« Pour Fillon, Penelope est un bon filon ». « Une attachée parlementaire très détachée ». « Labeur et l’argent du labeur ». Ces jeux de mots accompagnent, le 25 janvier, une information explosive : l’épouse du candidat républicain aux élections présidentielles, François Fillon, aurait bénéficié d’emplois fictifs pour un montant de 500 000 euros. ob_0d5119_canard2Le scoop est évidemment signé Le Canard Enchaîné, hebdomadaire qui a fait de l’humour et de l’investigation ses armes de prédilection. Le couple Fillon est très loin d’être sa première victime. Les Tibéri et les Balkany peuvent en témoigner. Ainsi que les politiciens Jacques Chirac, Michèle Alliot-Marie, Serge Dassault, Valéry Giscard d’Estaing, Hervé Gaymard… Cette joyeuse intransigeance a permis au Canard Enchaîné de vivre plus de cent ans et de survoler le marasme de la presse papier, qui a perdu nombre de lecteurs au profit de la presse numérique. L’hebdomadaire affiche pour sa part une excellente santé financière : 24 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, deux millions de bénéfice après impôt en 2016, 100 millions de trésorerie. Fort de 74 000 abonnés, il jouit d’une totale indépendance : il n’appartient à aucun groupe et ne comporte aucune publicité. Et chacun de ses scoops lui assure des ventes mirifiques à l’heure du Web : le dernier en date s’est écoulé à 391 000 exemplaires. Pour l’historien Laurent Martin, auteur du livre Le Canard Enchaîné : Histoire d’un journal satirique 1915-2015, l’hebdomadaire représente « une forme alternative de presse qui n’a guère d’équivalents en France et dans le monde ». Mais de quelle couvée est issu cet étonnant palmipède ? Dans quelles mares a-t-il a barboté ?

Des tranchées au sabordage

Contrairement à ce qui se dit souvent, Le Canard Enchaîné n’est pas né dans les tranchées. Il est né à Paris, et plus précisément au 129 rue du Faubourg du Temple, domicile de Maurice et Jeanne Maréchal. Exaspérés par la propagande belliciste qui sévit dans la presse française pendant la Première Guerre mondiale, le couple de trentenaires et le dessinateur Henri-Paul Deyvaux-Gassier, dit H-P Gassier, veulent proposer une autre vision du conflit avec un nouveau journal. Le Canard Enchaîné sort le 10 septembre 1915. Mais la petite équipe « manque de moyens, et certainement de compétences », selon Laurent Martin, et le journal cesse de paraître au bout de quelques numéros. Il ne redémarre que le 15 juillet 1916, avec ces mots : « Chacun sait en effet que la presse française sans exception, ne communique à ses lecteurs, depuis le début de la guerre, que des nouvelles implacablement vraies. Eh bien, le public en a assez. Le public veut des nouvelles fausses… pour changer. Il en aura ! »

Anastasie

Anastasie
Crédits : Le Canard Enchaîné

Cette ironie donne le ton. Elle permettra au nouveau journal d’échapper en grande partie à la surveillance du gouvernement, qui censure sans vergogne, à commencer par les nouvelles du front. « Les litotes, les antiphrases et le sarcasme qui sont devenus la marque de fabrique du Canard Enchaîné sont des héritages de ce contexte très particulier », souligne Laurent Martin. Un style parfois cryptique qui place les lecteurs de l’hebdomadaire dans une posture de complice averti, et l’invite à un rire grinçant, à la fois consolateur et libérateur. Dans ses pages, la censure prend l’apparence d’une vieille femme aigrie munie d’une énorme paire de ciseaux, Anastasie. Autre ironie, la paix et la fin de la censure que Le Canard Enchaîné appelle de ses vœux lui causeront en réalité des difficultés éditoriales et économiques. D’après l’historien, le journal ne connaît de véritable renouveau qu’en 1934 : « On assiste à l’époque à la montée d’un fascisme à la française qui s’accompagne d’un discours anti-système assez proche de ce que nous connaissons aujourd’hui, et Le Canard Enchaîné ne fait pas exception. Jusqu’à 1934, où Le Canard, éclairé par la situation en Allemagne, perçoit le grand danger que représente l’extrême droite et tient un discours plus nuancé, en faisant bien la différence entre les hommes politiques et les institutions républicaines, qu’il défend. » Cette année est aussi l’année de l’affaire Stavisky, qui offre au journal sa manchette la plus célèbre : « Stavisky s’est suicidé d’une balle qui lui a été tirée à bout portant. » Se préparent alors de nouvelles guerres : la guerre d’Espagne, qui déchire la rédaction, et la Seconde Guerre mondiale…

En 1940, Maurice Maréchal saborde le journal pour ne pas avoir à collaborer avec l’occupant nazi, dans des circonstances qui restent assez floues. « Nous disposons de très peu d’archives sur cette période », explique Laurent Martin. « En fuyant vers la zone libre, Maurice Maréchal a emporté dans le coffre de sa voiture les documents les plus récents, mais les autres ont disparu. » À la mort de son mari en 1942, Jeanne Maréchal résiste aux pressions des autorités allemandes, qui veulent voir reparaître les journaux français pour donner une impression de retour à la normalité à la population. Le Canard Enchaîné se taira donc jusqu’à la Libération.

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Maurice et Jeanne Maréchal
Crédits : Bernard Baissat

 « La Cour » du général de Gaulle

La sortie du premier numéro de septembre 1944 est un événement qui a bien failli ne pas avoir lieu. Les restrictions de papier dues à la guerre ne permettent en effet que la parution des journaux d’information, et non celle des journaux d’humour et de divertissement. Le Canard Enchaîné fait en sorte de se ranger dans la première catégorie. Du moins pour cette fois. « Le Canard est comme la chauve-souris de la fable », s’amuse Laurent Martin en faisant référence à « La Chauve-souris et les deux belettes » de Jean de La Fontaine. « Il se revendique journal d’information ou bien journal d’humour selon ce qui l’arrange le plus au moment donné. Il joue sans arrêt sur les deux tableaux. » La diffusion du titre, qui était de 250 000 exemplaires en 1936, atteint les 500 000 exemplaires en 1947. Mais l’euphorie de la Libération est peu à peu remplacée par la rigidité idéologique de la guerre froide. Or Le Canard Enchaîné refuse de s’aligner sur le camp atlantiste ou le camp soviétique. Son directeur de 1953 à 1969, Ernest Raynaud, dit Robert Tréno, est à la fois un homme de gauche et un farouche opposant à l’URSS, dont il n’a de cesse de dénoncer la réalité concentrationnaire. Le journal perd tant de lecteurs, notamment parmi les sympathisants communistes, que son existence est menacée. Il reçoit même une proposition de rachat d’une filiale d’Hachette. Jeanne Maréchal refuse. Et elle a raison, car les lecteurs vont revenir. D’abord avec les guerres d’Indochine et d’Algérie, envers lesquelles Le Canard Enchaîné se montre très critique. Puis avec le général Charles de Gaulle, qui prend le pouvoir en 1958.

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Charles de Gaulle vu par Roland Moisan
Crédits : Le Canard Enchaîné

Charles de Gaulle, le meilleur adversaire du Canard Enchaîné. Sa haute taille, son uniforme militaire, sa moustache et son grand nez font le bonheur des dessinateurs de l’hebdomadaire. Ceux-ci le rapprochent de personnages historiques comme Louis-Philippe, Napoléon IIIle général Boulanger ou encore Louis XI. Louis XIV, surtout, est très utilisé, en particulier par Roland Moisan, qui illustre la rubrique « La Cour », de septembre 1960 à juin 1969. Pastiche des mémorialistes de cour des XVIIe et XVIIIe siècles, cette rubrique décrit l’Élysée de Charles de Gaulle comme un nouveau Versailles. Le Canard Enchaîné dénonce ainsi la pratique solitaire et arbitraire du pouvoir de Charles de Gaulle, qui évoque une dictature à son directeur Robert Tréno. « De Gaulle, c’est la République dominée, subjuguée par un militaire », écrit-il en mai 1966. « La République de la caserne. La République du sabre. » Devenu un véritable journal d’opposition, le canard apporte son soutien au mouvement étudiant de Mai-68, mais se trouve en porte-à-faux vis-à-vis du syndicat du Livre, qui empêche les parutions au nom de la grève générale. Il est ensuite très déçu par l’issue de la crise, qui semble consolider le régime du général de Gaulle. Un an plus tard, l’élection du candidat de droite Georges Pompidou le conforte dans l’idée que la gauche est incapable de remporter une victoire politique en l’état.  Et le pousse tout naturellement à s’engager pour l’union des gauches.

Micros, diamants et impôts

Les années 1970 sont les années des premiers grands scoops du Canard Enchaîné, qui s’est lancé dans l’investigation. Diamants du président Valéry Giscard d’Estaing, feuilles d’impôt du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas et de l’homme d’affaires Jacques Calvet, faux rapport de Xavière Tibéri… Les scandales se suivent et ne se ressemblent pas. « Le journal change de dimension en publiant de longues enquêtes », résume Laurent Martin. « Il devient un journal très influent et très craint, notamment par le personnel politique, qui tremble chaque semaine. » Le Canard Enchaîné est tellement « craint » que l’État français l’espionne.

En effet, un soir de décembre 1973, le dessinateur André Escaro surprend des policiers en train d’installer des micros dans les nouveaux locaux de la rédaction. « Quelle Watergaffe ! » se moque le journal, en référence au Watergate, scandale politique américain qui vaudra son surnom au « Penelopegate », entre autres. Le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, est contraint d’abandonner son portefeuille et de prendre celui de l’Agriculture et du développement durable, mais l’affaire n’ira pas plus loin : le 29 décembre 1976, le juge d’instruction Hubert Pinsseau délivre une ordonnance de non-lieu.

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Le Canard se gausse du ministre de l’Intérieur

Une fois le candidat socialiste François Mitterrand élu, en 1981, Le Canard Enchaîné prend ses distances avec la gauche, afin de garder son statut de journal d’opposition. « Il en profite pour diversifier ses sources », explique Laurent Martin. « Mais attention, dans le cas du Canard, les sources sont souvent des journalistes, tout simplement. Encore aujourd’hui, Le Canard dispose d’un vivier de pigistes sans commune mesure, ni avec les autres journaux, ni avec sa propre rédaction. »

Dans les années 1990, Le Canard Enchaîné joue un rôle important dans les scandales qui éclaboussent la Ville de Paris, alors dirigée par Jacques Chirac. Après s’être livré à une minutieuse vérification des votes à la mairie du Ve arrondissement, le journal a découvert qu’une partie d’entre eux n’étaient pas valides. « Ça a fermé le clapet de ceux qui prétendaient que Le Canard se contentait de recevoir des informations ! » Mais un clapet ne se ferme jamais pour de bon, et, de l’avis de Laurent Martin, Le Canard Enchaîné est apparu « moins flamboyant » depuis la création, en 2008, du site spécialisé dans l’investigation Mediapart. À titre d’exemple, celui-ci aurait pris Le Canard Enchaîné de vitesse sur l’affaire Jérôme Cahuzac, que l’hebdomadaire se serait apprêté à révéler. « La question du timing est cruciale », insiste l’historien. « Vous ne pouvez pas être trop rapide, ne pas prendre le temps de la vérification de l’info, et risquer d’être démenti. Vous ne pouvez pas non plus trop traîner et risquer de vous faire doubler par les confrères. Or, je crois que Le Canard est écrasé par le poids de son histoire, qu’il se montre parfois trop prudent. » Dans le cas de l’affaire concernant Penelope et François Fillon, le « timing », justement, suscite des polémiques. Certains n’hésitent pas à accuser Le Canard Enchaîné, qui publie ses révélations au début de la campagne du candidat de la droite, de faire partie d’un complot. « Le moment est bien choisi, cela tombe à pic, comme par hasard ! » parodie son rédacteur en chef Louis-Marie Horeau, dans l’édition du 1er février. « Refrain connu, il n’est pas interdit d’en rigoler », ajoute-t-il. « Un peu moins, tout de même, quand ce sont des journalistes qui reprennent en chœur et sans état d’âme ces analyses de comptoir. » canard_-_grande_image


Couverture : Des victimes du Canard Enchaîné (Ulyces)