J’ai posé mes yeux sur Jon Dee Graham pour la première fois le 16 avril 1984. Il avait 25 ans. J’en avais 23. Nous étions au Ritz, un immense club de rock dans l’East Village à Manhattan. Jon Dee jouait dans un groupe d’Austin, Texas, appelé les True Believers, venu faire l’ouverture des Los Lobos. Je suis toujours impatient de découvrir les premières parties et j’étais préparé, comme toujours, à les détester quoi qu’il arrive. Mais une fois sur scène ils m’ont époustouflé. Les Troobs, comme ses fans les appelaient, composaient une armée de trois guitares rugissantes, incomparable à tout ce que j’avais pu entendre depuis le crash de l’avion des Skynyrd. Mais ces gars avaient fait leur temps dans des groupes de punk-rock. Ils associaient au côté bizarre du groupe Athens que j’adorais au collège un trio de guitares bien lourd qui est resté dans ma cartouche 8 pistes durant tout mon lycée. Ce dont je me souviens avoir aimé à propos de Jon Dee Graham, c’était que même s’il pouvait clairement jouer comme un génie, il ne le montrait jamais. Ses solos étaient toujours au service de la chanson. Puis, les années suivantes, le reste du monde et moi-même avons pratiquement oublié les True Believers. Treize ans plus tard, je traînais dans le bar Star Community à Atlanta pour voir un chanteur et compositeur d’Austin appelé Kelly Willis. J’ai demandé à un ami : « Quelqu’un fait la première partie ? » Vint alors la réponse : « Un type qui s’appelle Jon Dee Graham. » Je me suis alors dit : « Eh bien, ça va être nul. » Selon mon expérience d’amateur de musique, j’avais rarement vu un excellent joueur de guitare et un excellent compositeur de chanson occuper le même corps. À de rares exceptions, les mecs qui envoient de supers solos de guitare ne peuvent pas écrire des paroles dignes de ce nom, et vice versa. C’est pour ça qu’ils ont besoin l’un de l’autre. Quand Jon Dee Graham, 38 ans, apparut sur la petite scène, je me suis levé, du haut des mes 36 ans, prêt à le trouver ennuyeux. Il s’est assis sur une chaise, en pinçant délicatement les cordes de sa guitare acoustique. Il a alors commencé à chanter avec une voix si rauque qu’elle en était presque menaçante, mais ce qu’il en sortait était d’une tendresse rare :

« Well, I broke a hundred-dollar bill,

Eh, j’ai dépensé un billet de 100 dollars,

For two tickets on the bus into the hills,

Pour deux tickets de bus à travers les collines,

My boy, he stood up in his seat,

Mon garçon, il s’est mis debout sur son siège,

He said, “I have never seen Christmas lights like that.”

Il dit, “Je n’ai jamais vu des lumières de Noël comme celles-ci.” »

Il continua de jouer et commença à gémir. La mélodie était transportée par sa voix qui sonnait comme le rugissement d’un lion blessé. Il joua ensuite un la bémol tout doucement et délivra la seule ligne du refrain de la chanson.

« All my angels have gone home; can we use yours ?

Tous mes anges sont rentrés chez eux ; peut-on utiliser les tiens ? »

J’étais étonné. Une histoire d’un homme et de son fils assis dans un bus allant quelque part. Une histoire sur les merveilles qui vivent seulement à travers les yeux des enfants. Mais le père souffre. Pour une raison ou une autre, ses propres anges ont quitté la scène. Mais il regarde son fils et voit une raison d’avoir la foi, d’espérer que les anges puissent peut-être revenir. C’était une histoire qui pouvait se poursuivre avec des milliers de mots durant deux douzaines de chapitres. Mais Jon Dee Graham l’avait racontée en un seul vers et un refrain. Une minute et 25 secondes. Cinq lignes. Quarante-trois mots et un long râle. En somme, cela ne représente que 64 % des mots que j’ai dû utiliser pour vous décrire la chanson à l’instant. C’est le meilleur qu’on puisse avoir dans l’art de l’écriture américaine, où l’économie de langage est si précieuse.

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Institution
Continental Club, Austin, Texas
Crédits

Jon Dee s’est montré assez sympathique, m’a serré la main et m’a remercié d’avoir acheté ses CDs. Je suis sorti dans la fraîcheur de Moreland Avenue. Autant l’admettre, c’était la nuit où j’ai commencé à traquer Jon Dee Graham. En fin de soirée, Jon Dee se tenait au bout du bar pour vendre le CD de son premier album solo, Escape From Monster Island. La première chanson était $100 Bill. J’en ai acheté deux exemplaires. Un de mes plus chers amis, tout aussi amateur de musique que moi, Martin Flaherty, avait eu son fils Michael quelques mois plus tôt, et je savais que Martin devait écouter cet album, racontant les histoires d’un père et de son jeune garçon. Escape From Monster Island devint un petit point de repère dans notre longue amitié.

Passages à Austin

La fin des années 1990 ont été une étrange période de ma vie. J’ai passé beaucoup de temps seul, essayant de m’améliorer, notamment en apprenant à apprécier la vie sans autre compagnie que moi-même. Je décidai de faire quelque chose que je n’avais jamais fait : prendre des vacances tout seul. J’ai réservé un billet pour Austin et une chambre pour une semaine dans le vieux Austin Motel sur l’avenue South Congress. Pendant sept jours, je n’ai rien fait d’autre que d’aller voir des concerts et manger des migas au petit déjeuner et des barbecues au dîner. J’ai vu Jon Dee Graham jouer deux fois cette semaine-là. Les années suivantes, j’ai à nouveau pris des vacances à Austin et j’ai vu Jon Dee sur scène au moins une fois par séjour. Je ne lui ai jamais parlé, mais je l’ai traqué partout en ville. J’étais émerveillé rien qu’à l’idée de voir cet immense parolier se produire sous un porche à l’arrière d’un restaurant mexicain. Pour moi, Graham appartenait à la même catégorie que Leonard Cohen et Guy Clark, parce qu’ils étaient capable d’écrire un roman en trois vers et un refrain. Alors où était le public ? Et pourquoi ne devais-je pas payer au moins 25 dollars pour un ticket ? Six mois avant mes 50 ans, en janvier 2011, mon second mariage a pris fin et je voulais célébrer mon demi-siècle selon mes propres envies. J’ai donc invité mon plus vieil ami d’enfance, Eric Sales, à se joindre à moi pour un long week-end de musique et de bouffe à Austin. Nous nous sommes installés au Austin Motel et le dimanche soir, nous sommes allés de l’autre côté de la rue à la galerie d’art à côté du Continental Club, où Jon Dee se produisait chaque semaine en résidence sous le nom Jon Dee and Friend, partageant la scène (ou plutôt deux chaises pliantes) avec d’autres auteurs-compositeurs. Avec Eric nous nous sommes assis devant, seul endroit où il restait des chaises vides. Meilleures places de la salle. Lorsque Jon Dee s’est assis en face de nous pour accorder sa guitare, je me suis présenté à lui et lui ai dit que j’étais à Austin pour fêter mes 50 ans. Je lui ai demandé s’il pouvait jouer la chanson Butterfly Wing. C’est une petite chanson d’amour que j’ai toujours considérée comme l’un des meilleurs exemples de ce qu’un grand parolier est capable de transmettre en seulement quelques mots.

« She’s as pretty as a butterfly wing.

Elle est aussi jolie qu’une aile de papillon.

A butterfly wing,

Une aile de papillon,

A butterfly wing.

Une aile de papillon.

She’s as pretty as a butterfly wing.

Elle est aussi jolie qu’une aile de papillon.

She’s as pretty as that.

Aussi jolie. »

« Oh, mec », répondit-il, « ça fait longtemps que je l’ai pas jouée. Et c’est la seule chanson où j’dois utiliser un capo. Et j’en ai pas avec moi. » « Mais je vais avoir 50 ans », ai-je répondu. « Ok, je vais le faire pour toi », dit-il, et il s’est levé pour aller demander un capo à un des autres guitaristes de la salle. Après le concert, Jon Dee est venu me rejoindre au bar et m’a remercié d’être venu. « Tu vas adorer avoir 50 ans, mec », dit-il. « Ton côté j’en-ai-quelque-chose-à-foutre cesse juste de fonctionner. » Nous sommes restés bons amis depuis. J’avais 50 ans. Je n’en avais plus rien à foutre. Nous devions partir le lendemain avec Eric mais c’était Snowpocalypse à Atlanta et Delta nous annonçait un retard d’un ou deux jours en plus. D’habitude, je me serais inquiété. Vous savez… les responsabilités. Mais le lundi soir, nous étions de retour au Continental Club pour boire des tequilas et écouter Dale Watson jouer du honky tonk old-school du Texas. Si vous avez envie d’apprendre l’art d’écrire des chansons, c’est une aubaine quand quelqu’un que vous considérez comme l’un des meilleurs paroliers américains dort sur votre canapé lorsqu’il est de passage en ville. J’avais récemment décidé de tirer profit de cet avantage et j’appelais donc Jon Dee au téléphone. Nous avons passé environ deux heures à parler d’écriture. Cela ne m’a pas surpris quand il a commencé à parler de la valeur de l’économie. « Le truc avec une chanson c’est que tu as toute cette structure mais c’est pas comme dans l’immobilier. Tu travailles avec très peu d’espace, et c’est comme si chaque putain de mot avait un poids. J’ai compris assez tôt qu’une chanson était un système de distribution, comme un missile qui tire une ogive. C’est comme : combien d’information tu peux transmettre à travers le système de distribution… ça fait très clinique mais je te jure que “clinique” n’est pas le bon terme pour définir comment je travaille. Ce n’est pas clinique : c’est un putain de bordel. Mais j’ai vraiment compris quelque chose très tôt. J’écrivais quelque chose et je me disais “c’est super intelligent ou vraiment beau”. Ou, “regarde cette rythmique interne”. Et après je continuais, “ça doit partir”. Je devais l’enlever. Parce que même si c’était beau, ça ne contenait pas assez d’information. »

« Il n’y a pas une seule putain de parole que j’ai enregistrée où je grimace quand je l’entends aujourd’hui. » — Jon Dee

La capacité de regarder son propre travail et d’en extraire son essence est une chose difficile à atteindre. N’importe quel créateur le sait. C’est une idée qui commence même à se répandre dans le milieu des affaires. Un diplômé de la Wharton School, Matthew May, qui dirige une « agence d’idées » en Californie, a écrit un livre il y a deux ans intitulé The Laws of Subtraction: 6 Simple Rules for Winning in the Age of Excess Everything. May se fait probablement beaucoup plus d’argent que Graham ne s’en fera jamais, mais je me demande lequel pourrait en apprendre plus à l’autre sur les lois de la soustraction. Si vous analysez les vers de la chanson de Graham Butterfly Wing, vous constaterez qu’il n’y a en tout et pour tout que sept mots. Chacun d’eux est répété une demi-douzaine de fois, et seul le dernier mot – that – n’apparaît qu’une seule fois. Je n’essaye pas de réduire l’écriture à des règles mathématiques, parce que cela n’aurait pas de sens, mais mettre les mots de Butterfly Wing sur une feuille de calcul semble magnifier le fait que cette chanson est en fait une merveille d’économie verbale. La chanson contient trois vers, chacun d’eux est répété. Il n’y a que neuf mots dans le vers 2, six dans le vers 3. L’ensemble de la chanson n’est composée que de 19 mots. Bien sûr, un tel système de distribution, peu importe qu’il soit mathématiquement élégant, n’est pas aussi puissant que l’arme qui le délivre. Butterfly Wing consiste essentiellement en trois lignes.

« She’s as pretty as a butterfly wing.

Elles est aussi jolie qu’une aile de papillon.

She’s as pretty as that.

Aussi jolie.

I ain’t talkin’ about what I deserve.

Je n’parle pas de ce dont je mérite.

I ain’t talkin’ about that.

Je n’parle pas de ça.

I’m as happy as a dog in the yard.

J’suis aussi heureux qu’un chien dans le jardin.

I’m as happy as that.

Aussi heureux. »

Le narrateur s’émerveille devant la précieuse beauté de la femme avec qui il est, le rendant aussi heureux qu’un chien courant dans un jardin. Pourtant, il se demande et cherche quelque part au fond de lui s’il mérite ou non un tel bonheur. Une expérience complètement universelle, qui arrive à chacun d’entre nous au moins une fois dans notre vie, capturée en 19 mots. « Il n’y a pas une seule putain de parole que j’ai enregistrée où je grimace quand je l’entends aujourd’hui », dit Jon Dee. « Pas une seule. Certaines sont meilleures que d’autres, mais pas une dont je pourrais avoir honte. »

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Vie nocturne
Le Continental Club
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Tu m’étonnes. Il se trouve que tu peux apprendre les lois de la soustraction à Wharton, ou tu peux les apprendre avec la méthode de Jon Dee Graham. Mais attention : la dernière est probablement plus douloureuse. Si quelqu’un est en train de se dire : « Ce mec vient du Texas. Pourquoi es-tu en train d’écrire sur lui dans un magazine consacré au sud des États-Unis ? », réglons cette question d’emblée. Les gens de bonne volonté pourraient ne pas être d’accord sur le fait de dire que le Texas fait partie du sud. J’ai envoyé un brouillon de notre manifeste à Jon Dee. Il a répondu : « Génial. J’y souscrirais même si je n’avais pas mangé à ta table. Il y a des choses ici qui ont besoin d’être articulées. Et tu as raison sur le Texas. Nous ne pouvions même pas décider de quel côté nous étions durant la Guerre civile. Nous sommes notre propre pays, prenant le sens de l’honneur et de la tradition du sud et l’autonomie obstinée de l’ouest. » Il conclut avec une histoire à propos d’une conversation avec son fils Roy. Jon Dee racontait à son fils aîné les courageux – et souvent suicidaires (vous souvenez-vous d’Alamo ?) – Texans du début du XIXe siècle qui ont combattu le Mexique afin d’établir la République du Texas, lorsque Roy s’exclama : « La devise du Texas devrait être “Nous les Texans, nous sommes fous et fiers de l’être.” » Nous savons déjà que les Sudistes sont des gens fous à lier. Il semble que les Texans sont aussi dérangés qu’un pignon sur la rive du Brazos. Ou peu importe l’expression utilisée là-bas. C’est assez pour notre magazine. Place à la fête, Texas.

Rencontrer l’impensable

Chaque mercredi soir, lorsqu’ils sont tous les deux à Austin, Jon Dee Graham et James McMurtry, le fils de Larry McMurtry auteur de Lonesome Dove, jouent au Continental Club avec leurs groupes au complet. Parfois, ils partent en tournée ensemble. « Nous passons beaucoup de temps ensemble », raconte Jon Dee. « Nous étions une fois en Allemagne, et nous parlions du fait d’écrire des chansons. Nous étions tous les deux un peu allumés à ce moment-là et j’ai dit à McMurtry : “Tu sais quoi, j’aimerais écrire comme toi. J’aimerais pouvoir inventer des gens qui n’ont jamais existé, juste penser à eux faisant des choses qui n’ont jamais eu lieu.” Il m’a regardé et il m’a dit : “Eh bien, ça ne me dérangerait pas d’écrire comme toi, sauf que je n’aimerais pas devoir me saigner à mort sur scène tous les soirs.” » « Mais c’est le contrat. Le prix à payer », a-t-il continué. « Chaque fois que je chante $100 Bill, je suis à nouveau dans ce bus. Je le déverse tel quel et je le vis et je chante et c’est littéralement comme m’ouvrir la poitrine et dire : “Voilà ce qu’il s’est passé. Voilà ce que ça fait.” » Imaginant le plaisir qu’il a dû ressentir avec ce voyage à Hill Country avec son fils pour voir les lumières de Noël, j’ai dit : « Je suppose que c’était un endroit assez agréable. » « En fait, à ce moment-là j’avais l’impression que j’allais mourir »a t-il répondu, « À ce moment-là, je pensais que c’était l’endroit le plus douloureux et le plus horrible où j’aurais pu me trouver. » Les origines d’une histoire sont rarement aussi simples que l’histoire elle-même. La chanson était inspirée d’un voyage durant la période de Noël, en 1995. Le premier mariage de Graham avait récemment pris fin et il avait quitté la Californie pour retourner au Texas avec Roy, qui avait alors trois ans, afin de repartir à zéro.

« J’agissais comme si tout allait bien mais en réalité c’était clair que rien n’allait. » — Jon Dee

« C’était comme : “Oh mon dieu, mon mariage est terminé. Je suis de retour au Texas pour tout recommencer avec seulement 900 dollars en poche”, et je devais me construire une nouvelle vie avec un petit de trois ans, ce qui était impensable, juste putain d’impensable. Nous sommes allés voir ma sœur et tout le monde me regardait avec une sorte d’horreur. Mon divorce était le premier de la famille et j’étais tellement démuni et sans ressources. Je devais prendre le bus de la compagnie Greyhound pour les voir. J’agissais comme si tout allait bien mais en réalité c’était clair que rien n’allait. » « Mais je me souviens que nous étions sur le chemin du retour pour Austin et il était endormi sur mes genoux. Je le regarde et je me dis : “J’ai maintenant épuisé toutes mes idées.” Mais je l’ai regardé et j’ai pensé : “Il a de la chance en lui. Peut-être que nous pouvons survivre en comptant sur sa chance pendant un moment.” » Et c’est ce qu’ils ont fait. C’est pourquoi la chanson est si puissante. Ce n’est pas qu’une chanson à propos d’un voyage agréable avec son enfant. C’est une chanson qui parle d’incertitude et d’une peur étouffante, sous lesquelles brille une faible lueur d’espoir. Et en tant que chanson, sa force vient de la capacité de Jon Dee à distiller la peur et l’espoir en un seul vers.

« All my angels have gone home, now let’s use yours.

Tous mes anges sont rentrés chez eux, utilisons maintenant les tiens. »

« J’ai eu cette conversation avec un ami, un de mes amis adultes, à propos du concept de l’impensable », dit Jon Dee. « C’est comme si tu vis assez longtemps, on te demandera de faire l’impensable. Cela touche tous les hommes de façon différente, et ça arrive à différents moments de leur vie. Ton père est en train de mourir et tu dois rester quand ça arrive. Ou tu dois abandonner ton enfant. Ou tu dois aller en prison. Peu importe ce qui t’attend, c’est la façon dont nous affrontons l’impensable qui nous définit. » Se remémorant son voyage en bus avec Roy, il y a presque 20 ans maintenant, il dit : « C’est juste ma première situation impensable. Mais d’un autre côté, quand j’y repense, c’est comme, tu sais, tu te lèves chaque jour et tu fais l’impensable, et bientôt ça ne te semble plus du tout impensable. Et en effet, avec du recul, l’impensable se révèle en fait être quelque chose d’assez beau. »

Dans la noirceur

Notez qu’il dit « ma première situation impensable ». Jon Dee Graham a vécu sa vie à travers les autres. Après cette nouvelle vie entamée à Austin, il s’est marié en 1998 avec Gretchen Harries, une professeur en communication au collège communautaire d’Austin. Leur fils, William Harries Graham, a vu le jour en 1999 et a été rapidement diagnostiqué avec le syndrome de Legg-Perthes, une rare maladie infantile qui se manifeste par une dégénérescence des os de la hanche due à un manque de débit sanguin. Quelques semaines avant le diagnostic, la mutuelle de Gretchen et de Jon Dee avait déclaré être en faillite, mettant la famille Graham à découvert sans possibilité de payer à cause de la nouvelle condition malheureuse de leur fils. « Immédiatement, toute la scène musicale se mit en mode crise », dit Jon Dee. Des dizaines de concerts de bienfaisance ont été lancés. Des artistes d’Austin ont enregistré un album hommage, avec leurs versions des chansons de Jon Dee. « À la fin du mois suivant, nous avons été pris en charge. Nous pouvions rencontrer la crème des médecins et il a eu les meilleurs soins médicaux possibles grâce à la communauté musicale. » William est désormais un petit garçon de 14 ans en bonne santé, plein de vie et intelligent, qui tient déjà une rubrique étonnamment géniale pour l’Austin Chronicle. Mais une autre chose impensable pour Jon Dee était le fléau qui semblait toujours frapper davantage les musiciens et les artistes que les autres : la dépression et l’addiction. Graham est désintoxiqué et sobre à présent, et il l’a été pendant des années. Mais il y a eu des périodes sombres, retranscrites avec justesse, de façon singulière et avec son économie de mots habituelle dans la chanson Laredo (Small Dark Something).

« I was living in a motel called Motel out on Refinery Road.

J’habitais dans un motel appelé Motel sur Refinery Road.

I was living in a motel called Motel out on Refinery Road.

J’habitais dans un motel appelé Motel sur Refinery Road.

The sandman’s dead, so we walk the floor.

Le marchand de sable est mort, alors nous marchons sur le sol.

The sandman’s dead. We don’t sleep no more.

Le marchand de sable est mort. Nous ne dormons plus.

We shot dope till the money run out.

Nous prenons de la dope jusqu’à n’avoir plus d’argent.

We shot dope till the money run out.

Nous prenons de la dope jusqu’à n’avoir plus d’argent.

We shot dope till the money run out.

Nous prenons de la dope jusqu’à n’avoir plus d’argent.

The money ran out.

Nous n’avons plus d’argent. »

Évidemment, au moment où l’argent vient à manquer, chaque toxico doit prendre une décision. Suivre l’addiction jusqu’à l’aboutissement logique qu’est la prison, une institution voire la mort, ou bien échanger les seringues contre une foi insaisissable car l’impensable pourrait un jour devenir agréable d’une façon ou d’une autre. C’est le monde dans lequel vit Jon Dee Graham aujourd’hui. Le jour de ma discussion avec Jon Dee, l’acteur Philip Seymour Hoffman était retrouvé mort à la suite d’une overdose dans son appartement new-yorkais, et nous parlions de la tristesse que cela représentait de perdre probablement l’acteur le plus doué de sa génération. La conversation amena Jon Dee à raconter une expérience vécue lors d’une tournée en Allemagne. « Je me trouvais à Berlin avec un groupe, et j’étais dans une de mes phases de dépression. J’étais au plus bas. Je ne parvenais pas à m’en sortir. Je ne dormais plus, ce qui était un des signes de dépression chez moi. Sans sommeil, rien n’a de saveur, rien ne va. C’est juste misérable. Je ne réussissais pas à dormir et je ne tenais pas à ce que mes colocataires restent éveillés, alors je sortais marcher. Il est quelque chose comme 4 heures du matin, et je marche dans les rues de ce qui était autrefois Berlin Est. »

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The Yellow Cadillac
Les rues d’Austin la nuit
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« Ce serait génial à ce moment de l’histoire de vous dire que tout était résolu. Que cette chose incroyablement belle appelée miracle me soit arrivée », poursuit-il. « Mais il n’en était rien. Ce qui est survenu est le début d’un dialogue dans ma tête : qu’est-ce qu’un miracle ? Puis, étant à la recherche d’un miracle, j’en ai subitement vu partout. Comme la fin de cette putain de première tasse de café matinale, son goût, c’est miraculeux. Avoir fait les choses que j’ai faites et être toujours en vie est un miracle. Être assis toi et moi pendant cette conversation téléphonique – alors que Philip Seymour Hoffman n’aura plus jamais de conversation téléphonique avec qui que ce soit – est un miracle. Je regarde mes chaussures car c’est à cet endroit que l’on regarde lorsque l’on est dépressif. Tu regardes vers le bas, vers tes chaussures. Alors que je marche, quelque chose attire mon attention sur la droite ; je regarde vers le bas et un graffiti se trouve sur le mur. Mais il se trouve à 15 centimètres au-dessus du sol, de telle façon que la seule personne qui le voit soit quelqu’un regardant vers le bas. Je penchais légèrement la tête pour voir de quoi il s’agissait, et il était écrit dans un anglais parfait : “Je vous promets un miracle.” » « C’était un mec carrément gentil, un mec gentil qui était harcelé par ce truc. Il n’avait rien pris pendant 23 ans. Vingt-trois ans ! Vous savez, je ne me suis jamais caché de mon problème d’alcool et de drogues, mais la question est pourquoi certains survivent et d’autres non ? » Il marque une pause. « La grâce », dit-il. « C’est la grâce, je vous assure. Sérieusement. » Si l’Église du Rock and Roll existait (et parfois, je pense qu’elle devrait exister), certaines chansons de Jon Dee Graham figureraient dans le livre de cantiques. « Des personnes religieuses m’ont abordé, et j’ai même joué dans quelques églises », déclare Jon Dee. « Ils choisissent une des chansons et disent : “Eh bien, c’est clairement un gospel ou une chanson religieuse.” Et je réponds un truc du genre : “Eh bien, d’accord, ça peut l’être.” » Je pense que la raison pour laquelle l’univers religieux peut être relié à certaines de ses chansons est qu’ils abordent le besoin universel d’avoir foi. Mais ses chansons ne parlent jamais de la foi en un dieu spécifique. Elles traitent d’une foi plus quotidienne, celle qui vous réveille le matin et vous fait prêter attention aux petits miracles comme votre tasse de café, et vous donne la force d’essayer d’être heureux, juste ce jour là. « Il ne faut pas confondre religiosité et spiritualité », me dit-il. « Les deux sont des choses totalement différentes. Un de mes amis dit que la religion est pour ceux qui ont peur de l’enfer et la spiritualité pour ceux qui sont allés en enfer. »

« Quelque chose est en train de se passer. Quelque chose est en marche dans ce monde. Je pense qu’il pourrait s’agir de l’esprit humain. » — Jon Dee

« Je me moque éperdument des personnes qui se croient capables de vous dire exactement ce qu’il se passe, mais seul un putain d’abruti pourrait regarder autour de lui dans ce monde et ne pas voir que quelque chose se passe. Quelque chose est en train de se passer. Quelque chose est en marche dans ce monde. Je pense qu’il pourrait s’agir de l’esprit humain. Je ne sais pas. Mais certains jours, je sors par la porte de devant et c’est comme si le monde entier brillait de 1 000 feux. Vous pouvez goûter l’air. Puis il y a d’autres jours où vous ne supportez pas de vous lever. » « Mais lorsque vous prêtez attention et regardez attentivement les événements qui surviennent autour de vous et les interactions que vous avez avec votre famille et vos amis – même les interactions avec de parfaits inconnus – quelque chose se met en route. Ce n’est ni moi ni vous. De quoi s’agit-il ? De quoi s’agit-il ? »

« Something moves beneath the surface.

Quelque chose bouge sous la surface.

Something moves beneath the surface.

Quelque chose bouge sous la surface.

Something moves beneath the surface.

Quelque chose bouge sous la surface.

I can’t see it, but I know it’s there.

Je ne le vois pas, mais je sais que c’est là.

Hold me up above the trouble.

Soutiens-moi au-dessus du problème.

Lift me up so I am tall.

Soulève-moi pour que je sois grand.

I got eyes just like my father.

J’ai les mêmes yeux que mon père.

They don’t see too clear at all.

Ils ne voient pas bien du tout.

But something moves.

Mais quelque chose bouge. »

Le répertoire de Graham est rempli de chansons comme celle-ci, des chansons aux prises avec l’éternelle question de notre présence sur Terre, des chansons qui deviennent des prières indirectes pour nous éclairer davantage sur les forces qui nous animent.

« I get so lost, I get so down,

Je suis tellement perdu, je suis tellement déprimé,

Inside out, and turned around,

À l’envers, et chamboulé,

That I turn away,

Que je me détourne,

I turn away,

Je me détourne,

From the world so full.

De ce monde si bondé.

Make me willing, make me strong.

Donne-moi envie, donne-moi de la force.

Make us brave as the day is long.

Donne-nous le courage en ce jour si long.

Open my eyes, and let me see,

Ouvre-moi les yeux, et laisse-moi voir,

And not turn away.

Et ne me laisse pas me détourner. »

Pour moi, ce qui est remarquable chez Graham, c’est que la plupart de ses chansons n’ont pas été écrites une fois ses problèmes les plus sombres terminés, mais pendant qu’il les affrontait. C’est comme s’il n’avait jamais perdu la lumière de vue, comme s’il n’avait jamais perdu foi en l’idée que quelque part au-delà de l’impensable se trouve la beauté. Peut-être est-ce pour cela que Jon Dee Graham est toujours parmi nous et Philip Seymour Hoffman ne l’est plus. Peut-être que le miracle à l’intérieur de lui a toujours été présent.

Place au miracle

Aujourd’hui, Jon Dee Graham mène une vie très intéressante. Il se produit régulièrement en concert à Austin, mais passe le plus clair de son temps sur la route dans une voiture avec son compadre Mike June, originaire du New Jersey, qui est un compositeur influent à part entière. En 2013, Jon Dee a joué 224 concerts, dont 160 en dehors d’Austin. « La plupart des gens se disent : “Ouah. Cela représente beaucoup de salles” », m’explique t-il. « Vous savez quoi ? Les salles représentent moins de la moitié. Je jouais dans le salon des gens. Je jouais sur les patios. Je jouais sur le parking d’une école pour des adolescents à risque. Je jouais à la plage. Je jouais dans des pensions de famille. Je jouais à Water Valley dans le Mississippi à 17 heures le dimanche dans une petite pièce au-dessus d’un supermarché. »

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Rassemblement
Journée de concert au Continental Club
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L’album le plus récent de Jon Dee, Garage Sale!, est sorti en 2012, avant qu’il n’entame son marathon de petits concerts avec Mike June l’an passé. Lorsque le disque est arrivé dans les bacs, Graham a dû faire face à la réalité de sa vie : il avait presque 54 ans, était reconnu dans sa ville d’Austin comme une perle musicale et un membre du Austin Music Hall of Fame, mais il n’avait jamais touché un public national plus important. Il fallait que son frère mette les choses au clair avec lui. « Il y eut un long silence, puis il répondit : “Tu sais, je suis désolé qu’il n’y ait pas plus de monde. Mais n’est-il pas vrai que tu es la voix de ces 10 000 personnes ? Que vont-ils faire si tu ne le fais pas ? Manifestement, tu racontes l’histoire de plusieurs milliers de personnes ? Tu leur es utile. Toutefois, tu devrais être reconnaissant d’être utile pour eux. Que vont-ils faire sans toi ?” Mon frère aîné est médecin, en fait il est lieutenant-colonel dans l’US Air Force. Il part régulièrement à l’étranger pour installer des hôpitaux militaires. Il voyage énormément. Nous n’avons pas l’occasion de parler beaucoup, mais quand nous le faisons, c’est plutôt agréable. Je rouspétais après lui l’an dernier. C’était juste après la sortie de Garage Sale! Il me disait : “Alors, où en sont les ventes de l’album ?” Je lui répondais : “Eh bien, je sens que ça va être la même merde. Ce sont les mêmes 7 000 à 10 000 personnes qui vont l’acheter, puis je vais partir en tournée dans le pays pour jouer devant les mêmes 500 à 1 000 personnes que ces dix dernières années, et ça va être comme ça encore et encore.” » « Ouah. C’est comme si j’avais compris à quel point j’étais un abruti égocentrique. Depuis qu’il m’a dit cela, si je commence à me plaindre du nombre de spectateurs présents à un concert, je me dis : “Tu sais quoi ? Il y a probablement quelqu’un ici qui a besoin de t’écouter jouer, putain, alors tais-toi et fais ce que t’as à faire.” » Il le fait avec avidité. À présent, il n’attend pas qu’un lointain agent de réservation se manifeste pour organiser des concerts. Il applique les lois de la soustraction à la gestion de sa musique. Il va directement vers les 10 000 personnes qui comptent sur lui. Il joue dans les salons, sur les patios et dans les supermarchés, et le public se fait de plus en plus nombreux. « C’est magique. Cela peut paraître étrange mais je me sens comme Mike June et j’ai totalement transcendé la notion d’industrie musicale. C’est comme si nous étions des missionnaires ou quelque chose du genre. Tout ce qui m’importe, c’est de chanter pour le public et j’espère aider certaines personnes de cette façon. » Et plus il continuait sur cette voie, plus il voyait de miracles. « Oh mon dieu », dit-il. « Vers la fin de l’année, Mike m’a appelé et m’a dit : “Il n’y a rien entre cette ville et celle-là. Nous avons deux jours devant nous. Il faut que nous fassions quelque chose entre ces deux villes.” Je n’ai fait que poster sur Facebook : “Hé ! S’il y a quelqu’un dans ce coin de l’Illinois, voulez-vous que nous jouions chez vous ?” Trois ou quatre personnes n’ont pas manqué de répondre : “Ouais, que devons-nous faire ?” »

« Vous ne savez jamais pour qui vous allez jouer. Parfois, tout le monde sait qui vous êtes, mais la plupart du temps, personne ne le sait. C’est presque comme un truc de missionnaire. » – Jon Dee

« Je les ai appelés en leur disant : “Prévenez dix de vos amis, demandez leur de venir accompagnés de cinq amis. Dites-leur d’amener une bouteille de vin et quelque chose à manger. Il y aura un pot à l’entrée où il sera inscrit ‘Donation Suggérée’ puis nous ferons la fête”Ils se disent : “C’est aussi simple que ça ?” Ce à quoi je réponds : “Ouais !” Puis vous n’avez qu’à vous asseoir et admirer ce qu’il se passe. C’est de la folie. Nous allons chez des personnes que nous n’avons jamais rencontrées, et ils nous font entrer chez eux. Nous jouons pour leurs amis. Vous ne savez jamais pour qui vous allez jouer. La plupart d’entre eux ne vous connaissent pas. Parfois, tout le monde sait qui vous êtes, mais la plupart du temps, personne ne le sait. C’est presque comme un truc de missionnaire. Nous avons littéralement passé l’année dernière à faire du porte à porte en Amérique pour jouer chez eux. » Alors, quel est le message de Jon Dee Graham, missionnaire des temps modernes, et compositeur de 55 ans originaire du Texas ? De ce que j’en ai compris ces jours-ci, il est plutôt simple : accrochez-vous. Ayez foi. Les choses s’améliorent toujours, ou du moins changent. Faites attention aux petites merveilles qui vous entourent, car le moindre miracle est la meilleure des récompenses. Et surtout, aidez votre compagnon de route. Le message semble plus fort que jamais dans certaines des nouvelles chansons de Jon Dee. Sur l’album Garage Sale!, dans lequel Jon Dee étend son univers musical avec entre autres des pianos et des harmoniums, ma chanson préférée s’appelle The Orphan’s Song.

« You say you’re an orphan,

Tu dis que tu es orphelin,

I’m an orphan, too.

Je suis orphelin aussi.

You say you’re on your own,

Tu dis que tu te débrouilles seul,

Well, I’m on my own, too.

Eh bien je me débrouille seul aussi.

If you need some help,

Si tu as besoin d’aide,

Some help to see you through,

De l’aide pour tenir bon,

Then stand next to me,

Alors reste près de moi,

And I’ll stand next to you.

Et je resterai près de toi.

It could be all right.

Nous pourrions nous en sortir.

It can be all right.

Nous pourrions nous en sortir.

I will be your brother for tonight.

Je serai ton frère pour ce soir. »

Jon Dee se demande combien de temps il pourra tenir le rythme que représentent six mois sur la route, mais aujourd’hui il semble vraiment heureux de son sort. « À un moment donné, vous devez vous demander : “De quelle quantité de succès ai-je besoin ? Ai-je envie de gagner plus d’argent ?” Évidemment »déclare-t-il, « ce serait confortable de ne pas avoir à s’inquiéter pour le mois suivant, mais d’un autre côté, lorsque j’étais au lycée, tout ce que je voulais était que quelqu’un écoute mes chansons. C’est tout ce que je voulais. Maintenant je peux aller où je le désire dans le pays, et au moins dix personnes paieront 20 dollars pour me voir jouer. » « C’est génial, c’est comme un rêve devenu réalité, pas vrai ? On avait demandé à Charles Bukowski en quoi consistait le métier d’écrivain et il avait répondu : “Oh, c’est très simple. Soit vous couchez vos idées sur le papier, soit vous vous jetez d’un pont.” C’est ce que je veux dire quand je déclare ignorer pouvoir choisir. Je pense que la musique m’a choisi. Comprendre ceci signifie s’y conformer et dire : “Oh, donc je vais le faire peu importe ce qu’il se passe. Que je doive m’inquiéter de l’argent ou non, je vais le faire. Que quelqu’un soit d’accord sur le fait que ce soit bien ou non, je vais tout de même le faire.” » « Mec, quand tu en es là, rien ne peut t’arriver », conclut-il. En effet, c’est la joie lorsque, enfin, ce putain de mécanisme qui nous pousse à prendre en compte les conséquences ou l’avis des autres, cesse de fonctionner.


Traduit de l’anglais par Hélène Molinari et Thomas Bersy d’après l’article « Jon Dee Graham, man of few words », paru dans The Bitter Southerner. Couverture : Justin Jensen.