-là diront vouloir se rendre au Népal dès le lendemain, avant d’enchaîner sur l’histoire d’un fantôme apparu un jour sur le rebord de la piscine d’une amie. Essayez vous-même : dites à la première personne venue que vous avez entendu dire qu’un gamin au Népal médite sans interruption dans la jungle depuis les sept derniers mois sans nourriture ni eau. Voyez ce qu’elle vous répond. Ou dites-le à vous-même, et voyez ce que vous répondez. Moi, au final, j’ai répondu qu’il fallait que j’aille voir ça de mes propres yeux.

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Austrian Airlines est généreuse avec ses Buchteln. Les habitués de la compagnie vantent constamment les mérites de leurs petits pains chauds, dans différents accents selon leur origine. La vidéo de sécurité dans l’avion est troublante : elle est animée et présentée par un type qui ressemble à un personnage de jeu vidéo, arborant ce qui ressemble à une tête de mort squelettique et sans peau, qui se tourne sans cesse pour regarder une dame élancée. Celle-ci regarde ailleurs, inquiète, tout en essayant de cacher ses longues jambes à la vue du squelette. Plus tard, elle glisse sur le toboggan d’urgence, tenant un bébé contre elle, toujours poursuivie par la Mort. Mon voisin de siège, un Kosovar, me parle d’une société secrète serbe appelée la Main noire, qui a laissé son ami d’enfance sur une colline, « coupé en petits morceaux ».

Durant l’occupation, dit-il, les Serbes tuaient des bébés sous les yeux de leurs parents. Il est gentil, poli, marqué par les terribles événements dont il a été témoin, et reconnaît n’avoir plus, en tant que citoyen américain, à s’inquiéter de bébés assassinés ou d’amis abandonnés en pièces détachés. Sauf, semble-t-il, dans sa mémoire, pour toujours. Son récit terminé, il s’endort. myAustrian_A321Personnellement, je n’y arrive pas. Je suis trop mal à l’aise. Je suis en colère contre moi-même car j’ai mangé deux brioches lors de la dernière tournée et elles semblent avoir instantanément rendu mon pantalon plus serré. J’ai déjà lu tous les livres et magazines que j’avais emportés ; je me suis déjà approché pour regarder par la petite fenêtre dans la zone des hôtesses de l’air ; et j’ai déjà complimenté une hôtesse blonde à l’air sévère pour l’excellence du service d’Austrian Airlines – ce qui a suscité une étrange réaction autrichienne : elle a paru aussitôt me condamner pour cette faiblesse. Pour voir le bon côté des choses, il ne me reste que six heures à passer dans cet avion, puis deux heures à l’aéroport de Vienne et huit heures de vol pour Katmandou. Je décide de fermer les yeux et de rester assis sans bouger pour faire passer le temps. Quelqu’un lève le volet de son hublot et, sentant la lumière se déverser sur mes paupières, je deviens soudain curieux : le volet a-t-il vraiment été relevé ? Par quelqu’un ? Bon sang, mais par qui ? À quoi ressemble-t-il ? Qu’essayait-il de faire en levant ce volet ? Je meurs d’envie d’ouvrir les yeux pour confirmer qu’un volet a bien été soulevé, par quelqu’un, dans un but quelconque. Je prends ensuite conscience de la présence d’une une plaie douloureuse sur la pointe de ma langue et je ressens un brûlant désir d’interrompre mon expérience pour prendre note dans mon carnet de cette fascinante observation de la douleur. Puis je commence à ressentir des impatiences dans les jambes, dans les bras, et même dans le cou. Mon Dieu, comme j’ai soif. J’imagine alors une cascade d’eau à la menthe s’écoulant dans ma bouche. L’esprit est une machine à se demander : « Qu’est-ce que je préfère ? » Fermez les yeux, ne bougez plus et observez ce que fait votre esprit. Ce qu’il fait, c’est de ne pas se contenter de ce qui est. Un désir surgit, vous l’assouvissez, et un autre prend sa place aussi vite. Ces désirs font partie d’un cycle sans fin pour lequel il s’avère qu’il existe déjà un nom : samsara. Le Samsara est au cœur de la comédie humaine. Avidité, névrose, ambition folle, adultère, crimes passionnels, le meurtre d’un homme qu’on découpe en morceaux pour servir un idéal abscons : tout cela se produit parce que nous croyons que nous serons heureux une fois que nos désirs seront satisfaits.

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Un paysage népalais

Je sais tout ça. Mais j’en suis pas moins rempli de désirs. Je veux que mes jambes cessent de me démanger. Je veux quelque chose à boire. J’ai même envie d’un autre petit pain chaud. Sept mois, c’est bien ça ? L’enfant est resté assis sept mois ?

Bouddha

Nous arrivons à Katmandou peu avant minuit. C’est la ville la plus sombre que j’aie jamais vu : pas un lampadaire, pas un néon, et chaque bâtiment est éclairé par une ou deux petites ampoules, voire une seule lanterne suspendue. On se croirait dans une cité médiévale. Les ruelles étroites sentent la fumée, tous leurs bâtiments sont tordus. C’est comme si le taxi avait voyagé dans le temps pour retourner à l’ère des rois et de la misère noire, et que nous faisions route à travers la saleté jusqu’au palais – ici, le Hyatt. Une vache en train de manger des détritus apparaît dans nos phares. Nous passons devant un distributeur automatique de billets auréolé de lumière verte, qui semble ici complètement futuriste. Le hall du Hyatt est vide, à l’exception de rangées de statues de Bouddha – un labyrinthe sans visiteurs. La directrice du centre d’affaires a non seulement entendu parler du garçon, mais elle est également d’avis qu’il se nourrit de serpents. Leur venin, dit-elle, est comme du lait pour lui. Je me mets au lit, prêt à dormir de ce sommeil étrange qui succède au voyage, dont vous vous réveillez sans bien savoir où vous êtes, ni qui vous êtes. J’ouvre les rideaux et voici Katmandou : une ville tentaculaire où des drapeaux de prières sont suspendus partout, sur les tours baroques, les vérandas étranges et les clochers inclinées – pour une raison que j’ignore. Au-delà de la ville : l’Himalaya, pur, d’un blanc immaculé, le blanc d’avant l’invention des autres couleurs. Au premier plan se trouve l’imposante piscine vide et mal entretenue de l’Hyatt, au milieu d’un champ d’herbe sèche et morte. Une femme commence l’entretien du premier arbuste d’une rangée sans fin. On pourrait intituler ce tableau « Patience et longueur de temps ». Je pars me promener.

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Panorama de Katmandou

Le niveau de bruit, d’agitation et de dénuement de Katmandou rend presque la partie la plus pauvre de la ville européenne la plus reculée, tranquille et urbanisée. Des hommes sont accroupis dans un champ rempli d’ordures, donnant des coups à ce qui ressemble à de la barbe à papa – une image que je ne peux m’expliquer. Une femme dont le visage a été brûlé (ou arraché) passe devant moi tandis qu’elle fait ses courses. Son attitude me bouleverse, on dirait qu’elle dit : encore une bonne journée ! Surgit devant mes yeux un ancien kiosque Pepsi, maintenant barbelé et gardé par des soldats népalais armés contre les maoïstes ; ici une table de ping-pong en ardoise, avec des pieds en brique. Je traverse un terrain sombre et vide, que j’ai vu dans mes rêves, entouré de grands immeubles en briques népalaises comme un lac entouré de falaises – si le lac était asséché et qu’une dame était agenouillée en son centre en train de faire pipi. En détournant les yeux, je vois une autre femme, portant un bébé. Ses dents sortent de sa bouche de façon terrifiante, horizontalement, comme si ses gencives s’étaient affaissées et qu’elle avait incliné ses dents à 90°. Elle tend une main, secouant légèrement l’enfant avec l’autre, comme pour dire : le bébé, les dents, comment sommes-nous censés vivre ainsi ? Sur un côté de la route se trouve une étrange cuvette creusée, comme une excavation de sous-sol peu profonde. Elle est remplie de rangées de bancs en bois sur lesquels attendent des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants couverts de poussière, qui attendent quelque chose avec un air accablé. On dirait une gare routière, sauf qu’il n’y a pas de route en vue. Des touristes sont rassemblés près d’une barrière, la mine agacée. Un mendiant aveugle est éjecté du groupe et s’attarde près la porte, décontracté, comme s’il ne venait pas de se faire expulser. Que se passe-t-il ici ? 300 personnes se trouvent dans cette sorte de prison en plein air, où les aveugles ne sont pas autorisés.

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L’effervescence des rues de la ville

J’entre et traverse la foule. Je croise le chemin d’une femme blanche hébétée, la bouche couverte de plaies. « Qu’est-ce que tout cela ? » lui dis-je. « C’est une soupe populaire pour les nécessiteux », répond-elle. Ils sont nombreux : 200 ou 300 personnes sont assises, me dit-elle, deux fois jour. Il n’y a jamais un seul siège vide. Ceci explique, j’imagine, l’expulsion de l’aveugle : il est arrivé trop tard. La vie est faite de souffrances, a dit Bouddha. Il ne voulait cependant sans doute pas dire que chaque instant de la vie devait être insupportable, mais plutôt que le bonheur et la paix sont transitoires. Toute apparence de permanence est illusoire. La femme sans visage, la femme aux dents étranges, les personnes âgées poussiéreuses portant des bébés sur les genoux attendant leur pitance, l’aveugle près de la barrière, feignant l’indifférence : au Népal, il me semble que la vie est une souffrance, et il n’y a rien ésotérique là-dedans. Puis, au bout d’un chemin trop étroit pour une voiture, le fameux stupa de Bouddha apparaît : immense, pâle, glaciaire, s’extrayant hors de la misère poussiéreuse environnante et s’élevant vers les cieux comme l’espoir incarné.

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Un stupa est une énorme structure de prière bouddhiste tridimensionnelle, qui prend habituellement la forme d’un dôme, contenant souvent une relique sainte, un os ou une mèche de cheveux du Bouddha historique. Ce stupa en particulier a grandi en taille au cours des siècles ; Certains récits remontent à 500 ans après J.-C. Autour, un chemin circulaire est rempli de centaines de pèlerins bouddhistes venus du Népal, du Tibet, du Bhoutan, de l’Inde : une valse de costumes mariant chaque tonalité de violet, de rouge et d’orange. Piercings et coiffures étranges. Une boutique fait retentir une version du padme om mani hung en boucle, toute la journée. Une femme avec un goitre de la taille d’une boule de bowling bavarde avec des amis. Le stupa s’élève sur plusieurs niveaux terrassés ; les gens effectuent leur marche en rond de niveau en niveau. Les ombres des pigeons se mêlent à celles de milliers de drapeaux de prière. Des garçons aux pieds nus attachent des seaux de chaux au niveau supérieur et les renversent sur la surface du dôme, y laissant des éclairs jaunâtres. Les seuls sons qu’on perçoit sont le chant des oiseaux, le tintement occasionnel d’une cloche et, au loin, une scie électrique. Je fais tous les tours, je prie pour tout le monde. Pour moi, cette année a été difficile : un oncle que j’aimais beaucoup est mort, la maison de mes parents a été détruite par Katrina, un cousin bienveillant envoyé en Irak, un accident de voiture a laissé ma fille adolescente en pleurs sur le bord de la route par une nuit glaciale. Je me suis enfin surpris à aimer celle qui partage mes jours depuis 18 ans plus que je n’aurais jamais imaginé aimer quelqu’un – ce qui est une bonne chose, sauf qu’elle s’accompagne d’une pensée terrifiante : la conscience qu’on devra un jour être séparés.

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Le majestueux stupa de Katmandou

Ce jour-là, au stupa, la peur ambiante m’inspire une définition de l’être humain : c’est quelqu’un qui, après avoir vécu un certain temps, commence à avoir peur et, par tous les moyens, cherche à mettre un terme à cette peur. Tout cela – le stupa, les millions de personnes qui venues effectuer des marches depuis les siècles qui ont suivi sa construction (à l’époque de Shakespeare, pendant que George Washington était vivant, alors que la Première Guerre mondiale faisait rage, lorsque Glenn Miller jouait encore), les magasins, l’iconographie, les statues, les peintures Tangka, le chant, les centaines de milliers de vies humaines consacrées à la méditation… tout cela a commencé quand un homme est entré dans les bois, s’est assis et a tenté de mettre fin à sa peur en faisant quelque chose de purement intérieur : il a fait un travail sur son esprit. Au moment où je quitte le stupa, un gamin m’entraîne dans une petite pièce à côté du portail principal. À l’intérieur se trouvent deux gigantesques roues de prières. Il me montre comment les faire tourner. Trois tours sont recommandés pour une bénédiction maximale. Dans un coin se trouve un nain en robe de moine, en train de prier. « Lama », dit mon guide au moment où nous passons à côté de lui.

Plus de 10 000 Népalais sont morts entre 1996 et 2006 dans la guerre civile.

Au deuxième tour, il me montre une collection d’images de grands saints bouddhistes, accrochés au-dessus d’une petite fenêtre. Voici le Dalaï Lama. Voici Guru Rinpoché, qui a le premier introduit le bouddhisme au Tibet. Voici Bomjon, le garçon méditant. La photo montre un garçon d’une douzaine d’années : un petit garçon joufflu, les cheveux en brosse, timide mais fier vêtu d’une robe de moine. « Bomjon », dis-je. « Vous êtes doué ! » s’exclame mon guide.

Sur le sentier

De retour au Hyatt, je fais la connaissance de Subel, mon interprète. C’est un jeune homme de 23 ans, gentil, habitué des médias, qui ressemble à un Robert Downey Jr népalais. Nous faisons un tour effrayant dans Katmandou sur sa moto, jusqu’à une agence de voyage plongée dans l’ombre où nous achetons des billets d’avion à la lueur d’une chandelle. Dans le cadre d’un programme visant à préserver l’énergie, Katmandou subit des coupures de courant chaque nuit dans une partie différente de la ville. L’agent s’occupe de nos billets à la lumière de trois bougies rouges, inclinées sur des feuilles de journal. Compte tenu de la situation politique du Népal, il y avait quelque chose de sinistre dans cette agence de voyage sombre, comme un présage de conditions plus sombres encore. Plus de 10 000 Népalais sont morts entre 1996 et 2006, dans la guerre qui opposait la monarchie aux Maoïstes. Entre 2003 et 2006, le nouveau roi s’est débarrassé de la démocratie naissante et repris l’ensemble des pouvoirs. Une semaine après mon départ, il a arrêté les leaders de l’opposition et les attentats les plus graves de Katmandou ont eu lieu. Depuis la fin 2007, un nouveau gouvernement de transition a fait du Népal « un État fédéral, démocratique et républicain ». Au cours du dîner, Subel, la larme à l’œil, me raconte qu’une femme népalaise de 20 ans est décédée dans un aéroport éloigné, dans l’impossibilité de se rendre à l’hôpital de Katmandou parce que la compagnie aérienne avait annulé tous ses vols pendant trois jours consécutifs. Il me raconte que d’arrogants soldats népalais ont arrêté deux de ses amis chanteurs et les ont fait chanter dans la rue, pendant qu’ils se moquaient d’eux. Il ne veut absolument pas quitter le Népal, dit-il, à moins qu’en le quittant, il puisse acquérir une compétence utile pour revenir et « faire la différence », « servir à quelque chose ».

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Le regard du Bouddha est intimidant

À Katmandou, il semble que tout le monde connaît le garçon méditant. Tout le monde suit son actualité avec avidité, croit qu’il fait ce qu’il dit qu’il fait, et lui souhaite bonne chance. On dirait qu’ils le prennent pour une sorte de sauveur, une nouvelle solution radicale aux plaies anciennes qui se ravivent. Le pragmatisme politique est épuisé, ils cherchent quelque chose, n’importe quoi, pour les sauver. Un ami de Subel de me dit qu’il espère que le garçon méditant fera « quelque chose de bon pour ce pays », ce qui résonne à mes oreilles comme : « quelque chose de bon pour ce pays brisé que j’aime tant ».

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Le lendemain matin, nous nous rendons au sud du village de Simra, dans un avion en forme de sous-marin avec un journal attaché au pare-brise en guise de pare-soleil. Les sièges ressemblent à des chaises de jardin et le plancher est fait de métal cabossé, sans tapis. Nous survolons des fermes d’une seule pièce, perchées au sommet de montagnes escarpées qu’on dirait sorties de bandes dessinées, et des étendues entières constituées d’une simple terrasse verte de la taille d’un timbre creusée sur une montagne grise. De Simra, nous prenons une jeep à Birgunj et passons une nuit agitée dans un hôtel de Gogolian où les lumières de la salle de bain bourdonnent même éteintes. Je me trouve perplexe devant un mystérieux panneau comportant sept commutateurs qui semblent ne jamais contrôler la même lumière deux fois.

Le lendemain matin, enfin, nous allons voir le garçon. Nous redescendons par Simra en minibus et ensuite au-delà, dans un tourbillon d’effroyable pauvreté : des filles émergent de forêts profondes portant des piles de feuilles gigantesques sur leur dos pour nourrir un animal ; une femme s’accroupit pour uriner, à quelques mètres d’un étang boueux où une autre femme tire de l’eau ; des hommes frappent des objets en métal avec d’autres objets en métal ; des enfants sales sont reniflés par des chiens sales, au milieu des ordures. sita_air_nepal_1Après plusieurs heures, nous nous arrêtons devant une zone de gravier que surplombent des bannières rouges qui nous souhaitent la bienvenue. Sur un grand panneau d’affichage – le premier de toute la matinée –, un préservatif personnifié donne à un jeune couple passionné quelques conseils, par la bouche de son réservoir pointu : « S’il vous plaît, protégez-vous ! » « C’est ici ? » demandé-je. « C’est ici », répond Subel. Au-delà de la zone de rassemblement, la route, pleine d’ornières, n’est plus praticable que par un seul véhicule. J’essaie de prendre des notes, mais la route est trop cahotante. La jungle devient plus dense ; un lit de rivière asséché disparaît dans les arbres.

Enfin, nous arrivons à un minuscule village fait d’étals en bois brut. Des cartes postales à l’effigie du garçon, des photos encadrées et des brochures sont en vente, ainsi que des fleurs et des écharpes à offrir en cadeau. Nous garons la camionnette et continuons à pied sur un sentier de terre. Les déchets laissés par les pèlerins tapissent les fossés qui bordent le chemin. Une télévision posée sur une table brinquebalante installée sur le bas-côté diffuse en beuglant un film Bollywood. 500 mètres plus loin, nous abandonnons nos godillots dans une sorte de garage à chaussures, pour emprunter un sentier étroit usé par des dizaines de milliers de pieds de pèlerin. Le chemin passe à travers les racines d’un grand figuier où sont accrochées de nombreuses photos du garçon. Cent mètres plus loin, nous atteignons un panneau d’affichage en népalais, demandant le silence et interdisant les photographies au flash, tout particulièrement celles du garçon plongé dans sa méditation. Au-delà du panneau, sept ou huit pèlerins arrivés récemment se tiennent à une porte devant une clôture en fils de fer barbelés, se baissant pour voir le garçon en fourrant de petits billets dans une boîte en bois, réservée aux dons, montée sur la clôture. Bien que je ne puisse pas le voir d’ici, il est là, juste là, quelque part, à environ 150 mètres de distance, dans cet entrelacs d’arbres. J’avance parmi les pèlerins, jusqu’à la clôture, et regarde à l’intérieur. ulyces-buddhaboy-05

Il est là

Sur Internet, on dit que la nuit, un rideau est tiré autour du garçon. C’est sans doute de cette façon-là qu’il est nourri : la nuit, derrière le rideau. Aussi, je m’attends à voir le rideau suspendu à… à quoi ? L’arbre lui-même ? Ou peut-être ont-ils construit une structure à l’intérieur de l’arbre – une salle adjacente, une sorte de loge ? Un endroit où ses disciples traînent et conservent la nourriture qu’ils lui donnent furtivement la nuit. J’avance parmi les pèlerins, jusqu’à la clôture, et regarde à l’intérieur. La première impression que j’ai est de me trouver dans un zoo. C’est comme de regarder dans un enclos. À l’intérieur de cet enclos se trouvent des dizaines de petits pipals, ornés d’une impressionnante quantité de drapeaux de prières (rouges, verts, jaunes – dont beaucoup ont pâli, décolorés par le soleil et la pluie). Cet enclos revêt aussi un aspect vaguement militaire : il semble récent et construit à la hâte, dans le but de sécuriser. Je scrute l’enclos à la recherche de la personne qu’il renferme. Rien. Je regarde de plus près, en me concentrant sur trois ou quatre arbres plus grands qui, contrairement aux plus petits, ont les racines évasées caractéristiques des figuiers anciens. Ce sentiment d’être au zoo m’envahit encore tandis que je balaie la zone du regard, avant de m’écrier intérieurement : « Ah, il est là ! » Le voilà. À cette distance (environ 60 mètres), il est difficile de distinguer où le corps du garçon se termine et où les racines des arbres commencent. Je reconnais ses cheveux noirs, un bras, une épaule.

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Crédits : Jeff Riedel

J’ai soudain la bizarre impression d’être devant une crèche. Vision d’un portrait antique qui deviendra un jour mythique, mais qui se produit pour l’instant en temps réel, à l’échelle humaine, avec tous ses petits défauts : de petits blocs de béton faits à la va-vite à la base des poteaux de la clôture ; une plate-forme abandonnée, semblable à celle d’un arbre, près de l’arbre du garçon ; une chaise en plastique rouge à mi-chemin entre les deux clôtures. Pas de chambre secrète en vue. Pas de rideau et nulle part où le pendre, bien qu’il y ait une sorte de hampe de drapeau de prière à environ dix pieds au-dessus de la tête du garçon qu’on pourrait imaginer être baissé la nuit. Il n’y a personne dans l’enclos, à l’exception du garçon. Un jeune moine se tient debout près de la porte. Il a une coupe au bol et porte une robe évoquant l’Ordre des frères mineurs de saint François d’Assise. Il y a quelque chose de frappant à son sujet, une étrange intensité spirituelle, un charisme. Il semble très jeune et très vieux en même temps. Il y a quelque chose d’extraterrestre dans son rapport tête-corps, sa posture, sa capacité de concentration pareille à celle d’un rapace. Entre la porte et la clôture intérieure se trouve un large chemin de terre qui mène à l’endroit où le garçon est assis. Seuls les dignitaires et les journalistes sont autorisés à entrer dans l’enceinte. Subel m’a assuré que nous serions en mesure d’entrer.

J’ai la bouche sèche, et un soudain sentiment de gratitude mêlée d’effroi m’envahit.

Je suis assis sur une bûche. Ce que je vais faire, c’est rester ici environ une heure ou deux, prendre mes marques, quelques notes sur la disposition générale du site, et… « Allez, mec », me dit Subel laconiquement. « On y va maintenant. » « Maintenant ? » réponds-je, interloqué. « Si tu veux entrer », poursuit Subel, « c’est maintenant. » En d’autres termes, c’est maintenant ou jamais : il vient de négocier mon entrée. La foule se disperse. Un homme du village, à la tête d’un comité créé pour assurer la sécurité du site et du garçon, déverrouille la porte. Le jeune moine me regarde. Il n’est pas exactement suspicieux ; protecteur, peut-être. Il me fait comprendre (c’est du moins ce que je ressens) que je dérange le garçon pour des raisons futiles. Nous entrons, suivis par un Lama aux cheveux gris en robe violette. Le Lama et le jeune moine empruntent le large sentier qui mène à la clôture intérieure, s’achevant directement devant le garçon, à une quinzaine de mètres de lui. Subel et moi les suivons. J’ai la bouche sèche, et un soudain sentiment de gratitude mêlée d’effroi m’envahit. Quel honneur. Mon Dieu, j’ai quelque peu sous-estimé la gravité de ce lieu et de ce moment. Je me trouve potentiellement sur un grand site religieux, comme à l’époque mythique originelle : à la crèche du Christ, disons, avec Shakyamuni à Bodh Gaya, observant Moïse descendre du Mont Sinaï. Je ne veux pas aller plus loin. Nous sommes dans la ligne de mire du garçon maintenant, bien qu’il ait les yeux fermés. L’atmosphère est plus calme et plus tendue que j’aurais pu l’imaginer. Nous marchons dans l’allée d’une église silencieuse vers ce prêtre sévère par son immobilité. Nous atteignons la clôture intérieure : aussi loin qu’on est autorisé à aller.

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Ram Bahadur Bomjon, plusieurs années après

À cette distance, je peux vraiment le voir. Sa capacité à ne pas bouger est fascinante. Sa tête ne bouge pas. Ses bras, ses mains ne bougent pas. Rien ne bouge. Sa poitrine ne se contracte ni se se dilate lorsqu’il respire. Il pourrait être mort. Il pourrait être sculpté dans le même bois que l’arbre. Il est plus mince que sur les photos. Plus mince mais pas émacié. Il a encore un bon tonus musculaire. Le jeune homme est couvert de poussière. Ses cheveux ressemblent à un casque. Il porte un vêtement brun sans manches. Ses mains sont plongées dans un des mudras dans lesquels les mains de Bouddha sont traditionnellement représentées. Il est absolument beau : beau en tant qu’élément central de cette simili-crèche, beau comme icône intemporelle, beau dans sa dévotion. Je sens quelque chose de poignant. Allégeance ? Pitié ? Besoin de protection ? Mon cœur bat la chamade. Le lama aux cheveux gris, à ma droite, se penche, se prosterne par trois fois rapidement : un signe bouddhique de respect, une façon de se rappeler la nature illuminée de tous les êtres, accomplie en présence d’êtres spirituellement avancés chez qui l’illumination est particulièrement apparente. Le lama commence sa deuxième prostration. À mon tour, je marmonne et j’y vais. En me baissant, j’ai l’impression d’apercevoir la main du garçon bouger. Me désigne-t-il ? M’attendait-il ? Au milieu de ma dernière prostration, je prends conscience que sa main n’a pas fait le moindre geste. C’était un vœu pieux. Un cri de mon ego. Mon visage est rougi par l’effort des prosternations et de cet accès d’auto-flagellation névrotique. Le lama aux cheveux gris décolle d’un pas rapide, marchant autour du garçon dans le sens des aiguilles d’une montre, sur un chemin qui se trouve le long de la clôture. Le jeune moine dit quelque chose à Subel, qui me dit que c’est le moment de prendre ma photo. Ma photo ? J’ai un appareil photo, mais je ne veux pas prendre le risque de déranger le garçon avec le son de l’obturateur numérique. De plus, je ne sais pas comment désactiver le flash. Je risquerais donc de faire la seule chose interdite explicitement par le panneau affiché là-bas.

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Bomjon a focalisé l’attention du monde entier

« Il le faut », me dit Subel. « C’est comme ça qu’ils savent que tu es un vrai journaliste. » Je montre mon carnet. Peut-être pourrais-je simplement prendre des notes ? « Ce sont des gens simples, mec », répond-il. « Prends une photo. » Je passe l’appareil photo en mode vidéo (de flash ne se déclenchera donc pas), puis effectue un panoramique aller-retour pour filmer l’enceinte incroyablement belle, avant de zoomer sur le garçon. C’est une chose d’imaginer sept mois de non-mouvement, mais de voir, en personne, même dix minutes d’immobilité totale est étonnant. Est-il vraiment assis comme ça depuis le moi de mai ? Soudain, la question de son absence d’alimentation semble presque hors de propos. Le jeune moine indique que si l’on veut, on peut maintenant effectuer une marche autour de l’arbre. Cela signifie que le temps est écoulé. Son nom, dit-il, est Prem.

Le cousin

Prem a grandi avec le garçon. Ce sont des cousins éloignés, mais il se voit plutôt comme un « ami que comme parent ». Ils sont devenus moines en même temps, à l’âge de dix ans. Il y a quelques années, ils se sont rendu ensemble à Lumbini, lieu de naissance de Bouddha, pour une cérémonie bouddhiste de dix jours dirigée par un professeur renommé de Dehra Dun, en Inde. Là, le garçon a été invité à entreprendre une retraite de trois ans au monastère de ce lama. Mais après un an, le garçon a quitté le monastère – « fui » est le terme que Prem emploie – avec ses seuls vêtements sur le dos. Prem ne sait pas pourquoi. Personne ne le sait. Le garçon est revenu chez lui brièvement, a disparu de nouveau, après un rêve dans lequel un dieu lui serait apparu et lui airait dit qu’il mourrait s’il ne quittait pas sa maison. Sa famille désemparée l’a trouvée sous cet arbre, parlant à peine, refusant de se nourrir. La famille et les villageois, blessés, honteux, l’ont imploré d’arrêter. On le taquinait, on le piquait avec des bâtons, on le tentait avec de la nourriture, mais il refusait toujours de manger. Trois mois après le début de sa méditation, il a appelé Prem, lui a demandé de gérer le site, de minimiser le bruit. Prem, désormais son principal assistant, est présent sur le site tous les jours, du matin au crépuscule. « Qui est à l’intérieur de l’enceinte avec lui la nuit ? » « Personne », répond-il à ma question.

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Prem
Crédits : Jeff Riedel

Prem nous montre une zone située juste à l’intérieur de la clôture où, selon la demande du garçon, Prem effectue des rituels bouddhistes – une table puja, des pots d’encens, des textes. Il était juste là, dit-il, quand le premier serpent s’est coincé sous la barrière. Les moines des environs ne pouvaient pas le tuer, pour des raisons religieuses, et ils essayaient vainement de le libérer. Finalement, le garçon est sorti de sa méditation, a marché en direction du serpent et l’a libéré. Après quoi le serpent a bondi et l’a mordu. « Quel genre de serpent était-ce ? » « C’était… un grand serpent de jungle », traduit Subel. Les serpents, dit Prem, étaient des « flèches » envoyées par des lamas plus anciens, jaloux parce qu’ils avaient pratiqué la médiation toute leur vie sans atteindre ce niveau de réalisation. Je l’interroge sur la pratique de la méditation du garçon. Que fait-il exactement ? Prem le sait-il ? Il hésite et dit quelque chose à Subel d’une voix plus douce. « Il pense que ce garçon est Dieu », dit-il. « Que Dieu est venu sur Terre sous la forme de ce garçon. » Je regarde Prem. Il me rend mon regard. Je vois dans ses yeux qu’il sait que cette déclaration semble farfelue. J’essaie, avec mes yeux, de lui dire que j’accepte sa possibilité. Nous avons un moment de communion. Le garçon bouge-t-il ou ajuste-t-il sa posture ? Prem sourit pour la première fois, il rit même. « Très drôle. Croyez-moi, il ne se déplace jamais. » Les gens nous accusent tout le temps, dit-il. Ils disent que ce n’est pas un garçon mais une statue, un mannequin sculpté dans de l’argile. Comment était le garçon en tant que cousin et ami ? C’était un bon garçon. Très doux. Il ne jurait jamais. Ne buvait jamais d’alcool, ne mangeait jamais de viande. Il souriait toujours avant de parler.

La mère

De retour près du garage à chaussures, nous parlons avec l’homme du village. Il semble fatigué, surchargé de travail, conscient du fait que quiconque avec un minimum de bon sens les soupçonnerait, lui et le Comité, d’être derrière ce canular. Il se montre soucieux de répondre à ces préoccupations d’une manière simple. Son attitude semble dire : Pourquoi mentirais-je ? Vous imaginez que j’aime ça ? Vous voulez prendre le relais ? Jusqu’à présent, le Comité a recueilli environ 445 000 roupies (environ 6 500 dollars). Une partie de cette somme est utilisée pour l’entretien du site et les petits salaires de 18 volontaires ; le reste est détenu dans une banque pour le garçon. Une idée me vient à l’esprit : c’est une chose d’imaginer, de loin, un groupe de villageois avares dans une terre lointaine. Mais lorsque vous arrivez sur cette terre, vous voyez bien qu’avant de lancer une intrigue, ils vivaient une existence sans histoire. Ils étaient pères, maris, grands-pères, gardiens d’arrière-cour ou marchands locaux. Ils avaient une réputation. Risquer ces vies d’avant demande un niveau de gestion des risques et d’organisation diaboliques. Imaginez un peu cette première réunion… Bon, alors, voilà ce qu’on va faire : on va dégoter un enfant qui va faire semblant de méditer et de ne pas se nourrir. Nous, on lui glissera de la nourriture et de l’eau en lousdé, puis nous ferons passer le mot à l’échelle internationale. Et là, bingo ! à nous les 6 000 dollars en banque ! Tout le monde est d’accord ? Prêts ? C’est parti !

~

Après le déjeuner, en route pour le village des garçons, nous traversons un lit de sable sec et gris, comme des cendres incinérées, où des hommes creusent un puits d’eau.

Le village est constitué de huttes le long d’un chemin de terre. La moutarde et le maïs poussent sur des pentes arrondies, plus haut qu’une tête. Les enfants qui courent dans les nuages de poussière derrière la fourgonnette, des poussins se faufilant dans les mauvaises herbes hautes, comme sortis de vêtements d’enfants. La mère du garçon est chez elle, mais elle n’est pas très heureuse de me voir. Je voudrais décrire sa réaction comme une grimace, si une grimace pouvait être accomplie sans changer d’expression du visage : alors que Subel me présente, elle subit une sorte de raideur du corps entier, puis arrache trois verres d’un plateau avec les doigts d’une main et disparaît brusquement à l’intérieur de la maison. Tant pis, me dis-je. Mais alors une petite fille ressort avec les trois verres, maintenant remplis de thé. La mère s’assied après cette torture endurée au nom de la politesse.

C’est une femme plus âgée, jolie, avec un anneau dans le nez, qui répond à mes questions sans jamais me regarder. Quand l’enfant est né, il n’a pas pleuré comme les autres bébés. Au lieu de cela, il a émis un son différent, un son qu’elle décrit comme un cri aigu. « Il a crié », dit-elle enfin. Petit, il était tout à fait différent de ses autres enfants. Il était solitaire, il errait toujours seul. Quand les gens le grondaient ou l’intimidaient, il se contentait de sourire. Quand il est revenu du monastère en Inde, sa façon de parler avait changé : s’il faisait de petites phrases, tout allait bien, mais quand il essayait de parler plus longuement, il se fâchait et s’agitait. Ses propos devenaient alors incohérents ; personne n’arrivait à le comprendre. Elle a pensé que peut-être une malédiction lui avait été infligée par le lama qu’il avait fui. Mais à présent, elle comprend : Il a traversé un profond changement. Actuellement, dit-elle, le principal problème c’est le bruit. Il ne peut pas se concentrer sur sa méditation. Ils sont allés jusqu’à interdire à un groupe de venir sur le site – une secte d’une région particulière du Tarai, connue pour être bruyante.

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La mère de l’enfant
Crédits : Jeff Reidel

Tout cela se passe pour une raison, dit-elle. Il y a un Dieu en lui qui l’aide à se nourrir. Elle s’assied tranquillement, affligée, les mouches atterrissant sur son visage, prenant son mal en patience. Elle me rappelle la Vierge Marie : une simple paysanne, mère d’un fils qui apparaît dans un temps de crise historique, représentant une solution et un espoir au-dessus de la politique. Nous retournons à la fourgonnette, suivis par une troupe d’enfants qui ressemblent à de petits poussins. Nous avons prévu de retourner à l’hôtel, nous reposer. Nous reviendrons demain pour passer la nuit ici, histoire de voir si quelque machination est à l’œuvre quand le Soleil disparaît. Le temps est brumeux, il fait froid. Il y a des feux allumés le long de la route, et les institutions locales distribuent du bois de chauffage gratuitement, inquiètes du fait que les gens pourraient mourir de froid dans les campagnes. C’est ce qui se arrive. Au cours de cette nuit, plus d’une centaine de personnes meurent de froid à travers l’Inde, le Népal et le Bangladesh, y compris un vieil homme dans ce district-là. La température à Delhi atteint un des plus froids niveau enregistrés depuis 70 ans. Et demain soir, le chauffeur nous dit qu’il va faire encore plus froid.

Nuit glaciale

Le lendemain soir, le chauffeur nous dépose au hangar à chaussures. Il reviendra demain matin à huit heures. À proximité se trouve une tente improvisée : quatre arbres transformés en piquets de tente, avec ce qui ressemble à un parachute drapé sur eux. Il s’agit de la tente du comité, dans laquelle les volontaires passent la nuit pour veiller sur le site. Mais ce soir le comité n’est pas là, il n’y a que le frère du garçon et un ami. Bien qu’ils ne nous attendent pas, ils n’émettent aucune objection à notre venue. Trois lamas du Népal oriental seront également là, pour méditer toute la nuit. Aurons-nous besoin de tapis ? Est-ce que je veux dormir près des lamas près de la porte, ou bien ici, près du feu ? Nous laissons nos chaussures devant la tente. Les lamas sont assis en face de la porte sur une simple natte. Le frère du garçon place mon tapis à environ trois mètres derrière eux, avec soin, afin que l’humidité des feuilles ne tombe pas sur moi. Prem est parti pour la nuit. Le frère vérifie le cadenas sur la porte. Assis, je ne peux pas voir le garçon, mais si je tourne autour des moines, je peux distinguer son arbre. Je porte des jeans thermiques sous une paire de pantalons kaki, un maillot thermique à manches longues, un pull et un gilet sans manches. Je pense que ça va aller. La nuit tombe rapidement. Une grosse Lune se lève, quasiment pleine. Le frère et son ami se mettent à siffler, puis se lancent dans un contrôle du périmètre. Leurs lampes-torches s’éloignent dans l’obscurité.

De l’intérieur de l’enceinte, ou peut-être est-ce de l’autre côté, j’entends quelque chose qui ressemble à une toux. Le son me parvient étrangement. Était-ce le garçon ? A-t-il toussé ? Pour noter cette possible toux dans mon cahier, je mets en place une technique : je saisis ma mini-lampe de poche, cache la lumière avec ma main pour ne pas déranger le garçon, note l’heure et rédige ma note. À 19 h 20, curieusement, une alarme de voiture retentit. Combien de voitures dans le Nepal rural profond ont-elles des alarmes ? Et ça continue, encore et encore. Je comprends finalement, lorsqu’elle se déplace en haut d’un arbre, que l’alarme de voiture en question est un oiseau. L’oiseau-alarme du sud du Népal continue pendant dix minutes, puis se tait pour le reste de la nuit. Dans ce calme absolu, la moindre perturbation est assourdissante. Je perçois une petite brise qui se lève. Je sursaute à la moindre goutte d’eau qui tombe. Alors quand un des lamas se lève et se dirige vers la clôture, c’est un cataclysme. Les autres lamas chuchotent, le montrent du doigt avec excitation. Le premier lama revient vers moi, gesticule en posant ses doigts sur son front et jetant quelque chose dehors. Je ne comprends pas. A-t-il mal à la tête ? Sa tête transpire-t-elle ? Il me demande de revenir avec lui. Je suis bientôt assis en tailleur entre Lama Un et Lama Deux. Je peux entendre Lama Un murmurer ses mantras dans un souffle. Soudain, il se tourne vers moi, refait le geste et pointe dans l’enceinte. Je comprends maintenant ce que signifie son geste : Regardez, quelque chose émane du front du garçon ! Vois-je quelque chose ? Oui : je vois des lumières rouge vif et bleu (comme des étincelles) planer et dériver vers le haut à peu à près à partir de l’endroit où le garçon est assis, comme portées par un courant ascendant incroyablement léger. Qu’est-ce que c’est que ça ?! me dis-je. Mon visage devient chaud. Est-ce ce à quoi ressemble un miracle en live ? Je ferme les yeux avant de les rouvrir. Les lumières sont toujours à la dérive. Un bruit se fait entendre, de l’intérieur de l’enceinte, le son d’un tambour qui ressemble à des battements de cœur incroyablement puissants. Plusieurs secondes s’écoulent, hors du temps. Les lumières flottantes colorées, le rythme cardiaque amplifié du garçon.

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C’est encore un lieu de pèlerinage aujourd’hui
Crédits : Maitriya

Je regarde à travers les jumelles. Il y a bel et bien des étincelles rouges et bleues, et maintenant d’autres, vertes. Et orange. C’est fou. Soudain, elles sont toutes orange, comme des cendres rougeoyantes dansant au-dessus d’un feu. Un feu de camp, disons. Je baisse les jumelles. À l’œil nu, les étincelles semblent venir non pas de l’intérieur de l’enceinte, mais d’un peu plus loin. Lentement, un feu de camp se dessine dans le lointain. Le rythme cardiaque devient une syncope. Le son provient de ma droite, juste derrière moi, à l’extérieur. Je peux maintenant affirmer qu’il s’agit d’un tambour. Je me lève et me dirige vers la porte. Ce doit être un feu de camp. Je n’ai jamais vu de cendres rouges, bleues et vertes, mais je suis presque sûr qu’il s’agit d’un feu de camp. J’ai honte pour le garçon à cause de cet entourage bigarré et bruyant, prompt à s’emballer. Je retourne à la place qui m’a été assignée, résolu à ignorer toute future excitation précoce. Je me contenterai d’observer.

~

À 20 h 30, je retire mon chapeau et mes gants d’hiver de mon sac. Brusquement, les lamas se lèvent et sortent tous ensemble. Sont-ils en train d’abandonner ? Suis-je plus fort que les lamas ? Ils reviennent bientôt, chargés de matelas, de gros sacs de couchage et d’oreillers dodus. Je me dis qu’ils sont sacrément bien préparés pour ce qui s’annonce comme une nuit particulièrement froide. Subel retourne à la tente du comité pour s’asseoir près du feu. À présent, je suis seul avec les lamas qui ronflent et marmonnent dans leur sommeil. À côté de la source des tambours, j’entends soudain des dizaines de chiens aboyer. Le rythme des tambours se transforme en mélodie amérindienne, comme celles que l’on entend dans les vieux westerns. Comme si les villageois prévoyaient d’attaquer et de s’emparer de notre petit avant-poste à l’aide de ces chiens d’attaque, qui n’en finissent plus d’aboyer.

Comment fait-il cela ? Comment peut-il rester assis aussi longtemps ?

Les chiens et les tambours finissent par se taire et je sombre dans d’étranges rêveries éveillées, qui finissent par m’épuiser : le garçon enfonce un poteau dans ma poitrine ; comme elle est faite de panneaux de fibres, il entre facilement et sans douleur. Ne cherche pas le cœur, dit-il. Je ne comprends pas. Dois-je écrire sur vous ? l’interrogé-je. Bien sûr, répond-il, dis simplement la vérité, parle des doutes et des contradictions. Ça ne me dérange pas. Bientôt, mes jambes et mes pieds se mettent à geler. Je retire mes grosses chaussettes de ma poche et les enfile. Le gilet maintient mon torse au chaud, mais mon cou et mes jambes commencent à me poser problème. Je mets un bas de survêtement autour de mon cou et ôte mon manteau pour le déposer sur mes jambes. Subel revient du feu et s’allonge derrière moi, essayant de dormir. Je pense à lui, là-bas : pas de chaussettes, juste une chemise de flanelle et un coupe-vent léger. J’ai une couverture d’urgence dans mes affaires, une toute petite chose de rien du tout en aluminium. Je la lui envoie, il la déroule pendant un instant qui semble durer des heures : c’est la chose la plus bruyante que j’aie jamais entendue. « Est-ce que je fais trop de bruit ? » demande-t-il doucement. À 22 h 30, il dort. Je m’assoupis rapidement. Les chiens semblent lointains, semblables à des oies. Le batteur semble fatigué. J’essaie de sentir le garçon assis dehors, mais je n’y arrive pas. Comment fait-il cela ? Comment peut-il rester assis aussi longtemps ? J’ai mal au dos, aux jambes, et la douleur profonde que je ressens dans mon derrière semble présager d’importantes séquelles. À 22 h 58, un avion passe au-dessus de nos têtes, direction Katmandou. À 23 h 05, je prends le survêtement que j’ai autour du cou, me redresse et l’enfile par-dessus mon treillis. Avec une pointe de bonheur, je me souviens qu’il y a deux pantalons sales dans mon sac ! Je les drape comme des couvertures sur mes jambes et mes pieds. Qu’est-ce que j’ai d’autre ? Deux paires de sous-vêtements sales, que j’envisage brièvement de mettre sur ma tête. Vers 23 h 22, je peux voir mon souffle s’échapper dans l’air. Même dans mes chaussettes, mes pieds sont gelés. Je reste assis ; Tout mouvement peut provoquer une augmentation du froid, ce qui serait à ce point inacceptable. À 23 h 55, je m’endors puis me réveille au son de la voix d’une femme, peut-être la mienne, qui crie mon nom près de la tente du comité.

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Le figuier noueux
Crédits : Maitriya

Le temps ralentit. Trois heures passent, des heures lentes et torturantes. Il doit être pas loin de trois heures du matin. Bientôt viendront les heures d’avant l’aube, puis l’aube, puis la fourgonnette, l’hôtel, l’Amérique… Je me résous à vérifier ma montre. Il est 00 h 10. Quinze minutes ?! Quinze minutes seulement ont passé depuis que ma femme a appelé mon nom. Merde, merde ! Je me trouve dans la position étrange d’être en colère contre le Temps. Subel remue, se lève et dit qu’il retourne à la tente : ses pieds sont trop froids. Je sors la lampe de poche pour écrire soigneusement : « S’il fait plus froid que ça , je suis foutu. » Il fait plus froid. Bientôt, je ne fais plus aucun effort pour rester éveillé ou même – la bonne blague – méditer : j’essaie juste de ne pas paniquer, car même en m’enfuyant dans les ténèbres népalais, il gèlera toujours autant et je devrai attendre encore huit heures avant que la fourgonnette ne revienne. À 00 h 15, le temps s’arrête officiellement. Ma position actuelle (assis les jambes croisées) devient intenable. Je n’y peux rien, je tombe sur mon côté. Impossible de rester éveiller pour confirmer que personne ne vient le nourrir en cachette. Le sol est dur et froid à travers le mince tapis. J’emballe mes pieds gelés à l’aide du pantalon sale. Les tambours recommencent, accompagnés de l’odeur inexplicable du caoutchouc brûlé. Pourquoi brûler du caoutchouc ? Il commence à pleuvoir. Dire que je m’endors ne serait pas exact. C’est plus comme si je m’égarais. Je bascule dans un sommeil terrifié. Et si je perdais conscience, d’hypothermie ? Des gens sont morts ici la nuit dernière, qui étaient probablement enveloppés dans des couvertures. Des gens sont probablement en train de mourir en ce moment. C’est très sérieux. Il faut que je me réveille. Je me réponds que je ne vais pas le faire. Car si je me réveille, je serai de retour dans cet endroit, piégé dans ce tourment sans fin et glacial d’une nuit. Finalement, je me réveille, frissonnant plus que jamais auparavant dans ma vie. Je lutte pour m’asseoir de nouveau, trouver ma lampe de poche et vérifier l’heure d’un œil hagard. Il est 1:20. J’ai dormi une heure. Merde de merde de merde, la nuit est encore jeune. Il commence à pleuvoir plus fort. La lampe de poche émet un petit sifflement et s’éteint – c’est peut-être la manière qu’a le garçon de me dire d’éteindre les lumières En scrutant l’obscurité, je me demande s’il est toujours là. Combien de nuits intolérables a-t-il traversé avant que je ne sois au fait de son existence ? Un serpent l’a-t-il mordu par une nuit glaciale, l’a-t-il entendu venir ? A-t-il pensé à crier, à appeler sa mère ? Ce pauvre enfant est assis seul dans le noir. Ce soir, dans tous les cas, personne ne se risquera dehors pour venir le nourrir. Un sentiment puissant commence à naître en moi. Personne n’est entré dans l’enclos de toute la nuit. Après deux heures de patrouille, le frère et son ami sont retournés s’abriter dans la tente du comité. La seule entrée a été fermée dès notre arrivée.

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Un autel en hommage à l’adolescent

Le fait que ses gardiens nous laissent passer la nuit sur place sans avertissement ou interdiction préalables joue en défaveur de l’existence d’un plan secret pour nourrir l’enfant, car tout plan de ce genre serait à la merci de nos potentielles intrusions. Il pourrait théoriquement s’écouler des jours ou des semaines avant qu’il soit possible de reprendre la ruse. Un avocat du Diable enjôleur et logique vient à siffler dans mon esprit. Allez, creuse-toi davantage la cervelle, dit-il. Ne sois pas si décevant. N’y a-t-il aucun moyen pour qu’ils puissent lui passer de la nourriture en cachette ? Je lui réponds qu’ils pourraient théoriquement cacher de la nourriture dans les bois et lui lancer par-dessus la barrière. Quelqu’un pourrait-il passer par-dessus la barrière sans faire de bruit ? dit-il. Je ne pense pas. Je dresse l’oreille à chaque fois que quelqu’un quitte la tente, ne serait-ce que pour pisser. De plus, comment se pourrait-il qu’un moine hyper-religieux qui voit Dieu dans ses visions ait fui sa maison pour devenir un garçon prêt à accepter qu’on lui passe de la nourriture et de l’eau en douce, après avoir publiquement refusé ces offrandes ? Bien raisonné, dit l’avocat du Diable. Ça n’a aucun sens. Effectivement, dit-il en s’avouant vaincu. Il disparaît.

Les ténèbres

Aucune lueur n’apparaît dans le lointain pour annoncer l’aube. Les ténèbres, au contraire, se font plus denses. Je tremble, désirant désespérément retrouver le paradis que représente en cet instant la triste fourgonnette grise. Je mettrai mes pieds sur la banquette et ferai mettre le chauffage à fond au chauffeur ! On s’arrêtera pour boire le thé et je m’en renverserai exprès sur mes trois paires de pantalons glacés ! Je finis par abandonner l’espoir de tout confort, et cela m’aide, étrangement. Il n’est pas banal de rester éveillé toute une nuit juste pour voir si un ado croque dans une pomme en loucedé. La douleur que je ressens dans tout mon corps m’étourdit. Mais au-delà de l’intense fatigue et du froid qui m’étreignent, au-delà de cette violente perte de contrôle, je prends soudain conscience que mon esprit est plus clair.

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On l’appelle aujourd’hui Dharma Sangha

Vous devez connaître ce sentiment, lorsque l’anxiété de tout-ce-que-je-dois-faire s’efface et que pour la première fois de la journée, vous pensez clairement aux personnes que vous aimez et à la façon dont, d’une certaine manière, vous les avez ignorés tout au long du jour, pour vous consacrer tout entier ce que vous faisiez ? Ce moment où vous vous demandez enfin ce que vous avez bien pu faire de cette journée ? Ce que vous faites de votre vie et ce qu’il faudrait y changer pour éviter les regrets ? C’est comme ça que je me sens : je suis fatigué de moi. Fatigué de toujours faire les mêmes erreurs, de tomber de haut après les mêmes crises d’ego, les mêmes boucles anxieuses qui se répètent à l’infini… Dans mon esprit, mon esprit limité.   Se pourrait-il que le garçon soit à la lutte avec des milliers d’années d’une utilisation faussée de notre cerveau ? Se pourrait-il qu’il soit le premier d’un nouveau genre humain – ou la plus récente manifestation d’un type humain qui n’apparaît qu’occasionnellement – envoyé pour nous montrer quelque chose à propos de nous-mêmes, une nouvelle façon de faire fonctionner nos corps et nos esprits ?

La frontière entre le miracle et l’hallucination a pratiquement disparu.

Serait-ce possible ? Une partie de moi a envie de sauter les barrières qui le séparent du monde, de m’agenouiller devant lui et de le prier de me dire ce qu’il se passe. Je me lève… mais juste pour aller pisser. Il fait si noir que je perds le sentier des yeux. Je vois des formes au sol, mais je suis incapable de dire s’il s’agit de trous, de buissons ou d’ombres. Je pense aux serpents. Ils n’ont qu’à venir, me dis-je. Puis, euh non, qu’ils restent où ils sont. J’essaie de m’enfoncer suffisamment dans les bois pour que personne ne marche dans ma pisse, demain. Quand je me décide enfin, ce sont les chutes du Niagara, un torrent si puissant que le garçon doit l’entendre – s’il entend quoi que ce soit. Désolé, il fallait vraiment que j’y aille. Je lève les yeux vers le vaste ciel népalais. Je finis par me dire que la nuit est une chose très longue. Est-ce qu’il souffre là-bas autant que je souffre ici ? Je me le demande. Si c’est le cas, ce qu’il est en train d’accomplir est une démonstration de volonté monumentale et complètement folle. Si ce n’est pas le cas, c’est quelque chose d’encore plus étrange.

Le Petit Bouddha

Quelques heures plus tard, à un moment qui ressemble au début du début de l’aube (un léger changement dans la qualité de la lumière et les sons ambiants), les lueurs colorées apparaissent à nouveau. Je me dirige vers la barrière, essayant de ne pas marcher sur un lama endormi. Sur le sol à l’intérieur de l’enclos s’étalent des milliers de particules brillant à des flocons argentés. Je fais une expérience que j’ai mise au point à l’époque où je prenais du LSD : je regarde ma main pour voir si les particules argentées la recouvrent aussi. C’est le cas. Les vois-je encore si je ferme les yeux ? Oui. En ce cas, il s’agit d’une illusion optique, bien qu’elle ne ressemble à aucune autre dont j’ai fait l’expérience jusqu’ici, ou dont j’ai entendu parler. Je n’ai aucune idée de ce qu’il se passe ici. La frontière entre le miracle et l’hallucination a pratiquement disparu. Je suis si fatigué. Les lumières passent du blanc à l’orange. Je compare visuellement ces lueurs à l’orange du feu qui brûle sous la tente du comité. J’en conclus à nouveau que le miracle est un feu de camp. Et pourtant.

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Crédits : Amy Vitale

Le ciel commence à s’éclaircir. Les lamas se redressent bientôt, discutant à voix basse avant de se lancer dans une marche autour de l’arbre. Je me dirige vers la barrière. Le soleil se lève. La lumière dévoile le garçon, assis, toujours assis, exactement dans la même position que la dernière fois que je l’ai aperçu, au coucher du Soleil. Comment y est-il parvenu, dans sa petite robe de bure sans manche ?

Toute la nuit exposé au froid, sans tapis pour le séparer du sol, en position du lotus. Pas de manteau, pas de gants, pas de chaussettes, pas d’espoir qu’on vienne le chercher dans un véhicule chauffé au petit matin. Il semble impossible qu’il ne soit pas mort. Il a l’air fait de pierre, dans son immobilité parfaite, aussi insensible à la nuit que les arbres dont il semble faire partie. Puis-je voir son souffle d’ici ? Non, je ne peux pas. Sa poitrine se gonfle-t-elle lorsqu’il respire ? D’ici, on ne dirait pas. La nuit a été difficile pour moi, et une partie de moi espère qu’elle a été difficile pour lui aussi. Je ne serai pas surpris s’il se lève et qu’il annonce qu’il retourne à une vie normale. Puis je me souviens qu’il a déjà passé 200 nuits consécutives ici, dans cette position. Je le regarde une dernière fois, espérant… je ne sais quoi. Quelque indice qu’il est en vie, qu’il répond aux mêmes contraintes physiques que moi : un ajustement de sa posture, un éclaicissement de sa gorge, un soupir. Rien du tout. Je prends conscience avec gravité de la distance monumentale qui sépare nos capacités. Les pèlerins commencent à arriver. Ils marchent jusqu’à la barrière, le regardant avec émerveillement, avant de déambuler sur le sentier circulaire en discutant bruyamment. Ils spéculent sur ce qu’il fait et pourquoi il le fait.

Une nouvelle journée commence. Je rejoins Subel sous la tente du comité. « Salut à toi », dit-il. « Salut à toi », réponds-je. Nous sommes tous deux dans un état de paranoïa lié au manque de sommeil. Il nous est tous deux venu à l’esprit que le garçon doit être mort ou plongé dans un coma. Quand Subel a émis cette hypothèse la nuit dernière auprès du feu, le frère lui a opposé qu’étant donné que le garçon est légèrement penché en avant, il basculera face contre terre s’il meurt. Subel me demande combien de temps il faut à un corps pour entrer en décomposition. On essaye de se souvenir : Prem ne nous a-t-il pas dit qu’il se rend là-bas tous les matins pour vérifier que le garçon respire encore ? Nous sommes quasiment sûrs qu’il nous a dit ça. Subel me raconte que la famille est prête à tout pour prouver que tout cela est vrai, et qu’ils aimeraient que le gouvernement ou les médias mettent en place des tests scientifiques. Leur seule condition, c’est qu’on ne touche pas aux garçons, car cela risquerait d’interférer avec sa méditation. Nous prenons un thé dans l’une des échoppes, puis un petit déjeuner dans une autre. Nous sommes sauvés du garçon, de son ascétisme, retournant avidement vers le royaume charnel où l’inconfort est combattu sans cesse. Nous prenons la route de Birgunj. Subel est pensif : il était venu ici pétris de scepticisme à l’endroit du garçon, dit-il, mais à présent il est convaincu que quelque chose est à l’œuvre ici. Le garçon semble avoir quelque pouvoir mystérieux… Une brume matinale recouvre tout. Malgré la circulation dense et les bruits de klaxons, nous sombrons dans le sommeil. De retour à l’hôtel, enfoui sous toutes les couvertures qui me passent sous la main – même la couverture de survie –, je dors tout l’après-midi d’un sommeil profond et sans rêves. 5310063994_066b3d91db_b

ÉPILOGUE

Deux mois plus tard, le 11 mars 2006, je reçois un email de Subel : « Quelque chose de terrible est arrivé ici. Le garçon bouddha a soudainement disparu la nuit dernière. On ne le trouve nulle part. On entend dire toutes sortes de choses, on ne peut être sûrs de rien. Peut-être s’est-il rendu autre part, mais personne ne sait. Le comité n’a aucune idée de ce qui a pu se passer. Ils réfutent la possibilité qu’il ait pu être enlevé. Tout le monde, même la police et l’administration locale, s’est lancé à la recherche du garçon. » Je suis estomaqué. D’autres rumeurs me parviennent au cours de la semaine suivante : la clôture a été découpée. Ses affaires ont été abandonnées sous l’arbre. Il a été aperçu par un villageois, marchant lentement dans la jungle. Le garçon s’est retourné, il a placé ses mains l’une contre l’autre en signe de salut, puis il a repris sa marche. Des centaines de gens se sont mobilisés pour le retrouver mais les recherches ont été vaines jusqu’ici. Puis le 20 mars, la BBC a écrit que le garçon était brièvement réapparu pour s’entretenir secrètement avec le président du comité du village. Il lui aurait confié qu’il allait se cacher et qu’il réapparaîtrait six ans plus tard. Il a demandé à ce que les moines exécutent des rites de purification à l’endroit de sa méditation. « Je pars car je ne trouve aucune paix ici. Dis à mes parents de ne pas s’inquiéter », aurait-il dit. C’est un mystère plus mystérieux encore. Mais je peux l’imaginer la nuit de son évasion, marchant à travers les bois sous la lueur pâle de la Lune, faible sur ses jambes après des mois de jeûne et d’immobilité, ses yeux ouverts pour la première fois depuis le mois de mai. Le monde, ce monde merveilleux, il le voit d’une façon qu’il nous est impossible d’imaginer. Il est allé si loin déjà, dans cet endroit au-delà du monde, où il va retourner pour finir ce qu’il a commencé. Il n’a pas mangé depuis dix mois, et il n’a pas faim. ulyces-buddhaboy-07 [Aujourd’hui connu sous l’appellation de gourou Maitreya Maha Sambodhi Dharma Sangha, le garçon réside toujours près du village de Ratanapuri, au Népal, où il alterne entre périodes de méditation et enseignements adressés aux villageois.]


Traduit de l’anglais par Juliette Murray et Nicolas Prouillac d’après l’article « The Incredible Buddha Boy », paru dans GQ. Couverture : L’enfant bouddha en pleine méditation. (Jeff Riedel)