Darwin en sneakers

Par un après-midi ensoleillé, dans un café animé de Palo Alto situé à moins d’un kilomètre du campus de l’université de Stanford et à plus de 8 000 kilomètres de chez lui, un professeur adjoint du MIT me parle de science. De science très poussée. Son nom est Jeremy England, et à 33 ans, on dit déjà de lui qu’il sera le prochain Charles Darwin. Plaît-il ? Le diplômé de Harvard et boursier Rhodes à l’université d’Oxford est en ville pour donner une conférence. Il parle à toute vitesse. Lorsqu’il est emporté par son enthousiasme, sa voix monte sensiblement dans les aigus et ses mains aux longs doigts sont agitées. C’est un homme maigre, le visage long. Sa barbe est clairsemée et il est coiffé d’un tas de cheveux bruns négligés – classique pour un physicien théoricien. Mais il faut ajouter au tableau la paire d’Adidas à ses pieds et la kippa posée sur sa tête. Car ce scientifique parle beaucoup de Dieu.

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Jeremy England
Crédits : DR

Après une centaine de tentatives pour la formuler correctement, la cent-unième version de son idée maîtresse est la suivante : lorsque les conditions nécessaires sont réunies, un groupe aléatoire d’atomes se réorganisera spontanément pour utiliser l’énergie plus efficacement. Avec le temps, et juste ce qu’il faut de lumière du soleil par exemple, un groupe d’atomes peut s’approcher tout près de ce que nous appelons communément la vie. England est même d’avis que certaines choses que nous considérons comme inanimées pourraient être en réalité déjà « vivantes ». Tout dépend de la façon dont nous définissons la vie, ce que le travail d’England pourrait nous inviter à reconsidérer. « Les gens voient l’origine de la vie comme un processus rare », explique Vijay Pande, professeur de chimie à l’université de Stanford. « L’hypothèse de Jeremy fait de la vie une conséquence des lois de la physique et non un processus hasardeux. » L’idée d’England peut sembler étrange, voire incroyable, mais elle a attiré l’attention d’un nombre impressionnant d’universitaires de haut niveau. Il est vrai que si le darwinisme est capable d’expliquer l’évolution et le monde complexe au sein duquel nous vivons, il laisse de côté l’origine des êtres intelligents. England n’en démord pas : il veut explorer à tout prix l’étape qui précède toutes nos hypothèses à propos de la vie. C’est ce qui le fait sortir du lot, d’après Carl Franck, un professeur de physique à l’université Cornell qui a suivi de près le travail d’England. « Tous les 30 ans environ, nous faisons un bond en avant gigantesque », dit Franck. « Nous attendons toujours le prochain, et ce sera peut-être grâce à lui. » Lui. Jeremy England, un juif orthodoxe résolument moderne avec des Stan Smith aux pieds.

Harvard et la foi

Bien avant qu’England ne devienne quelqu’un de pieux – il prie trois fois par jour –, il était scientifique. Du jour où il a su lire, il a dévoré des tonnes de livres sur des sujets aussi divers que la philosophie, la musique ou la fantasy. À neuf ans, il s’est frayé un chemin comme il a pu à travers le magnum opus de Stephen Hawking, Une Brève histoire du temps. « Il ne comprenait pas, mais il a essayé de toutes ses forces », raconte son père, Richard England, professeur d’économie à l’université du New Hampshire. Oui, son papa est professeur d’économie et sa maman est institutrice, et ils emmenaient leurs enfants dans des musées, ou en visite sur le campus de Harvard, situé à quelques heures de route de la petite ville côtière où ils habitent. Mais l’éducation qu’a reçue England ne fournit pas le moindre début d’une réponse pour expliquer sa curiosité intellectuelle.

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Jeremy England explore l’origine de la vie
Crédits : Nervous System

Ou même sa propension à se poser des questions profondes, qui remonte à loin. Il y a quelques années autour d’un verre, l’un de ses amis d’enfance lui a rappelé le jour où il s’était tourné vers lui d’un seul coup en lui faisant remarquer : « Tu sais, Adam, si les dinosaures ont pu disparaître, alors nous aussi. » England avait trois ans. De son côté, England raconte que c’est à l’âge de sept ans qu’il a commencé à ressentir une vive anxiété à propos du fait « de ne pas en savoir assez ». Cette anxiété allait le pousser à passer par une liste presque comique de bastions du savoir universitaire américain : Harvard, Oxford, Stanford, Princeton et à présent, le MIT, où il a décroché un poste d’enseignant il y a trois ans. Mais Dieu ne faisait pas vraiment partie de la vie d’England durant sa jeunesse. Même si sa mère est juive – son père a reçu une éducation luthérienne mais ne s’est jamais senti transporté par la foi protestante –, on ne parlait pas beaucoup de religion à la maison. Les England organisaient des repas de fête pour Pessa’h et ils allumaient des bougies pour Hanoucca, mais il n’y a jamais eu de Bible à la maison.

Il raconte que sa mère est née en Pologne en 1947 au sein d’une famille ravagée par l’Holocauste. La majeure partie d’entre elle – dont ses grands-parents – a été tuée par les nazis, et face à une dévastation d’une telle ampleur, explique England, le judaïsme réveille en elle des sentiments douloureux et négatifs. C’est la raison pour laquelle elle a fait le choix de s’en éloigner. Il semble ironique, de ce fait, qu’il ait finalement embrassé la foi que sa mère avait rejetée. Alors qu’il étudiait à Oxford au début des années 2000, il a rencontré pour la première fois une vive aversion envers Israël chez ses camarades de classe. Ce qui l’a entraîné – c’est une habitude chez lui – à lire des kyrielles de bouquins et à récolter tous les avis divergents sur le sujet pour se faire son propre avis sur la question. Et en 2005, il a visité Israël pour la première fois – c’est là qu’il est « tombé amoureux ». Étudier la Torah lui a donné l’opportunité d’un investissement intellectuel qui, d’après lui, est « incomparable avec tout ce dont j’ai jamais fait l’expérience en termes de subtilité et d’ampleur de réflexion ».

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Il enseigne aujourd’hui au MIT
Crédits : MIT

Le verre vivant

De retour à Palo Alto, England profite d’un moment durant lequel il n’est pas assailli par des professeurs de Berkeley ou des étudiants de Stanford pour redémarrer son ordinateur. Il veut me montrer une simulation sur laquelle il travaille depuis un moment, et m’explique en attendant que son laboratoire se résume moins à des blouses et des tubes à essai qu’à des tableaux noirs et des écrans d’ordinateurs. Courir le pays pour parler de ses théories est devenu la routine pour England. À ses yeux, travailler avec ses étudiants et entrer des formules dans la machine ressemble plus au fait de s’occuper d’un enfant. Mais England n’a pas commencé par se lancer dans des calculs complexes. Au cours de ses recherches post-doctorales sur le développement embryonnaire, il retombait sans cesse sur la même question : Qu’est-ce qui statue sur le fait qu’une chose est vivante ou ne l’est pas ? Il a superposé à cette question une rigueur analytique, et c’est ce qui l’a conduit à publier en 2013 une équation en rapport avec la quantité d’énergie nécessaire pour permettre l’auto-reproduction. Pour England, ces interrogations n’étaient qu’un début. « Je ne pouvais pas cesser d’y penser », dit-il, sa voix intérieure enflant peu à peu jusqu’à exploser. « C’était extrêmement frustrant. » Au cours de l’année suivante, il a travaillé à la rédaction d’un second article, qui est actuellement en cours d’évaluation collégiale. Il y reprend ses précédentes découvertes et les utilise pour expliquer théoriquement comment, dans certaines circonstances physiques, la vie peut émerger de la non-vie. En termes plus basiques, le darwinisme et l’idée d’une sélection naturelle nous disent que les organismes les mieux adaptés évoluent de façon à survivre et à se reproduire de façon plus efficace dans leur environnement. England ne trouve rien à redire à cela, mais cela lui semble vague. Par exemple, dit-il, les baleines bleues et le phytoplancton évoluent dans les mêmes conditions environnementales – l’océan –, mais les moyens qu’ils utilisent pour y parvenir sont très différents. Cela s’explique du fait que l’ADN de ces créatures, qui sont faites à partir des mêmes composantes de base, est agencé de façon très différente. 144867640015773

Maintenant, prenez la simulation d’England. Il s’agit d’un chanteur d’opéra, qui tient un verre en cristal entre ses doigts et chante à une certaine hauteur. Au lieu de se briser, England prédit qu’avec le temps, les atomes du verre vont se réagencer pour mieux absorber l’énergie que projette la voix du chanteur, protégeant ainsi l’existence du verre. Ainsi, à quel point le verre diffère-t-il du plancton, qui se réagence lui-même sur plusieurs générations ? Cela fait-il du verre un organisme vivant ? Ce sont des questions auxquelles il est intéressant de réfléchir. Malheureusement, les travaux d’England n’y ont pas encore apporté de réponse, laissant le professeur dans un état spéculatif désagréable, alors qu’il travaille dur pour mettre des chiffres sur tout ça. « Il n’a pas encore mis assez de cartes sur la table », dit Franck. « Il faut qu’il fasse davantage de prédictions vérifiables. » Reste donc à voir à quoi ses recherches aboutiront. D’autres scientifiques ont fait des trouvailles du même type dans le champ de la thermodynamique du non-équilibre, mais aucun d’eux n’a trouvé de façon concluante d’appliquer ce savoir à l’origine de la vie.

Le voyant et le scientifique

Mais qu’est-ce que Dieu a à voir là-dedans ? Eh bien, dans sa quête de réponses, England se trouve au centre d’une lutte classique entre science et spiritualité. Tandis que le christianisme et le darwinisme s’opposent souvent en Amérique, le judaïsme n’a aucun grief envers le champ de la science qui tente d’expliquer l’origine de la vie. Le Conseil rabbinique américain est même officiellement d’avis que « la théorie de l’évolution, correctement comprise, n’est pas incompatible avec la croyance en un Dieu créateur ». Pour sa part, England est convaincu que la science peut nous donner des explications et nous aider à formuler des prédictions, mais qu’elle ne pourra jamais nous dire quoi faire de ces informations. C’est là, dit-il, qu’entre en jeu l’enseignement religieux. Car l’homme qui pourrait bien finir par surpasser Darwin a passé les dix dernières années à étudier consciencieusement la Torah, interprétant chaque mot avec la même application que lorsqu’il réfléchit au sens de la vie. Sa conclusion ? Les traductions les plus courantes ne sont pas suffisantes. Prenez le mot « création », par exemple. England estime que nous ne le prenons plus au sens littéral de la fabrication de la Terre, mais plutôt comme le fait de l’avoir baptisée. Tout au long de la Bible, dit-il, il y a de nombreux termes qui peuvent être interprétés de façon différente, au gré des normes dans lesquelles nous évoluons.

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À Palo Alto
Crédits : Rachel Tine

Cela s’applique également à certains de ses plus célèbres personnages, comme Joseph, l’interprète des rêves qui a fini par devenir l’homme le plus puissant d’Égypte après le pharaon. England émet l’hypothèse qu’il ne s’agissait peut-être pas d’un voyant. Peut-être que c’était un scientifique.


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Man Who May One-Up Darwin », paru dans Ozy. Couverture : Jeremy England, par Rachel Tine.


LE MILLIONNAIRE QUI VEUT QUE VOUS VIVIEZ PLUS LONGTEMPS

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Pionnier du séquençage du génome humain, Craig Venter est passé dans l’ère de la biotechnologie. Ce qu’il veut : vous faire vivre mieux et plus longtemps.

I. Le nouveau monde

À l’aube de son 69e anniversaire, c’est d’un œil amusé que Craig Venter observe son double numérique se balancer d’un pied sur l’autre. Avec sa barbe blanche, son jeans et son t-shirt gris à col en V, l’avatar de Venter est la grande star d’une application pour iPad dont Scott Skellenger, responsable du service informatique, me fait la démonstration. L’archétype miniature de Venter peut même marcher, voire danser à la demande. Nous nous trouvons alors dans son imposant bureau de San Diego en compagnie de Heather, son épouse et agent de publicité. Avec humour, Venter m’explique qu’il voulait à l’origine pouvoir extraire le cœur de son avatar « à la manière aztèque », ou encore lui prélever le cerveau pour inspection… et introspection. Au lieu de cela, le mini-Venter qui gigote dans l’application est entouré d’options arrangées en un véritable système solaire : images en coupe du cerveau, connectivité et anatomie, artères intracrâniennes… J’étudie un scan de ses hanches et de sa colonne vertébrale puis inspecte l’intérieur de son crâne. Des couleurs mettent en avant les différentes sections de son cerveau et j’en distingue clairement les substances blanches et grises. « J’ai le cerveau d’un homme de 44 ans », me dit-il. Un autre tap sur l’écran et me voilà qui examine son génome – retraçant ses origines jusqu’au Royaume-Uni –, sa démarche et même ses empreintes de pieds, saisies pour la postérité par un sol intelligent. Craig Venter, le plus grand entrepreneur en biotechnologie de la planète, décomposé en format binaire. ulyces-craigventer-07 Son dernier projet, Human Longevity, Inc., également appelé HLI, a pour mission de créer un avatar réaliste de chacun de ses clients – le premier groupe s’est vu baptiser « les voyageurs ». Il s’agit ensuite de leur offrir une interface personnalisée et conviviale qui leur permette de naviguer parmi les téraoctets de données médicales récoltées à propos de leurs gènes, de leurs corps et de leurs habilités. Grâce à HLI, Venter souhaite créer la plus grande base de données mondiale destinée à l’interprétation du code génétique, de manière à rendre les soins médicaux plus proactifs, préventifs et prédictifs. De telles données marquent le début d’un tournant décisif en médecine, tant au niveau du traitement que de la prévention. Pour Venter, cela ne fait aucun doute : nous sommes entrés dans l’ère numérique de la biologie, et il est le premier à embarquer dans cette aventure ultime vers la découverte de soi.

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