La vie de Scott

La meilleure manière de servir de la vodka au saumon fumé, c’est de le faire comme en Alaska. Prenez une maison pleine de fêtards ivres un jour de fête de la Saint-Patrick. Ajoutez une femme dans une robe de soirée noire en peau d’ours et un couple de gaillards rougeauds de retour d’une escapade en parapente. Puis, versez dans votre verre un peu de ce liquide à la teinte semblable à ces poissons couleur rubis. Voilà comment, un soir hivernal de mars, après avoir atterri à Anchorage, j’ai goûté pour la première fois à cette substance. Quelques dizaines d’habitants du coin faisaient la fête dans un ranch éclairé par les lumières de Noël, proche des bars du centre-ville. Le décalage horaire et la faim se faisant sentir, mal à l’aise dans mon jeans durci par la neige, j’ai été conduit dans la cuisine, où l’hôtesse, effervescente avec son collier de perles vertes, m’a versé une petite dose. « Tu te sentiras bien mieux avec ça », m’a-t-elle dit, en éclaboussant mon verre. L’hôtesse et quelques autres ici étaient de l’Alaska Distillery, installée dans les environs de Wasilla. La petite entreprise s’est fait un nom au moment de l’essor du secteur des vodkas aromatisées. Elle contrôle maintenant 20 % du marché avec une gamme complète de mélanges innovants, comprenant la vodka au saumon fumé, élaborée en 2010, ainsi que la première vodka distillée avec des graines de chanvre disponible dans le commerce, surnommée « le Purgatoire » et sortie en février 2012 — elle ne contient pourtant pas de THC, l’ingrédient actif de la marijuana. Ces concoctions, ainsi qu’une demi-douzaine de vodkas aux fruits infusés, ont la particularité unique d’être préparées en partie avec l’eau de fonte des icebergs récoltés dans la Baie du Prince-William. Quand il s’agit de la qualité de l’alcool, « l’eau est très importante », explique Jeff Cioletti, rédacteur en chef de Beverage World, le magazine réservé aux professionnels du secteur. « Les gens avec des palais affutés peuvent sentir la différence. »

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Anchorage
Crédits : Frank Kovalchek

Et l’eau est aussi l’ingrédient le plus mis en avant, quand il s’agit de marketing : pensez au Scotch, fabriqué avec de l’eau de source des Highlands, ou encore aux légendaires aquifères calcaires qui purifient le bourbon du Kentucky. Même Coors parle de « l’eau de source des montagnes Rocheuses » comme de l’élément principal de sa boisson. L’idée est toujours de valoriser la pureté et l’authenticité. Dans ce domaine, la qualité de l’eau des glaciers est difficile à battre : voilà pourquoi ils sont omniprésents dans l’image que l’industrie des boissons veut donner d’elle-même. Un des plus grands fournisseurs d’eau et de machines à glace des États-Unis, Glacier Water, est une entreprise valorisée à 100 millions de dollars qui n’utilise pas de vrais glaciers. Installée dans le New Jersey, elle remplit ses bouteilles en plastique pour fontaines à eau à partir des sources souterraines des Appalaches. S’il regarde autour de lui pourtant, le consommateur américain peut trouver un certain nombre de produits issus d’authentiques reliques de l’ère glaciaire. 10 Thousand BC par exemple, l’eau de fonte recueillie dans un bassin de granit au pied de des falaises côtières de Colombie-Britannique, nommées Hat Mountain Glacier, et stockée dans les suites VIP des hôtels de Las Vegas, vendue dix dollars la bouteille. Il y a aussi Serac, « le véritable lait glaciaire », une boisson blanc trouble vendue par la marque de produits aqueux Glacia Nova, basée au Nevada, et récoltée à partir du carbone glacier du Mont Rainier, pendant une brève fenêtre estivale, alors que les minéraux qui la composent se déplacent avec la glace fondue. Selon Glacia Nova, la substance est « cause de l’extraordinaire durée de vie, santé et virilité des peuples autochtones du monde entier. » Dans les clubs à la mode, de New York à Tokyo en passant par Santiago, les cocktails sont mélangés avec des cubes de glace des glaciers et vendus aux clients cinquante dollars le verre. En février dernier, des responsables chiliens ont par exemple saisi une batteuse à glace qui avait extrait près de six tonnes d’un glacier dans le parc national de Patagonie. L’homme avait chargé son butin dans un camion réfrigéré et se rendait à Santiago pour le vendre à la livre dans les bars et les restaurants haut de gamme.

Deux jours après la fête, Lindquist et moi sommes allés sur les quais de Whittier, une ville de pêcheurs à environ 100 km au sud-est d’Anchorage, avec de la neige jusqu’aux genoux.

Parce que la récolte des glaciers se fait en des quantités insignifiantes, celle-ci est peu réglementée dans le monde entier. Il n’y a pas de ligne directrice particulière aux États-Unis, au niveau de la réglementation fédérale. En Alaska, le seul État qui exige un permis, il n’y a eu qu’un seul titulaire au cours des quinze dernières années : Scott Lindquist, chef de la distillation à l’Alaska Distillery. Lorsque ce n’est pas la saison du tourisme, cet homme poivre et sel de cinquante et un ans recueille 5 000 à 10 000 litres d’eau des icebergs de la Baie du Prince-William. Il remonte des blocs pesant de 150 à 3 000 kilos chacun afin d’en extraire l’antique eau, insistant sur le fait qu’elle est la meilleure dans le monde : « C’est un niveau de qualité que l’on ne peut tirer que de quelque chose de très spécial et de très vieux », dit-il. Les défis et les risques inhérents au métier qu’exerce Lindquist sont renforcés par le fait qu’il souffre d’une atrophie optique, une maladie oculaire dégénérative qui brouille sa vision, à tel point qu’il est considéré légalement comme aveugle. Bien qu’il ne soit pas en mesure de conduire une voiture ou de faire naviguer un bateau, la beauté des glaciers vierges ont forgé son attirance pour l’eau. « Je suis aveugle, dit-il, mais je vois quand même, d’une certaine manière.» Deux jours après la fête, Lindquist et moi sommes allés sur les quais de Whittier, une ville de pêcheurs à environ 100 km au sud-est d’Anchorage, avec de la neige jusqu’aux genoux. Vêtu d’un jean, d’un pull en laine épaisse couleur sapin, et d’une casquette de baseball bleue, Lindquist louche dans la brume sur les vagues agitées. « Oui ! Il neige ! me dit-il avec enthousiasme, je rêvais que le contexte soit un peu romanesque. » En été, Whittier grouille de touristes qui paient cher pour voir le glacier Blackstone au cours de croisières d’une journée. Mais les chutes de neige record de 2012 ont transformé ce pays des merveilles en désert, enterrant les stands de hot-dog et les magasins d’appâts, faisant de ma route jusqu’à Anchorage une glissade de 90 minutes dans un voile blanc.

Chasse à l’iceberg

Nous avons pris place à bord du Qayaq Chief, un bateau de pêche de douze mètres que Lindquist avait affrété pour la journée, et avons rejoint le capitaine et deux membres de l’équipage, ainsi que Toby Foster, 39 ans, propriétaire de l’Alaska Distillery, et deux de ses employés. Une heure plus tard, au moment où nous avons atteint le glacier Blackstone, le pont du bateau était couvert de blanc. À 800 mètres de la paroi de glace bleutée et dentelée de 200 mètres de haut, le capitaine a levé le pied, et nous avons lentement pénétré dans la baie étroite, véritable soupe de débris glacés de tailles variables, de celle d’un sac de fèves à celle d’un bus. Malgré sa mauvaise vue, Lindquist peut encore voir les morceaux les plus gros qui flottent dans l’eau. Et comme tout chasseur chevronné, il est pointilleux quand il s’agit de choisir sa proie. Nous sommes passés près d’icebergs errants qui n’étaient pas assez bons : il m’a alors expliqué qu’ils avaient été exposés au soleil trop longtemps et, devenant poreux, que les cristaux les plus savoureux et les plus anciens s’étaient alors probablement déjà évaporés. Lindquist préfère les blocs ronds et lisses, qui glissent dans l’eau sous l’effet de leur propre poids, laissant tomber des débris autour d’eux. Quand il en récupère un, il l’emporte à la distillerie et retire la croûte avec une tronçonneuse, ne conservant que la zone interne d’environ soixante centimètres de diamètre : de la glace pure, dense, préservée depuis une éternité.

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Dans la Baie du Prince-William
Crédits : Jessica Spengler

Nous nous sommes tournés vers un iceberg de la taille d’un coussin ottoman, et Lindquist s’est penché par-dessus la proue, dans une position à donner le vertige : « celui-là serait parfait pour Vegas ! » s’est-il écrié, en référence au prochain salon des liqueurs de Sin City, durant lequel il souhaite exhiber un morceau de glacier. Il a poussé l’iceberg avec une perche d’un mètre quatre-vingt : « C’est un beau morceau de glace », m’a-t-il dit, alors que l’eau éclaboussait son visage marqué. « Il a de la couleur. Je suis capable de voir les stries et ici je ne vois pas de débris. Il y a beaucoup de glace opaque et comprimée, du coup on peut obtenir un grand nombre de bons cristaux avec ça. » Lindquist s’est alors activé. Après des années de tâtonnements, il a trouvé une méthode efficace et désormais éprouvée pour transporter les icebergs. D’abord, il humecte avec du peroxyde d’hydrogène une paire de vis mesurant quelques centimètres, dédiées à l’escalade, pour les désinfecter, les mains habillées de gants de caoutchouc oranges. Le but est de se placer suffisamment proche de l’iceberg , afin de pouvoir les visser à la main et enfiler une corde à travers les œillets. Le reste de l’équipe doit ensuite aider à charger la bête sur le pont. Rapidement, Lindquist a saisi son outil le plus important : la canne de hockey de son fils Hank, qu’il utilise par superstition pour qu’elle lui porte chance, mais aussi parce qu’elle fonctionne bien pour déplacer la glace. « Recule doucement», a-t-il crié au capitaine, qui barrait le bateau au ralenti. Lindquist s’est alors mis sur le ventre, au niveau de la proue, étendant son torse sur l’eau, et a commencé à s’approcher de l’iceberg. Le vent s’est levé, et l’objet convoité a commencé à bouger dans tous les sens, ressemblant à une pomme d’amour géante, saupoudrée de sucre en poudre. Le bateau montait et descendait sur les vagues, Lindquist ne cessait d’être éclaboussé par l’eau. Quand il a enfin eu l’iceberg à portée de bras, l’un des membres de l’équipage s’est agité et a tenté de le stabiliser avec une gaffe alors que le pêcheur en chef tentait de visser ces fameuses broches à glace. Mais à chaque mouvement, l’iceberg s’éloignait obstinément. Après plus d’une heure de tentatives infructueuses, Lindquist a déclaré qu’il était temps de passer à des eaux plus calmes . « J’aime traîner devant un glacier, me dit-il, en essuyant l’eau qui ruisselait sur son visage, mais parfois tu dois aller là où il est plus simple de l’obtenir. » Le premier regain d’intérêt pour la glace de l’Alaska a commencé à la fin des années 1980. La santé économique du Japon était alors enviée de tous, et les propriétaires de bars locaux qui recherchaient une autre manière de faire ouvrir leurs portefeuilles à leurs clients businessmen ont commencé à entrevoir une opportunité unique qui correspondait bien à la fascination du pays pour l’Amérique sauvage : d’authentiques glaçons tirés des glaciers d’Alaska. Le prix des cocktails a alors atteint cinquante dollars. Au moment où les pêcheurs de l’Alaska, impatients, ont souhaité partir à la chasse aux icebergs, le ministère des Ressources Naturelles de l’État a gribouillé quelques lignes directrices, qui sont encore en vigueur aujourd’hui : la glace ne peut être extraite à l’intérieur d’un parc national. Si un phoque est installé sur l’iceberg, l’on ne peut procéder à aucune extraction à moins de 1,6 km de l’animal. Toute personne qui extrait plus de 18 000 kilos de glace à partir d’une source unique a besoin d’un permis, qui coûte aujourd’hui 500 dollars. Les premiers demandeurs de permis estimaient que le marché du glacier au Japon à lui seul avait besoin de 7 000 tonnes de glace par an et la Californie en aurait besoin de 1 800 en plus.

Par chance, Lindquist a débarqué sur un navire en bois magnifiquement rénové et est tombé amoureux de sa vie sur l’eau.

Lindquist est arrivé quelques années après la première ruée. Élevé dans une banlieue de Portland, dans l’Oregon, il se débattait avec ses problèmes de vue, redoublant plusieurs classes et luttant pour n’atteindre qu’un niveau médiocre en sport. À 19 ans, il s’est installé à Cordova, Alaska, pour prendre un emploi sur un bateau servant au commerce des fruits de mer – un métier plutôt brutal en général. Par chance, il a débarqué sur un navire en bois magnifiquement rénové et est tombé amoureux de sa vie sur l’eau. « Dès que j’ai mis mon pied sur ce bateau, je savais que je ne reviendrais jamais en arrière » dit-il. En raison de sa mauvaise vue, être pêcheur n’était pas envisageable, mais après un an en Alaska, il a été formé pour devenir un plongeur-chasseur d’œufs de hareng, le masque de plongée améliorant sa vision. Il passait seulement trois mois par an à plonger, les œufs de poissons se vendant 1 500 dollars la tonne. Le reste de son temps, il traînait à Hawaii. Finalement, il s’est marié et s’est installé à Cordova pour s’occuper de ses deux enfants. Comme de nombreux habitants de l’Alaska , Lindquist a perçu les icebergs comme une ressource pratique, idéale pour refroidir les glacières contenant du poisson ou de la bière. Mais il a commencé à entendre parler de gars qui gagnaient de l’argent en vendant des machines pour en faire des cubes de glace fantaisie, et s’est demandé s’il n’y aurait pas là une opportunité pour lui. Avant que nous descendions du bateau, il a raconté qu’un jour au milieu des années 1980, alors qu’il était dans la Baie du Prince-William avec quelques amis, il s’est arrêté un instant pour réfléchir à son avenir. À un moment, il a regardé dans les vagues bleu foncé et a vu l’éclat étincelant d’un glacier bleu, blanchâtre. « J’ai pris un morceau dans ma main, m’a-t-il dit, et j’ai pensé : d’accord ce morceau de glace sera le prochain but de ma vie. » Plusieurs années après, Lindquist n’aurait pas osé rêver réussir ce projet fou. Puis, d’un coup, il s’y est trouvé forcé. Le 24 mars 1989, Lindquist et son équipage s’apprêtaient à quitter le quai quand un pêcheur lui a dit qu’il y avait eu une fuite de pétrole sur Bligh Reef, en plein cœur du parc abritant les harengs. Lindquist a été affecté sur le bateau devant effectuer la première reconnaissance pour enquêter sur les dommages causés par l’Exxon Valdez. Son cœur s’est soulevé au moment où il est arrivé sur place. « Cela ressemblait à des vagues de caoutchouc, grandes et épaisses, sans mer ni mousse — juste une pâte visqueuse, noire, recouvrant les oiseaux de mer et faisant mourir les loutres, se souvient-il. Les années qui ont suivi, c’était comme si le diable en personne était passé par-là. » Les harengs ont été anéantis, et la vie de Lindquist avec. Peu de temps après, son mariage s’est effondré. « Cela a été très difficile. Je ne m’en suis jamais remis.»

Blackstone down

Après avoir laissé tombé Blackstone, nous avons fait route environ une demi-heure vers un endroit plus calme. Surprenant un autre grand bloc, Lindquist a de nouveau saisi sa canne de hockey. Quand je lui ai demandé comment il en était arrivé à cette méthode, Lindquist m’a dit en riant qu’il n’y a « pas de manuel à ce sujet» : il a appris des ses essais et de ses erreurs, les outils traditionnels des marins ne fonctionnant pas très bien. Soulever des morceaux de glace massifs hors de l’eau est particulièrement difficile, les chaînes se coincent souvent une fois sur le pont, et les filets de pêche sont sujets à rupture. Il a commencé à utiliser les vis à glace sur la suggestion d’un ami grimpeur. Lindquist a alors piégé le bloc avec son bâton, a enfilé ses vis, et a rapidement passé la corde à travers les œillets. Il a fallu cinq personnes pour le transporter sur le pont, où il a glissé jusqu’à s’arrêter, sous un tonnerre d’acclamations. Les deux heures suivantes, Lindquist s’est activé, poussant, vissant, tirant la glace, le tout à bord du bateau, sur le chemin du retour. Nous sommes rentrés épuisés d’avoir transporté environ 550 kilos congelés du meilleur met de la Baie du Prince-William.

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À la barre
Crédits : Matt Zimmerman

La difficulté de tout ce voyage est la raison pour laquelle Lindquist est le seul titulaire d’un permis de récolte de glace encore en activité en Alaska, alors qu’il existait 12 autres chasseurs d’icebergs originellement. Une autre explication est que les prévisions de vente initiales ont été largement surestimées. En dehors de l’Alaska, la récolte de la glace a toujours été une petite entreprise soutenue par de petits exploitants. Depuis 1995, l’Iceberg Vodka Corporation, basée à Terre-Neuve, dans l’Atlantique Nord, a fait des grincheux : au cours des dernières années, la marque a ajouté de la glace de glacier à des produits comme le gin et le rhum. Il y a eu aussi des activités tardives au Groenland : la Groenland Brewhouse a fait de la bière glacée jusqu’à ce que la maison fasse faillite en 2008, et a équipé les brasseurs des villes de Nuuk et Ilulissat avec de la glace fondue. Premium Glacier, une entreprise canadienne, récolte la glace d’un glacier au Groenland et la mélange directement avec de l’alcool de maïs pour produire de la Siku Ice Vodka. Certaines des entreprises qui font vraiment de l’argent à partir de produits glaciers sont un peu plus éloignés de la glace qu’elles ne le font croire​​. Un jour, à Anchorage, je discutais en voiture avec Gil Serrano, directeur du marketing et co-fondateur de l’Alaska Glacier Products, considéré comme le soi-disant « grand-père de l’eau glaciaire ». Entrepreneur du secteur immobilier, Serrano a fondé son entreprise en 1992 et produit maintenant quelques 60 000 bouteilles par semaine, allant de figurines en plastique de vingt centilitres qui se vendent à un dollar ou deux dans les épiceries jusqu’aux carafes en verre lumineuses valant dix dollars en boîte de nuit. Il m’a guidé dans les dédales de son usine de mise en bouteille à Anchorage et nous sommes ensuite montés dans son très gros 4×4 rouge pour une heure de trajet vers le nord, sur des routes non déneigées, jusqu’à une source de onze kilomètres de large : un lac niché dans une vallée creusée par les 25 000 ans d’existence du glacier Eklutna. Serrano n’obtient pas l’eau directement de la glace, ce qui serait techniquement difficile et extrêmement coûteux. Au lieu de cela, il passe un accord pour acheter l’eau brute non traitée provenant d’une usine municipale à proximité. « C’est la première utilisation de l’eau vierge d’un glacier vivant », explique t-il . Lindquist, cependant, ne se contente que des glaciers eux-mêmes, pas moins. « C’est absurde, me dit-il sur le bateau. Il n’est pas difficile d’aller tourner un robinet et remplir un réservoir. Ce n’est pas du tout excitant. Où est le côté sexy de la chose ? » Lindquist a développé son goût pour le « sexy » avec les années. Il a obtenu son premier permis de collecte en 1991 et a commencé la récolte de petites quantités à livrer aux fournisseurs desservant le marché de la glace en cube. Il a également pris des cours de gestion à l’Université d’Anchorage en Alaska et a commencé à faire de la vente pour une entreprise d’eau en bouteille qui fournissait de l’eau municipale filtrée aux maisons et aux entreprises.

Pilote d’hélicoptère sanitaire dans l’armée reconverti dans le secteur de l’alcool après avoir abîmé son dos dans un accident, Foster avait ouvert l’Alaska Distillery en 2008 – la première distillerie commerciale de l’État.

En 1998, il a décroché son premier contrat commercial pour vendre de la glace, avec une entreprise de restauration à Munich. Quelques années plus tard, il a répondu à un certain nombre de commandes faites par l’État de l’Alaska, dont une s’élevant à 1 100 kilos de glace, envoyée en Corée du Sud pour un sommet commercial. Il a commencé à livrer des clients japonais en 2003, tenant compte de leur préférence pour « la glace blanche » : la substance opaque qui se fissure et craque dans le verre lorsque ses gaz sont libérés. Au printemps 2010, le propriétaire d’un magasin d’alcools haut de gamme à Anchorage, qui avait auparavant acheté de la glace à Lindquist, l’a présenté à Toby Foster. Pilote d’hélicoptère sanitaire dans l’armée reconverti dans le secteur de l’alcool après avoir abîmé son dos dans un accident, Foster avait ouvert l’Alaska Distillery en 2008 – la première distillerie commerciale de l’État. Cette année-là, il avait présenté une vodka appelée Permafrost, qui lui a valu une « excellente note » de la part du Chicago Tasting Institute, l’emportant sur quelque 500 autres marques, y compris Ketel One et Grey Goose. Lorsque Lindquist l’a lancé sur l’utilisation de la fonte des icebergs, Foster n’a pas hésité. Il aimait autant la nouveauté que l’idée de mettre en bouteille un peu de la pureté sauvage de l’Alaska : « L’utilisation des glaciers était quelque chose de naturel », affirme-t-il. Ces deux-là ont ressorti la Permafrost avec de l’eau de glacier, et quelques mois plus tard ils ont élaboré la vodka au saumon fumé qui a nécessité une période assez intense de travail sur le goût, car comme l’explique Lindquist, « les premiers lots étaient terribles ». Lindquist, qui avait appris certaines techniques d’artisanat en fréquentant des habitants de Cordova dans les années 1980, a dû apprendre à distiller correctement. Ses goûts excentriques ont produit une série de vodkas surprenantes ces deux dernières années : rhubarbe, sirop de bouleau ou encore, épilobe d’Alaska. Le mélange de chènevis, le fameux Purgatoire, a remporté la médaille d’or dans la catégorie des spiritueux aux Beverage World BevStar Awards 2012, qui récompense l’innovation. Pendant ce temps, les revenus de l’Alaska Distillery ont grimpé, d’un maigre 4 500 dollars en 2008 à plus d’un million de dollars l’an dernier. La société vend des bouteilles individuelles à des prix haut-de-gamme atteignant 30 dollars, et distribue son alcool dans les magasins et bars de plusieurs états américains et au Canada, en plus de la vente en ligne. Le fait que Lindquist ait eu un tel succès avec cet éventail de saveurs suggère que les consommateurs sont autant attirés par l’idée de siroter un glacier que par celle de boissons ayant un goût particulier, qu’ils pourraient faire partager ensuite. « Ce produit renvoie l’idée qu’il a été épargné des mains humaines, a expliqué Cioletti, l’éditeur de Beverage World. Vous ne pouvez pas obtenir une eau plus pure que celle-là. »

Permafrost

Retour aux docks de Whittier : les gars ont utilisé un chariot élévateur pour déplacer la glace dans le coffre d’une camionnette. Le lendemain matin, j’ai rencontré Lindquist et Foster au siège de l’Alaska Distillery pour faire fondre la récolte. L’espace de 2 000 mètres carrés se trouvait à l’intérieur d’un hangar pour avion reconverti, au bout d’une route de campagne. En 2011, Lindquist a emménagé dans un appartement à distance de marche. Un couple de gros élans s’affairait dans la neige à l’extérieur, et on m’a averti de ne pas m’approcher trop près, au risque d’être secoué. À l’intérieur, la température était maintenue entre 15 et 21 degrés celsius, et l’endroit ressemblait à première vue à n’importe quelle petite distillerie : caisses de bouteilles, rouleaux d’étiquettes, bacs en plastique de grain de malte et d’orge. Mais l’œil avisé remarque vite les morceaux de glace géants situés tout autour de la salle : plutôt que de chauffer les glaciers, Lindquist préfère les laisser fondre naturellement, un processus qui prend de deux à cinq jours. Au milieu de l’entrepôt se trouve une dalle translucide suspendue par une chaîne au plafond, comme le gésier d’un yéti. L’eau coule dans un tonneau en acier inoxydable de 350 gallons, ce qui crée un bel écho de gouttelettes métalliques qui s’écrasent, et que Lindquist m’a invité à écouter de plus près. « C’est l’un de mes bruits préférés, a-t-il dit en tendant son oreille vers le tonneau. Je crois que la façon dont ces gouttes tombent pourrait donner un rythme à une chanson. »

Les petits morceaux de glace sont attachés à des chaînes, tandis que les plus gros morceaux sont fixés juste au-dessus du tonneau.

Les petits morceaux de glace sont attachés à des chaînes, tandis que les plus gros morceaux sont fixés juste au-dessus du tonneau. Une fois qu’ils sont complètement fondus, Lindquist entre dans sa phase savant-fou, et mélange une dose d’eau de glacier avec deux doses d’eau de source locale. Le mélange permet de faire économiser de l’argent à l’Alaska Distillery, mais Lindquist insiste sur le fait qu’il est néanmoins parvenu à une saveur supérieure : « Vous ne pouvez pas obtenir le goût idéal avec cent pour cent d’eau pure de glacier, m’a-t-il dit. La combinaison permet d’obtenir une eau plus corsée. » « Ce type est un artiste » expliquait Foster en riant. « Lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, il m’énervait beaucoup, car il passait une journée sur un seul lot d’eau de glacier. Ma théorie sur Scott c’est que, parce qu’il ne voit pas, tous ses autres sens, y compris son goût, sont renforcés. » L’eau est ensuite ajoutée à un alcool fort (190 proof, soit à 95 %), fabriqué à partir de blé et de pommes de terre cultivées dans la vallée, à proximité Matanuska-Susitna. La saveur du saumon et des petits fruits est issue d’une infusion obtenue après réduction. Quelques-uns des concepts de produits les plus pointus n’ont pas fonctionné : « Nous avons essayé de produire une vodka à la nicotine, a dit la Lindquist avec une grimace, mais cela n’avait tout simplement pas de sens. » Dans un coin, Lindquist me montre quelques rangées de pots géants remplis de whisky de maïs fraîchement distillé, le résultat d’un partenariat avec Regina Sutton Chennault, fille d’un célèbre et ancien contrebandier des Appalaches nommé Popcorn Sutton, visant à produire une édition de l’alcool de contrebande fabriquée par son père avec de l’eau des glaciers. « Ma famille a toujours utilisé une eau très propre, m’a dit Chennault quand elle nous a accueillis à la distillerie. L’eau des glaciers a meilleur goût, et il n’y a pas de contamination.» Le projet a finalement échoué. J’ai néanmoins découvert que les glaciers pouvaient être dangereux, même quand ils sont en garde à vue. Lindquist me montrait son laboratoire des saveurs, quand tout à coup j’ai entendu un fracas derrière moi, suivi d’un cri. J’ai retrouvé le photographe d’Outside, Michael Hanson, étendu sur le sol, du sang coulant de son front. Il était accroupi et photographiait un iceberg, perché sur une pile de palettes en bois, quand il a glissé, tombant directement face contre terre. Heureusement, Chennault avait travaillé comme chirurgienne traumatologue. Elle a rapidement arrêté le saignement et l’a envoyé se faire rafistoler, le laissant avec l’histoire de cicatrice la plus étrange de tous les temps. Hanson est revenu plus tard dans l’après-midi, avec des vertiges et un œil au beurre noir, pour terminer ses photos.

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Foster & Lindquist
Crédits : Alaska Distillery

Peut-être sont-ce simplement des choses qui arrivent quand vous découvrez la récolte des glaciers en Alaska. Ou peut-être qu’il y a une sorte d’élixir magique qui se cache dans la glace ancienne, une essence intemporelle qui attire la beauté et le sang. C’est ce que je me suis demandé quand j’ai glissé moi aussi en m’approchant de l’iceberg délinquant pour un test de goût. Lindquist m’a versé un verre de l’eau des glaciers dans un petit bécher en verre, puis a attrapé un pic à glace. Alors que je tenais le bécher contre le bloc, il l’a rapidement écorné, faisant pleuvoir des éclats scintillants dedans. Alors que je levais mon verre, j’ai tenté de saisir l’aspect profondément existentiel de la scène. J’ai voyagé sur des milliers de kilomètres pour être témoin de la puissance écrasante des glaciers de première main. Alors, qu’ai-je goûté quand les éclats congelés d’Histoire ont coulé dans ma gorge ? J’ai goûté de l’eau. Honnêtement, je ne pouvais pas faire la différence entre celle-ci et celle qui trône dans mon réfrigérateur à la maison. Mais je me suis rendu compte très vite que ce n‘était pas le fond du problème. Ce que j’avais vraiment dégusté, c’était le pouvoir : celui de goûter de l’eau qui a été gelée il y a 10 000 ans et fondue juste pour mon bon plaisir. Et qui, en plus, a bon goût.


Traduit de l’anglais par Camille Teste, d’après l’article « The Blind Man Making the World’s Best Glacial Vodka » paru dans Outside. Couverture : le port de Whittier.