Le train de l’enfer

Dans la lumière orangée de la fin d’après-midi, un convoi de 33 véhicules de l’armée américaine lourdement chargés traversait un pont au-dessus du Tigre, dans les rues poussiéreuses et pleines de détritus d’Al-Amara, en Irak. Le sergent Stuart Redus était au volant d’un vieux poids lourds aux lignes carrées, le 28e de la file. Le sergent chef Fernando Torres était à ses côtés sur le siège passager. Des plaques d’acier rouillées étaient rivetées aux portes – un genre d’armure maison –, mais à part ça, le camion, qui tractait un conteneur rempli d’armes, était sans protection. Dans la cabine, ils n’avaient ni radio, ni téléphone satellite, juste un talkie-walkie acheté en magasin qui pendait à un élastique. Engagés sur un grand boulevard du centre-ville, ils entendirent un bruit métallique ressemblant aux premières gouttes d’une averse. Puis ce fut un violent orage : des bombes explosèrent, de la fumée et du feu surgissant de sous la chaussée, suivies par les martèlements mécaniques des fusils mitrailleurs. Des jurons et des grésillements sourdaient du talkie-walkie. Redus mit pied au plancher mais une roquette explosa derrière la cabine, déchiquetant le pont arrière du véhicule. Les deux hommes tombèrent inconscients. Le semi-remorque se mit en portefeuille et alla s’écraser contre un mur Jersey sur le bord de la route. Redus reprit connaissance et essaya de forcer l’engin à redémarrer, mais il ne voulait pas bouger. Il hurla dans le talkie-walkie : « À l’aide ! À l’aide ! Nous sommes touchés ! »

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Vue aérienne d’Al Amara
Crédits : DR

Devant eux, ils voyaient les feux arrière rouges du convoi s’éloigner dans un nuage de fumée noire, soulevé par les tirs et les pots d’échappement. Juste derrière eux, un camion-benne militaire était en approche. Mais plutôt que de s’arrêter pour les récupérer, il les dépassa à toute vitesse. Le Humvee qui suivait fit de même, son artilleur recroquevillé dans la tourelle, ainsi qu’un autre camion-benne et un autre Humvee. Le véhicule qui fermait la marche était une dépanneuse à huit roues, avec trois hommes à son bord, dont la mission était de récupérer les camions endommagés. Chacun d’eux diraient plus tard aux enquêteurs de l’armée qu’ils n’avaient vu personne bouger dans l’engin abattu, mais Redus affirme avoir regardé l’un d’eux droit dans les yeux. La dépanneuse ralentit jusqu’à rouler au pas, puis elle accéléra de nouveau, les cliquetis de sa remorque vide diminuant à mesure qu’elle s’éloignait. Redus criait en vain dans le talkie-walkie : le convoi était hors de portée. À travers les débris de la fenêtre arrière, Redus et Torres virent des dizaines d’hommes aux visages masqués sortir des immeubles et des allées, agitant triomphalement au-dessus d’eux leurs fusils et leurs lance-roquettes. Redus se tourna vers Torres et lui dit : « Prends toutes tes putains de munitions, mec. »

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Aucun d’eux ne s’était jamais retrouvé dans une fusillade auparavant. À l’époque, Torres était un homme au physique élancé de 35 ans. Il avait des yeux de cocker et une moustache soigneusement taillée. Il avait grandi dans un ranch au Mexique avant de déménager à San Antonio lorsqu’il avait 12 ans. Sa mère, qui était américaine, les y avait envoyés lui et son frère. Il se porta volontaire pour entrer à l’armée dès sa sortie du lycée, en 1989, demandant à faire du service actif. Mais il obtint des résultats médiocres aux tests qui le reléguèrent à un boulot à mi-temps comme réserviste : il était conducteur de rouleaux compresseurs et de tractopelles dans une unité de construction des routes. Quand la guerre en Irak commença en 2003, il posait des toitures et versait du béton sept jours par semaine pour nourrir sa femme et ses deux filles. Au combat, il gagnerait jusqu’à 4 000 dollars par mois, net d’impôts. Il se porta volontaire pour intégrer la 277e Compagnie d’Ingénierie, une unité de réserve basée à San Antonio, qui devait s’y rendre en décembre 2003. C’est là qu’il fit la connaissance de Redus.

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Stuart Redus

Redus avait 41 ans. Ce natif de San Antonio, chauve et tout en muscles, avait un strabisme dû au Soleil et des dents du bonheur. Il avait servi activement durant quatre ans comme mécanicien de l’armée en Allemagne de l’Ouest, mais il démissionna en 1985 pour rentrer auprès de sa femme, Roxann, avec qui il eut trois enfants. Une partie de lui se languissait néanmoins de la vie militaire. Le 12 septembre 2001, il entra dans un bureau de recrutement pour se réengager. C’était un bon tireur, il pouvait courir huit kilomètres en moins de 40 minutes et il enchaînait sans ciller les séries de 50 pompes. Il demanda une mission de combat – service actif, infanterie, Forces spéciales si possible – mais on lui répondit qu’il était trop vieux. Le mieux qu’ils pouvaient lui offrir, c’était un poste de chauffeur d’engins de construction dans l’unité de réserve locale.

Quand la compagnie débarqua au Koweït pour la première fois en février 2004, Redus, Torres et quelques-uns de leurs camarades connaissant la soudure, fabriquèrent des armures de fortune à partir de métal de récupération pour protéger les 60 véhicules de l’unité – Humvee, camions-bennes, chargeuses-pelleteuses et transporteurs de troupes. Ils travaillaient jusque tard dans la nuit, la lumière crépitante de leurs lampes à acétylène illuminant le parc de véhicules, où le tintement métallique des marteaux résonnait jour et nuit. Fin mars, la compagnie entière embarqua pour un convoi de 800 kilomètres vers le nord jusqu’à Balad, en Irak. Ils y rejoignirent une unité de construction plus importante : le 84e Bataillon d’Ingénierie de Camp Anaconda, une base militaire poussiéreuse avec une piscine à sec, un cimetière d’avions et un incinérateur de déchets. En tant que réservistes chargés d’une mission « non combattante », on les appelait les fobits, un diminutif qualifiant les soldats travaillant dans les Forward operating base (FOB), les bases opérationnelles avancées. Mais une fois que leur opération d’extraction et d’installation de l’asphalte fut terminée, on les envoya en mission aux quatre coins du pays, où ils réparaient souvent les dégâts causés par des EEI. À la fin du mois d’avril, le 84e dut transporter un petit détachement de la Garde nationale de l’Alabama depuis la base d’Abou Ghraib à Bagdad jusqu’au Koweït – les soldats rentraient chez eux. Le 84e emprunta quatre semi-remorques du 277e et huit soldats pour les conduire, dont Redus et Torres. Le commandant du convoi était le sous-lieutenant Facundo Funes, un chef de peloton de 24 ans originaire de Californie, avec peu d’expérience du combat. Il fut chargé de la mission à la dernière minute et on lui donna une carte incomplète de l’itinéraire, qui passait au travers de la ville d’Al Amara, non loin de la frontière iranienne. Funes avait entendu dire que la route était « noire » – c’est-à-dire défendue aux militaires –, mais ses inquiétudes, transmises aux quartiers généraux du 84e la nuit précédant le voyage, restèrent lettre morte.

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Un insurgé à l’assaut d’un véhicule de l’armée américaine
Crédits : Nabil Al Jurani

L’histoire du « train de l’enfer », comme le désastre fut appelé par la suite, n’a jamais été publiée. Elle se déroula en 2004, à une époque où l’armée américaine était souvent prise en faute dans ses relations publiques. Si cet incident avait été révélé, il aurait remis en question le no man left behind (« on n’abandonne personne »), un principe au cœur du credo des soldats que chaque recrue mémorise lors de son entraînement. Ce code d’honneur est célébré dans d’innombrables films de guerre, d’Il faut sauver le soldat Ryan à La Chute du faucon noir. À la suite de cette embuscade, des hauts commandants du renseignement militaire ordonnèrent aux survivants du convoi de ne pas en parler aux journalistes. Le Pentagone publia un communiqué austère dressant la liste des hommes morts au combats, mais ils ne dirent rien des circonstances précises. Ce n’est qu’aujourd’hui, tandis que tous les personnages centraux de l’histoire sont à la retraite – après une décennie de devoir de confidentialité – qu’ils ont accepté de livrer leur version des événements.

La prison

Redus et Torres se trouvaient dans une zone industrielle délabrée en bordure des bas-fonds d’Al Amara. Dans le rétroviseur brisé, Redus aperçut la silhouette d’un pickup Toyota blanc à une cinquantaine de mètres d’eux, traversant un égout à ciel ouvert. « Le type a surgi du côté passager avec un de ces putains de lance-grenades RPG alors que le véhicule était encore en mouvement », raconte Redus. « J’ai vu les yeux de cet enfoiré, il se tenait à moins de dix mètres de moi, juste là. Ça s’est arrêté là pour lui. J’ai tiré une salve de balles sur ce type. » Redus vida le reste de son chargeur du côté conducteur du Toyota, constellant le pare-brise d’impacts de balles. De l’autre côté de la rue, à une quarantaine de mètres environ, Redus repéra un bâtiment abandonné avec des tours à chaque coin. Les balles fusaient dans la rue, s’encastrant dans les boucliers des portes en les faisant tinter comme des cloches. Lorsqu’un fourgon du Croissant-Rouge passa dans la rue, créant une accalmie dans les échanges de tirs, Redus dit à Torres de le couvrir et il ouvrit la porte pistolet en main. Un tir de mortier raté pulvérisa le trottoir devant le camion. Torres sortit de la cabine et se mit à couvert derrière un poteau électrique, échangeant des tirs avec les miliciens postés plus haut dans la rue.

Les miliciens les encerclaient, leurs tirs provenant de trois côtés.

Redus fila le dos courbé à travers l’égout jusqu’au bâtiment et couvrit Torres depuis l’autre côté. Torres restait figé derrière le poteau. « Amène-toi, Torres ! » cria Redus en tirant sur leurs assaillants. « Allez ! Viens ! » Torres courut jusqu’à la position de Redus. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils prirent conscience de la situation. « Il nous ont abandonné », haletait Torres. « Putain, il nous ont laissés là ! » Ils examinèrent de plus près le bâtiment. Il s’agissait d’une vaste prison s’étendant sur cinq hectares, au centre de laquelle se trouvait un groupe de cellules en construction ressemblant à un parking sur deux étages. La cour en terre battue était jonchée de matériaux de construction : des barres d’armature empilées, des tas de sable, des bobines de câbles rouillés et des réservoir d’essence stockés dans des cages. Le mur d’enceinte en béton était surmonté de barbelés, et il n’y avait qu’une entrée dont la porte était ouverte. Le poste de garde était vide. Redus fit déguerpir deux civils qui pillaient l’endroit et il grimpa l’escalier d’une des tours de la façade donnant sur la rue. Perché au troisième étage, il regarda vers le sud, dans l’espoir de voir le convoi faire demi-tour pour venir les chercher. Mais tout ce qu’il pouvait voir, c’était des groupes de combattants ennemis approchant de la prison en voiture et à pied. Ils étaient vêtus de noir avec des brassards verts et portaient des mitrailleuses et des lance-grenades. « Ces fils de pute arrivent, ils sont des tonnes, mec, des tonnes ! » cria-t-il à Torres. Il commença à cueillir les plus proches, les douilles en laiton tintant à ses pieds en tombant. Les deux sergents disposaient de leurs armes personnelles – un pistolet et un fusil d’assaut avec des chargeurs de rechange – mais n’avaient ni radio, ni GPS, pas de mitrailleuses et pas de grenades. Sans compter qu’ils n’avaient presque pas d’eau. Redus avait laissé sa gourde dans le camion et celle de Torres était pratiquement vide. Il faisait plus de 40°C et la sueur leur dégoulinait sur le visage. « En y repensant, c’était un des trucs les plus horribles », dit Redus. « Il est tellement facile d’oublier son eau, et tellement flippant de ne pas en avoir. »

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Les miliciens chiites de l’Armée du Mahdi
Crédits : AFP

Les miliciens les encerclaient, leurs tirs provenant de trois côtés. Ils se séparèrent et se mirent à l’abri dans les cellules abandonnées. Torres, caché derrière un parapet surplombant une volée de marches de béton, repéra un assaillant qui se glissait derrière Redus. Son doigt tremblait sur la gâchette – il n’avait jamais tué personne auparavant. Dix secondes s’écoulèrent durant lesquelles les viseurs de son fusil flottaient autour du torse de l’homme. 30 secondes. L’homme leva sa Kalachnikov, Redus en ligne de mire. Torres fit feu. L’homme s’écroula. Les corps s’empilaient autour de l’entrée. Redus dit avoir tué entre six et dix hommes à cet endroit ; Torres, deux ou trois. Au crépuscule, les miliciens commencèrent à se glisser à l’intérieur. Cherchant une sortie, Redus courut jusqu’à la tour du coin sud-ouest. Torres le suivit en gardant le dos courbé. Il y avait sur la porte un énorme verrou. « On a tiré dessus, comme des cons », se souvient Redus. « Et rien ne s’est passé, évidemment. » Ils racontent qu’il ne restait plus qu’un endroit où se rapatrier : la quatrième tour, dans le coin nord-est. Ils piquèrent un sprint à travers les décombres, courbant l’échine pour éviter les tirs de mitraillettes. « C’était la course la plus longue de ma vie », dit Redus. « Et c’était à peine un 100 mètres. » (155, d’après Google Earth.) Torres – dont le nom signifie « tours » en espagnol – trouva la porte entrouverte. Ils gravirent quatre escaliers successifs avant d’aboutir à une salle fermée avec des fenêtres sur deux côtés. De là, ils pouvaient voir leur camion brûler dans la rue. Un attroupement s’était créé autour de l’épave. Les pilleurs sautaient sur le capot et frappaient la remorque avec des bâtons. Ils réussirent à forcer le conteneur et sortirent les bras chargés de masques à gaz, de lunettes de vision nocturne et de fusils M16. Torres vit soudain que les miliciens avaient installé un canon antiaérien dans la cour de la prison. 000L’arme tirait des salves de cartouches de la taille de carottes et les murs de la tour tremblaient sous ses rafales. Lorsque le bruit s’évanouit, Redus se redressa pour tirer quelques coups à travers la fenêtre. Il vit le nez d’une grenade-fusée en approche, le gaz propulseur tournoyant derrière elle. Il se détourna au moment où elle explosa contre le mur, faisant trembler la tour sur ses fondations. Des plaies béantes révélaient ses entrailles d’acier.

Après trois heures de combat ininterrompu, Torres cria : « Il ne me reste plus que deux cartouches ! » Redus fit le compte. Il lui restait la moitié d’un chargeur. Ils décidèrent d’économiser leur dernières munitions pour les retourner contre eux-mêmes s’il le fallait. « On n’allait pas se laisser prendre vivants », dit Torres. Un mois plus tôt, à Falloujah, des insurgés avaient suspendu les corps brûlés de deux mercenaires sur un pont au-dessus de l’Euphrate. Dix jours plus tard, ce qui allait devenir Daech publiait sa première vidéo de décapitation. Quand Torres se retourna pour voir le visage de Redus, il vit qu’il avait les yeux fermés. Il priait.

Abandonnés

Le reste du convoi se regroupa à cinq kilomètres au sud d’Al Amara, sur la Route 6. C’était un véritable « chaos organisé », raconte Billy Steele, sergent chef de 38 ans amateur de tabac à priser. Le corps sanguinolent du caporal Ramon Ojeda fut sorti d’un Humvee. Le soldat de 22 ans avait reçu une balle dans le cou et s’était noyé dans son propre sang. Dans le dernier véhicule, la dépanneuse, le sergent chef de 32 ans Oscar Vargas-Medina était mort des suites d’une balle à l’épaule. Cinq autres hommes avaient reçu des blessures par balle : dans les bras, les jambes, la gorge et la poitrine. Des hurlements de douleur s’élevaient loin au-dessus du point de ralliement.  La nuit était tombée soudainement, comme c’est le cas dans le désert. Les soldats déclenchèrent des grenades incendiaires dans les véhicules trop endommagés pour continuer, l’incendie aluminothermique enflammant la terre et les rochers bordant l’autoroute. Il firent ensuite le décompte. Ils arrivèrent à 68 hommes en incluant les morts. Mais le convoi en transportait 70 hommes. Le sergent chef José Cerdagarza identifia les hommes manquants, qui appartenaient à son peloton. Durant l’embuscade, il avait vaguement entendu Redus appeler à l’aide dans les talkies-walkies.

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Un convoi du 277e dans les rues de Bagdad
Crédits : US Army

Les convoi avait cinq Humvee équipés de mitrailleuses lourdes et de lance-grenades automatiques. Cerdagarza voulait qu’une équipe retourne en ville pour chercher Redus et Torres, et il se porta volontaire pour y aller lui-même. Steele était partant lui aussi. « Si je voulais y retourner ? » dit Steele. « Sûrement pas. Mais j’étais prêt à le faire, parce que j’aurais voulu que quelqu’un revienne pour moi. » En quittant Bagdad 12 heures plus tôt, Funes s’était rendu compte que la radio et le téléphone satellite ne fonctionnaient pas. Le convoi n’avait pas réussi les appels tests avec les forces d’intervention rapide et l’évacuation médicale. Ils n’avaient aucun moyen d’appeler de l’aide ou de joindre Redus et Torres. Sa carte était en basse résolution et ne montrait aucune force alliée dans la zone. « Il avait l’air confus », se souvient Steele. « Il avait peur, on aurait dit un petit garçon. » Il y avait un homme dans le convoi dont le grade était plus élevé que celui de Funes : le capitaine du détachement de la Garde nationale de l’Alabama (dont le nom restera tu car il n’a pas souhaité répondre à mes questions). C’était son dernier jour en Irak et il s’opposa à ce qu’ils fissent demi-tour, selon les soldats présents. Le capitaine fit valoir comme argument que le convoi ne disposait pas de la puissance de feu suffisante pour combattre la milice de nuit. Ils risquaient de se faire tous massacrer, pour deux cadavres. L’équipe de la dépanneuse avait en effet rapporté que personne n’était vivant dans le camion de Redus et Torres. La chaîne de commandement commençait à se déliter. Il n’était pas en charge mais il essayait de faire peser son grade. « Deux d’entre nous lui ont dit qu’il n’était rien d’autre qu’un putain de passager et qu’il n’avait aucun pouvoir de décision dans cette situation », raconte Steele.

Il se retrouva suspendu dans les airs, empêtré dans les barbelés.

Funes prit à part ses sergents les plus expérimentés. Ils convinrent que morts ou vivants, ils devaient se résoudre à abandonner Redus et Torres. « C’est sans aucun doute l’ordre que j’ai eu le plus de difficulté à suivre de toute ma vie », dit Steele. Il grimpa dans son camion avec Cerdagarza et ils reprirent la route du Koweït en silence. « Ils vous apprennent de ne jamais abandonner personne », dit Cerdagarza, « et c’est la première chose qu’ils font. » Le soir-même, la nouvelle de l’embuscade parvint au corps principal du 277e à Camp Anaconda, à près de 500 km au nord d’Al Amara. Les soldats apprirent que le convoi avait été salement touché. Vargas-Medina et Ojeda étaient morts. Redus et Torres étaient disparus au combat, et ils étaient probablement morts eux aussi. Mais dès le lendemain matin, la rumeur circulait que le 84e avait abandonné Redus et Torres à une mort certaine. Ce n’était pourtant que des on-dit. Les informations précises parvenaient rarement aux grades les plus bas. La vie reprit son cours et la mission se poursuivit. Jusqu’à ce que trois jours plus tard, Redus et Torres rentrèrent vivants à Anaconda.

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« Nous avons eu une chance incroyable », dit Redus. La nuit était à présent bien avancée et les miliciens avaient investi la cour de la prison. Il regarda à travers une petite fenêtre percée dans le mur de béton. La lueur de la Lune miroitait dans un lac salé, illuminant une issue inespérée, à travers un désert truffé de bassins d’évaporation peu profonds. Le sol devait se trouver dix mètres plus bas, mais il faisait trop sombre pour voir ce qu’il y avait en-dessous. La tour était séparée du mur d’enceinte par un fossé cerclé de fil barbelé. Redus eut une idée : ils allaient sauter. « Bordel », dit Torres. « C’est super haut. » Redus lui tendit son fusil et lui dit : « Écoute, mon vieux, tu vas atterrir et tu vas rouler. » Il sortit par la fenêtre en faisant attention à rester hors de vue des miliciens, puis s’entailla les mains sur le barbelé tandis qu’il avançait lentement au sommet du mur. Il se suspendit au bord et se laissa glisser contre la paroi, ses bottes pendant à deux étages au-dessus du sol. Puis il lâcha prise. « J’ai atterri durement », dit Redus. Le bord de son casque écrasa l’arête de son nez, remplissant sa bouche de sang. Il se remit sur pieds en titubant, l’arme au poing. Il n’y avait personne aux environs.

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Fernando Torres

Ce fut le tour de Torres. Alors qu’il passait par la fenêtre, son pied glissa, mais plutôt que de finir au sol, il se retrouva suspendu dans les airs, empêtré dans les barbelés. Il déchira ses manches pour se libérer, puis il se sentit tomber. Son corps atterrit brutalement sur un tas de pierres et d’éclats de béton. Il ouvrit les yeux, conscient, mais il avait du mal à respirer et il était incapable de bouger. Du sang ruisselait sur son visage. « Vas-y », dit-il d’une voix sifflante. « Continue sans moi. » « Je lui ai dit : “Mec, pour qui tu m’as pris ?” » raconte Redus. « “Je vais pas laisser ton gros cul ici après tout ce qu’on a traversé. Tu viens avec moi.” » Redus remit Torres sur pieds et passa un de ses bras autour de ses épaules. Les tirs reprirent derrière eux, les munitions antiaériennes s’écrasant contre l’autre côté de la tour. Les chiens du quartier aboyaient sans cesse à cause du vacarme. « Plus je les entendais tirer sur la tour, mieux je me sentais », dit Redus. « Ces fils de pute pensaient qu’on était encore dans cette saloperie. » Droit devant, ils virent le vaste canal d’évacuation des eaux usées du bidonville. Torres croit se souvenir qu’il se situait à une centaine de mètres de la prison. En réalité, il était cinq fois plus loin. « Redus a porté deux armes, tout son équipement et moi sur tout le chemin », dit Torres. Ils se faufilèrent dans la nuit et se mirent à couvert derrière un talus surplombant le canal. Ils ne pouvaient pas sentir les relents nauséabonds des égouts, car le sang avait coagulé dans leurs narines. « Il faut qu’on foute le camp d’ici », dit Redus. « Parce que ces types vont se lancer à nos trousses. » r1269_war_d-83a5301a-3d8f-4a70-9e41-6b7f2fe0e8d8Torres souffrait et devait s’arrêter régulièrement pour reprendre son souffle. Ils marchèrent sur plus d’un kilomètre, torturés par la soif, jusqu’à un caniveau sous la Route 6. Ils s’étendirent au sol et regardèrent les véhicules passer. Quand un vieux tacot approcha en cahotant, comme s’il était sur le point de caler, ils décidèrent de le hijacker. Redus déboula devant la voiture, braquant son fusil sur le pare-brise. Torres fit de même par-derrière. Pris dans les phares, ils devaient avoir l’air misérable : deux tireurs aux yeux rougis, du sang séché couvrant leurs mains et leurs visages, puant les égouts et criant en anglais. La voiture pila, son pare-choc manquant de s’encastrer dans le trottoir. Ils firent descendre trois passagers. Redus prit place sur le siège passager, son pistolet à la main. Torres monta à l’arrière et braqua son fusil sur le conducteur, un jeune homme imberbe vêtu d’une ample chemise en coton. « Il ne voulait pas conduire », raconte Torres. « Il disait : “Prenez la voiture, prenez la voiture.” On lui a répondu qu’on ne voulait pas voler sa caisse, on voulait qu’il conduise. »

Finalement, la voiture se remit en marche et s’engagea sur l’autoroute. Il y avait une bouteille en plastique contenant un liquide jaunâtre sur le plancher. Ils en prirent une gorgée, mais la recrachèrent presque aussitôt. C’était de l’essence et de l’huile récoltées durant une fuite du moteur. Trois kilomètres au sud d’Al Amara, une chicane de murs Jersey rabattait le trafic vers la lumière aveuglante de projecteurs. Ils furent bientôt encerclés par une demi-douzaine de policiers irakiens.

Les hommes de Sa Majesté

« Je n’avais plus aucune énergie pour me battre », dit Redus. « Mon uniforme était en loques et j’avais le drapeau américain sur mon épaule droite. Ils nous braquaient avec leurs armes en nous criant des trucs en irakien et ils ont vu que j’avais un pistolet pointé sur le chauffeur. Je leur ai juste dit : “Américain.” » Les policiers conduisirent Redus et Torres au poste, jusque dans le bureau de leur sergent, un homme mince et moustachu portant un uniforme bleu et un béret noir. Quand il vit les deux soldats dans un aussi piteux état, il se leva et se fâcha contre ses hommes. « Il était furieux », dit Redus. « Il leur a demandé pourquoi ils avaient amené des Américains ici. » Le sergent, qui parlait quelques mots d’anglais, commença à presser les touches d’un vieux téléphone militaire. Il disait que son patron était anglais. « Il a fini par avoir quelqu’un au bout du fil », dit Redus. « Je me demandais ce qu’il essayait de faire. »

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La CIMIC-House
Crédits : DR

Pendant une heure, les policiers parurent agités. Ils se disputaient en arabe. Ils voulaient que Redus et Torres rendent leurs armes, mais ces derniers refusèrent catégoriquement. Ils entendirent enfin le grondement familier de tanks en approche. Redus et Torres regardèrent le sergent d’un air étonné. « Il a dit : “British” », dit Redus. « C’était la chose la plus fabuleuse que j’avais jamais entendue de ma vie. » Redus, Torres et les autres soldats américains du convoi ignoraient que les forces britanniques avaient occupé Al Amara en mars 2003, et qu’ils étaient depuis aux prises avec une puissante milice chiite appelée l’Armée du Mahdi.

Le matin du 1er mai – alors que le convoi quittait Bagdad pour le Koweït –, les Britanniques lancèrent une opération surprise pour capturer six commandants de la milice. Dans ses mémoires, Sniper One, un sniper anglais du nom de Dan Mills écrit que l’ennemi prit cette opération menée avant l’aube comme « une déclaration de guerre pure et simple ». Mills était posté sur le toit du palais du gouverneur destitué, que les Britanniques avaient rebaptisé « Centre pour la coopération civile-militaire », ou CIMIC-House. La milice « commença à mobiliser tous les hommes qu’elle pouvait », écrit-il. « Des camions munis de hauts parleurs sillonnaient les rues en diffusant des messages furieux en arabe. » Un interprète lui a traduit la déclaration. « Ils disaient : “Que tout le monde rentre chez soi et prenne les armes. Sortez et combattez l’oppresseur infidèle.” C’était le djihad. » 0000De l’aube au coucher du soleil, coups de feu et explosions retentissaient dans tous les quartiers de la ville. Des vagues de combattants vêtus d’uniformes et de masques noirs prirent d’assaut la CIMIC-House, manquant de défoncer la porte. Des volées de mortiers et de roquettes firent du bâtiment sécurisé une véritable ruine. Pour faire libérer leurs leaders, les membres de l’Armée du Mahdi kidnappèrent et menacèrent d’exécuter un certain nombre d’agents de la police locale, qu’ils supposaient être les alliés des Britanniques. Cela donna lieu à une journée de coopération exceptionnelle entre les Anglais et la police irakienne – un élément qui joua un rôle déterminant dans le sort de Redus et Torres. La bataille fit rage tout l’été de devint le combat le plus célèbre de l’armée britannique en Irak : la défense de la CIMIC-House. Aux alentours de 18 heures, après 14 heures de combat continu, Mills entendit une série d’explosions au sud et vit une boule de feu s’élever dans le ciel, suivie d’un déluge de coups de feu et d’un nuage de fumée. En enquêtant sur les lieux, les Anglais trouvèrent « une longue traînée de débris métalliques carbonisés de près d’un kilomètre de long ». Ce n’est que plus tard qu’ils apprirent ce qui avait été attaqué : « Un convoi géant des ingénieurs de l’US Army. »

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Après avoir pris la décision d’abandonner Redus et Torres, Funes et les soldats sous ses ordres parcoururent une quinzaine de kilomètres avant d’être interceptés par une patrouille britannique. Ils affrétèrent un hélicoptère pour transporter les blessés, qui survécurent tous. Les Anglais escortèrent le reste du convoi jusqu’à leur base de Camp Abu Naji. En passant devant les rangées de tentes, de caravanes, de bâtiments fortifiés, de Land Rover blindés et de tanks, les Américains réalisèrent à quel point ils s’étaient trouvés près des renforts tout ce temps. De leur côté, les Britanniques n’en revenaient pas du fait que les Américains avaient coupé à travers le bastion de l’Armée du Mahdi dans le centre-ville, qu’ils n’avaient jamais osé approcher sans leurs tanks. On prépara un repas de minuit aux Américains dans la « salle à manger », une tente aux allures de caverne où planaient des odeurs de café et d’œufs brouillés. Les soldats étaient assis autour des longues tables lorsque le dernier homme qu’ils s’attendaient à voir fit son entrée : le sergent Stuart Redus. Ses mains étaient couvertes d’entailles, son nez était enflé et une balafre traversait son visage. « Il avait le regard fixe », dit Steele. « Il ne cillait quasiment pas. » Steele se leva pour aller l’étreindre, mais Redus se contenta de dire : « Je t’ai attendu. »

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Camp Abu Naji

Les hommes du 84e se tenaient debout, l’air ébahi, et Redus raconte qu’il jeta une prune à l’un d’eux – le soldat du camion-benne qu’il avait reconnu. Au départ, Redus se contrôla pour ne pas manquer de respect à Funes devant ses hommes. Mais plus tard, lorsque ce dernier vint « faire amende », le Texan ne se contint pas une minute de plus. « J’ai bondi sur ce fils de pute. Et si Billy Steele n’avait pas été là, je lui aurais arraché la tête. »

Médaille de bronze

Après que Redus leur eût raconté l’évasion, un autre sergent tenta de lui expliquer les circonstances qui avaient contraint le convoi à repartir. Redus l’arrêta net. « Espèce de connard, tout ce que je sais c’est que vous étiez responsable de nous, que vous saviez très bien qu’on était là-bas, et que vous avez laissé un putain de sous-lieutenant de 24 ans vous convaincre de ne pas vous bouger le cul pour venir nous chercher. » Torres avait été conduit à l’hôpital du camp. Il était trempé de sueur et de selles après avoir traversé les égouts. « Ce type s’est probablement pissé et chié dessus ! » dit le docteur britannique à l’infirmière en riant pendant qu’il découpait les vêtements de Torres. Tandis qu’ils le lavaient et pansaient ses plaies, Torres raconte que le médecin n’arrêtait pas de lui demander quelle était sa nationalité. « Ils m’ont demandé où j’avais foutu mon sombrero, ce genre de choses. » Puis ils le mirent à plat ventre et le médecin plongea un doigt ganté dans son rectum, en lui expliquant que c’était pour s’assurer qu’il avait bien des sensations. « Est-ce normal ? » demande aujourd’hui Torres. « “Est-ce que vous le sentez ?” Évidemment que je le sens, ducon. »

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Les ingénieurs du 277e

Ils administrèrent un sédatif à Torres et il perdit conscience. Il sombra dans un sommeil profond et sans rêve. Quand il se réveilla le lendemain, dans un lit différent, un homme étrange en tenue de motard, avec un bandana et une veste de cuir noirs, des jeans et des bottes de cowboy, lui rendit visite. « C’était un Américain », dit Torres. L’homme interrogea Torres à propos de l’ennemi : il voulait savoir combien ils étaient, ce qu’ils portaient, de quel type d’armes ils se servaient, et combien Redus et lui en avaient tué. « Attendez une minute », demanda Torres. « Vous êtes qui ? » L’homme lui répondit de ne pas s’en soucier. Il voulait savoir comment Torres avait été blessé. Ce dernier lui répondit qu’il était tombé d’une tour et qu’il s’était blessé le dos, ce qui inspira à l’homme une grimace et un éclat de rire. Puis il quitta la pièce aussi vite qu’il était venu. (Redus dit pour sa part qu’il n’a jamais été contacté par un homme correspondant à la description du motard de Torres.) Redus et Torres prirent l’avion pour rentrer au Koweït pour deux jours de débrief, avant de retourner à la base de Camp Anaconda, où leur réapparition fut accueillie comme un miracle par les hommes du 277e.

Au cours de l’enquête qui s’ensuivit – un mois de comptes-rendus fastidieux –, un clivage émergea entre les réservistes, qui étaient tous outrés par la violation du credo du soldat, et les hommes du 84e, qui avaient des officiers de carrière à protéger. Il y avait Funes, mais aussi de plus hauts gradés aux quartiers généraux de la brigade, qui avaient envoyé le convoi dans une zone interdite avec une carte « finie à la pisse » et une radio « qui n’assurait pas un cul », ignorant visiblement tout de la bataille historique qui avait fait rage à Al Amara. Tous les gradés semblaient coupables. Redus et Torres répétèrent la même histoire au cours de multiples entretiens avec d’étranges officiers qu’ils ne revirent jamais. Torres raconte qu’on lui confisqua ses armes et qu’il fut placé sous surveillance pour éviter qu’il ne mît fin à ses jours. Des escortes armées les accompagnaient où qu’ils aillent. Leurs conversations avec leurs familles étaient surveillées et la ligne pouvait être coupée s’ils en disaient trop. Des agents du renseignement mirent en doute leur version de l’histoire et leurs ordonnèrent de ne parler de l’incident à quiconque hors de l’unité. Personne ne leur présenta la moindre excuse, ni la moindre explication. « Ils nous disent de ne jamais abandonner un homme, mort ou vivant », dit Torres. « On voit ça dans les films et on y croit. Alors comment se fait-il que ces types nous l’aient fait, à nous ? »

Ce qu’il a fait ensuite lui a valu de passer en conseil de discipline.

La quasi-totalité du mois de mai 2004 est absente des archives WikiLeaks sur la guerre en Irak, bien qu’il existe des milliers de rapports de terrain datant d’avril et de juin. En réponse à ma requête en vertu du Freedom of Information Act, l’armée a nié l’existence de tout document relatif à l’incident. Il s’est avéré que c’était faux. Un vétéran qui a demandé à garder l’anonymat m’a transmis une copie non censurée de l’enquête interne de l’armée, préparée par un colonel du JAG et signée par le lieutenant-général Thomas F. Metz, un des principaux généraux américains en Irak à l’époque. Le rapport inclut des conclusions détaillées ainsi qu’une chronologie de 72 heures de l’embuscade, mais il n’est fait mention nulle part de la décision délibérée de la part du commandant du convoi d’abandonner deux soldats au combat. « Beaucoup de hauts gradés ont l’habitude de cacher les choses sous le tapis », dit Redus. « C’est ma conclusion. » Dans un bref échange par mail, Funes, qui est aujourd’hui membre des réserves inactives et employé civil de l’armée, m’a dit de me référer aux déclarations qu’il avait faites lors de l’enquête. Il n’a rien voulu dire de plus. Il n’est jamais passé devant un conseil, n’a jamais reçu de mise à pied et n’a pas été réassigné. En revanche, il a été promu au rang de capitaine. Le rapport du JAG dit simplement : « Funes, bien qu’ayant une expérience professionnelle limitée, a agi héroïquement durant l’embuscade du convoi et a su faire montre de compétences de leadership dans une situation difficile. » (Le département de l’Armée des États-Unis n’a pas répondu à mes sollicitations répétées de commentaires.) Le commandant en chef du 84e était le lieutenant-colonel Jeffrey Eckstein, diplômé de l’Académie militaire de West Point, vétéran de l’opération Tempête du désert et de la Somalie. Aujourd’hui à la retraite, Eckstein refuse de se prononcer sur le cas de Funes, qui était son subordonné à l’époque. « Rien ne prépare vraiment les gens à ce degré d’intensité », dit-il. « On ne peut pas tout anticiper sur le terrain. Il a pris la meilleure décision qu’il pouvait prendre, et il était le seul à pouvoir la prendre. » arcomv

Le lieutenant-colonel Peter Kilner, officier de l’armée et professeur de philosophie à West Point, qui écrit sur l’éthique du champ de bataille, dit que le credo du soldat est « une aspiration », une « maxime motivante » et non une loi de la guerre. « Le boulot d’un officier en charge du commandement est d’exercer son jugement, pas de suivre une devise de façon pavlovienne », dit-il. Cependant, Kilner ajoute que Funes aurait pu tenter de sonder la force de l’ennemi. « Psychologiquement, c’est mauvais pour les soldats d’abandonner deux de leurs camarades », dit-il. « Cela joue sur les peurs les plus viscérales des soldats au combat. » Redus et Torres reçurent la Commendation Medal avec une agrafe V apposée au ruban, pour leur bravoure. L’ « ARCOM », comme on l’appelle, n’est pas grand-chose d’autre qu’un certificat de participation. Ils n’ont même pas reçu de Purple Heart, accordée aux personnes blessées ou tuées au service de l’armée américaine, alors qu’ils étaient éligibles et se sont tous deux endommagés la colonne vertébrale pour de bon après avoir sauté de la tour. Redus s’est également démis l’épaule, cassé le nez et il a souffert d’un traumatisme crânien suite à l’explosion du camion. Le 277e a tout de même cité Redus pour une Silver Star, mais le 84e l’a rétrogradée en bronze. Sa citation a fini par être rejetée – pour manque de témoins. C’est presque une insulte.

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Redus s’était engagé dans l’armée en voulant devenir soldat des Forces spéciales, mais il tempère aujourd’hui son propos : « Faut se méfier de ses ambitions, car il n’y a rien de bon dans la guerre. » Après son retour d’Irak, il a souffert d’insomnie et il est encore sujet à des épisodes de rage incontrôlée. Il a décroché un diplôme universitaire en ligne et il est devenu officier, tout en travaillant comme mécanicien chez Holt Caterpillar Co. à San Antonio. En 2009, à l’âge 46 ans, il s’est senti en assez bonne forme pour se réengager dans le 277e pour un second tour en Irak. « Parfois, il faut juste remonter à cheval », dit-il. Il était chef de peloton sur les convois de son unité. Il a survécu à deux attentats à l’EEI, mais rien de semblable à Al Amara. Il a pris sa retraite en tant que capitaine et travaille aujourd’hui derrière un bureau chez Holt Caterpillar. Il s’en sort avec des médicaments, une assistance psychologique, de longues balades sur ses terres et le soutien de sa femme, ses trois enfants et ses sept petits-enfants. Il dit qu’il n’oubliera jamais ceux qui l’ont abandonné à son sort.

Torres vit aujourd’hui à Tijuana, au Mexique, avec sa seconde femme et son beau-fils de dix ans. Il travaille de l’autre côté de la frontière sur un chantier naval de San Diego. Il est rentré d’Irak dans un plus sale état que Redus. À part des symptômes de stress post-traumatique classiques et des douleurs au dos, il se sentait terriblement honteux de s’être figé au combat et est passé par une sorte de deuil pour avoir tué ces hommes. Il était sujet à des sautes d’humeur et des sursauts d’agressivité. Son premier mariage est tombé en lambeaux et sa femme est partie avec les enfants. Il s’est mis à boire, a perdu son emploi dans le bâtiment, et enfin sa maison. Ses possessions se sont réduites jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus qu’un sac de marin avec son vieil uniforme, son casque et la pochette à munitions de son dernier chargeur. Comme Redus, il a fini par se porter volontaire pour un deuxième tour. « J’avais l’impression d’avoir laissé quelque chose là-bas », dit-il. « J’avais le sentiment de devoir y retourner pour le récupérer. »

En mars 2006, Torres menait un convoi de trois camions blindés sur une route traversant les collines à l’extérieur de Kaboul, en Afghanistan. Une brève fusillade a éclaté et le camion qui fermait la marche a eu les pneus crevés, s’arrêtant dans un nuage de poussière. À l’intérieur se trouvaient trois personnes, un civil et deux soldats. Torres a contacté les quartiers généraux par radio mais on lui a dit de continuer sa route. Il transportait un entrepreneur du corps des ingénieurs de l’armée qui valait un paquet d’argent. Ils lui ont dit qu’un autre convoi les suivait de près et qu’ils embarqueraient les trois hommes du camion HS en passant. « Bien reçu », a dit Torres avant de raccrocher. Ce qu’il a fait ensuite lui a valu de passer en conseil de discipline et d’être réassigné à un poste isolé à la frontière du Tadjikistan. Il a désobéi à l’ordre et a fait demi-tour pour récupérer les trois hommes de son convoi. Il a refusé d’abandonner qui que ce soit.

U.S. Army soldiers travel dismounted through the village of Kotub Kheyl as a convoy passes by June 24, Logar province, Afghanistan. Key leader engagements are conducted in this village to insure that there are no issue's and what can be done to prevent them.

Un convoi de l’armée américaine en Afghanistan
Crédits : US Army

 


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Abandoned in Iraq: Inside Two Soldiers’ Harrowing Escape », paru dans Rolling Stone. Couverture : Un convoi de l’armée américaine en Irak. (US Army)


SUR LE FRONT IRAKIEN : QUI SE BAT CONTRE QUI ET POURQUOI

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Au nord de l’Irak, une bataille sans merci a lieu pour le contrôle du village de Kudilah. Elle en dit long sur l’avenir du conflit.

Nous sommes en avril et les combats sont dans l’impasse. Une partie des forces de l’armée irakienne campe dans le village de Kudilah, en Irak, incapables d’avancer plus loin à cause de la résistance acharnée qu’opposent les combattants de l’État islamique. Je fais partie d’une équipe de recherche venue ici pour la première fois en février, dans le but de parler aux combattants de tous les camps de cette bataille féroce. Elle était censée être terminée, ou du moins sur le point de l’être, mais nous continuons à réaliser des entretiens. Notre objectif est de mieux comprendre ce qu’est la « volonté de se battre ». Pour le président Barack Obama et son directeur du renseignement national James Clapper, la situation actuelle est due à la fois à une surestimation de la capacité des alliés à détruire les forces de l’État islamique, et une sous-estimation de l’aptitude des terroristes à leur résister. ulyces-kudilahfront-01 À Kudilah, les combattants de l’État islamique (qu’on connaît également sous les acronymes EI, ISIS pour les Américains et Daech pour leurs adversaires du Moyen-Orient) affrontent une coalition constituée d’hommes issus des tribus arabes sunnites de la région, des Kurdes de l’armée irakienne et des peshmergas du Gouvernement régional du Kurdistan. La bataille a été planifiée par des conseillers militaires et des contractants privés américains et allemands, qui veulent tester les forces de la coalition qui prendront part à l’assaut de la ville voisine de Mossoul – la deuxième plus grande métropole d’Irak et de loin le plus vaste centre de population sous contrôle de l’État islamique. Nous pensions donc que la « bataille de Kudilah » nous fournirait un terrain d’expérimentation idéal pour nos études psychologiques et anthropologiques portant sur la morale et l’engagement.

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