La Kaaba

Le matin du mardi 20 novembre 1979 est l’aube d’un nouveau siècle pour les musulmans, le premier jour du mois de mouharram de l’année 1400. La saison des pèlerinages est terminée, mais ils sont des dizaines de milliers à attendre la première prière de ce jour mémorable dans l’enceinte de la Grande Mosquée de La Mecque, lieu saint de l’islam situé en Arabie saoudite. Ils viennent du monde entier, parfois avec les cercueils de leurs disparus, dans l’espoir de les voir bénis par l’imam ; et certains ont passé la nuit blottis sur des tapis à même le sol de cet édifice labyrinthique de la taille d’un stade. Le ciel a commencé à se teinter de rose lorsque l’appel à la prière se fait enfin entendre.

L’imam Cheikh Mohammed Ibn Soubbayil prend ensuite le microphone et lit les bénédictions. La foule rassemblée sur le marbre de la cour intérieure de la Grande Mosquée se prosterne par vagues successives et concentriques dont la Kaaba est le cœur. Ce monument cubique or et noir symbolise l’unité des fidèles, il est le sanctuaire vers lequel convergent toutes les prières musulmanes du monde, et d’où s’élève la voix de Cheikh Mohammed Ibn Soubbayil. Elle s’est à peine tue que résonnent des coups de feu. Des nuées de pigeons s’envolent vers le ciel de plus en plus clair.

Stupéfaits, les fidèles cherchent l’origine de ce vacarme sacrilège. Ils finissent par comprendre que des centaines d’insurgés se dissimulaient parmi eux et qu’ils sont lourdement armés. Certains cercueils contenaient en effet des Kalachnikov, des fusils semi-automatiques belges, des ceintures de munitions et des pistolets. Les gardes de la Grande Mosquée, munis de simples bâtons, ne peuvent empêcher les insurgés de mettre des chaînes aux portes. Ils ne peuvent pas non plus les empêcher de s’approcher de la Kaaba.

Un des insurgés bouscule l’imam et s’empare du microphone. Âgé d’une quarantaine d’années, il dégage quelque chose de sombre et de puissant. Son regard noir est magnétique. Ses épais cheveux bouclés se mêlent à la barbe qui lui mange le visage. Contrairement aux autres insurgés, il est tête nue, et la robe traditionnelle saoudienne qu’il porte a été coupée à mi-mollet, en signe de rejet des possessions matérielles. Il aboie des ordres militaires aux autres insurgés, qui installent des fusils mitrailleurs en haut des sept minarets de la Grande Mosquée. S’y postent également des snipers. Puis l’homme se lance dans une longue diatribe, relayée dans la ville par les haut-parleurs fixés aux minarets.

C’est le début d’une crise internationale qui va durablement marquer les relations entre le monde musulman et le monde occidental. Pour le journaliste américain Yaroslav Trofimov, qui a raconté cette crise en détails dans un livre paru aux États-Unis en 2007, The Siege of Mecca, « il est douloureusement clair que le compte à rebours jusqu’au 11 septembre, jusqu’aux attentats de Londres et de Madrid, jusqu’à l’épouvantable violence qui a ravagé l’Afghanistan et l’Irak, a commencé lors de ce matin chaud de novembre, à l’ombre de la Kaaba ». Dix ans après la sortie de ce livre, nous pourrions ajouter à cette liste l’avènement de l’organisation terroriste Daech et les attentats commis par ses membres.

La Kaaba en 1979

Le Mahdi

L’homme qui dirige la prise de la Grande Mosquée de la Mecque le mardi 20 novembre 1979 s’appelle Jouhaymane Al Otaibi. Comme la plupart des insurgés, il est saoudien. C’est même un ancien caporal de la Garde nationale, corps d’armée tribal de la famille royale saoudienne dirigé par le prince Abdallah. Ce jour-là, il est flanqué de son beau-frère, Mohammed Al Qahtani, qu’il présente aux fidèles terrorisés comme le Mahdi. Annoncé dans le Hadith, recueil des paroles attribuées au prophète Mohammed après sa mort, le Mahdi est le « sauveur » de tous les musulmans à la fin des temps. Cette figure messianique se trouve surtout chez les chiites duodécimains, mais elle apparaît également dans la tradition populaire sunnite.

D’après certains récits, le Mahdi s’appellera Mohammed, il descendra du prophète et il arrivera dans la violence à l’aube d’un nouveau siècle, ce qui correspond à la mise en scène de Jouhaymane Al Otaibi à la Grande Mosquée de La Mecque, le premier jour du mois de mouharram de l’année 1400. Le Mahdi fait également partie de la propagande de l’organisation terroriste Daech, qui annonce aujourd’hui sa venue lors d’une apocalypse mondiale. Or le mentor spirituel d’Abou Moussab Al Zarqaoui, fondateur d’Al Qaïda en Irak, et donc inspirateur de Daech, était un fervent admirateur de Jouhaymane Al Otaibi…

Jouhaymane Al Otaibi est pris

Mais la reconnaissance de son beau-frère en tant que « sauveur des musulmans » n’est pas sa seule ambition. Jouhaymane Al Otaibi veut renverser la famille royale, qu’il accuse d’avoir trahi l’islam. « En 1979, Khaled ben Abdelaziz Al Saoud est au pouvoir depuis quatre ans », rappelle le journaliste Olivier Da Lage, auteur du livre Géopolitique de l’Arabie saoudite. « Comme c’est un roi peu enclin à régner, c’est le prince héritier Fahd qui dirige le royaume, et il mène une politique de libéralisation et de modernisation du pays qui n’est pas du goût des fondamentalistes. La famille royale n’a pourtant pas vu la menace se préciser au sein du monde sunnite, elle était obnubilée par les bouleversements du monde chiite – la révolution islamique en Iran et l’avènement de l’ayatollah Khomeini on lieu la même année. »

La prise de la Grande Mosquée intervient alors que le prince Fahd se trouve à Tunis, et le prince Abdallah au Maroc. En leur absence, ce sont d’autres frères du roi Khaled, Sultan, ministre de la Défense, et Nayef, ministre de l’Intérieur, qui coordonnent une première offensive timide. Puis, les combats s’intensifient. En vain.

Pendant ce temps, le roi Khaled a réuni les oulémas. Il a besoin que ces chefs religieux légitiment l’attaque du lieu sacré par l’armée saoudienne par une fatwa, acte juridique musulman. « Les oulémas sont très conservateurs, mais ils dépendent des subsides de la famille Al Saoud », analyse Olivier Da Lage. « Ils ont donc fini par autoriser une attaque en s’appuyant sur un verset du Coran. Il y a tout de même lieu de penser que le roi a dû supplier les oulémas pour obtenir cet accord, en tout cas négocier. En échange de leur bénédiction, les religieux ont reçu la promesse d’un durcissement des règles de bonne conduite dans le royaume. On assiste en effet à une forte islamisation de la société saoudienne à l’issue de la crise. » Une fois munie de la fatwa, la famille royale est prête à prendre le risque d’endommager la Grande Mosquée.

Dans les sous-sols

Quand la bataille de la Grande Mosquée débute, les insurgés ont laissé partir la plupart des fidèles mais il reste de nombreux otages à l’intérieur. Le vendredi 23 novembre 1979, l’offensive de l’Armée saoudienne, de la Garde nationale et des forces spéciales du ministère de l’Intérieur est renforcée par des missiles antichars américains TOW pour déloger les snipers des minarets. À terre, ce sont des véhicules blindés M-113 qui doivent permettre la reconquête du lieu saint. Le samedi, la plupart des rebelles se sont repliés dans les sous-sols. Le dimanche, il ne reste plus qu’un petit groupe de fanatiques dans les corridors. Dont le prétendu Mahdi.

Mohammed Al Qahtani s’élance vers les grenades à chaque fois qu’il les entend atterrir sur le marbre, les saisit et les renvoie vers les assaillants avant qu’elles n’explosent. Mais il ne sera pas toujours assez rapide, et ses compagnons, repoussé par des flammes, sont obligés de l’abandonner alors qu’il agonise. La bataille se poursuit alors dans les sous-sols.

Les forces saoudiennes dans les sous-sols de la Grande Mosquée

L’Arabie saoudite demande de l’aide à la France. Le prince Turki contacte le directeur du contre-espionnage français, Alexandre de Marenches. Le président de la République Valéry Giscard d’Estaing répond à la requête du prince de manière favorable et formelle en s’adressant directement au roi, mais le plus discrètement possible. Après discussion, il s’avère que le Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) est tout indiqué pour cette mission et trois de ses membres sont dépêchés sur place. Paul Barril, Christian Lambert et Ignace Wodecki arrivent à Riyad le jeudi 29 novembre 1979.

Tenue secrète à l’époque, cette opération dirigée par Christian Prouteau depuis Paris a ensuite suscité de nombreuses interrogations. Il a notamment été dit que, seuls des musulmans pouvant fouler le sol de la ville sacrée, les Français avaient dû se convertir à l’islam pour mener à bien leur mission. D’après plusieurs membres du GIGN, ils seraient en fait restés à l’extérieur de La Mecque.  « Les trois gendarmes sur qui repose le destin du monde sont logés à l’hôtel Intercontinental de Taïf, une ville située à une soixantaine de kilomètres de La Mecque », écrit Roland Môntins dans son livre GIGN : 40 ans d’actions extraordinaires. « Ils rencontrent une trentaine d’officiers saoudiens déboussolés qui ne savent comment reconquérir les lieux saints, attendant que [Paul Barril] leur apporte la lumière. Celle qui permettra de laver l’humiliation que leur gouvernement est en train de vivre. Barril et ses hommes les réunissent dans une salle de la caserne locale où ils mettent au point une stratégie. »

Paul Barril et Christian Prouteau
Crédits : GIGN

Cette stratégie consiste à forer les dalles de la Grande Mosquée et à injecter du gaz incapacitant (CB) dans les sous-sols tandis que les soldats, épaulés par des tireurs d’élite et protégés par des masques, les investissent après avoir ouvert les portes à l’explosif. Mais le matériel apporté par le commando du GIGN semble insuffisant. D’après Roland Montins, sept tonnes supplémentaires sont envoyées en Arabie Saoudite. Ainsi que des bouteilles de vin à l’intention des Français. Le dernier assaut peut être lancé.

Le mardi 4 décembre 1979, à l’aube, l’organe de presse officielle de l’Arabie saoudite annonce la victoire du gouvernement sur les insurgés : « Avec l’aide de Dieu, la purge de tous les membres du groupe corrompu de renégats des sous-sols de la Grande Mosquée a été achevée à 1h30 ce matin. » En réalité, Jouhaymane Al Otaibi sera capturé quelques heures après ce communiqué, mais l’opération pensée par les membres du GIGN se solde en effet par une victoire des troupes royales.

Ces derniers n’auraient pas été tenus informés de son déroulé, mais la stratégie elle-même leur sera reprochée plus tard, dans la mesure où les gaz ne font pas de distinction entre otages et preneurs d’otage. Les deux semaines de combats ont fait plusieurs centaines de morts. Cependant, le bain de sang n’est pas terminé.

Le châtiment

Le 9 janvier 1980, Jouhaymane Al Otaibi et soixante-deux autres insurgés sont simultanément décapités en public dans huit villes d’Arabie Saoudite – La Mecque, Médine, Riyad, Dammam, Buraidah, Haïl, Abha et Tobuk. Parmi les hommes ainsi exécutés figurent des Saoudiens, des Égyptiens, des Yéménites, des Koweïtiens, des Irakiens et des Soudanais. Dans son livre The Siege of Mecca, le journaliste Yaroslav Trofimov rapporte que les combattants adultes qui n’ont pas été tués ce jour-là ont été tués en secret dans les mois suivants, tandis que les mineurs ont croupi en prison pendant des années. Il affirme également que les complices de Jouhaymane Al Otaibi qui ont survécu aux geôles saoudiennes ont pour beaucoup rejoint les rangs d’Al-Qaïda en Afghanistan à la fin des années 1980. 

Les insurgés capturés

En revanche, Yaroslav Trofimov n’est jamais parvenu à découvrir ce qu’il était advenu des deux citoyens américains ayant participé à l’insurrection de la Grande Mosquée à La Mecque. Il ne sait pas non plus quel rôle exact a joué la CIA dans le règlement de la crise. « Le degré d’implication des Américains des deux côtés de la bataille reste un mystère », dit-il aujourd’hui.

Or les États-Unis ont été accusés, à tord, d’être responsable de l’attaque de la Grande Mosquée, qui a profondément bouleversé les musulmans à travers le monde. Ces accusations ont été à l’origine de manifestations aux Philippines, en Turquie, au Bangladesh, en Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis. L’ambassade des États-Unis à Islamabad, au Pakistan, a été assaillie et brûlée. Une semaine tard, l’ambassade des États-Unis à Tripoli, en Libye, a subi le même sort. De telles rumeurs étaient d’autant plus faciles à propager que le premier réflexe de la famille Al Saoud avait été de couper les réseaux de télécommunications entre le royaume et l’extérieur. L’information a ensuite été distillée au compte-gouttes.

« En 1979, avant les téléphones portables, Internet et la télévision satellite, il était possible de cacher un événement pareil au reste du monde », rappelle Yaroslav Trofimov. « C’était une histoire gênante pour le gouvernement saoudien, et pendant longtemps elle est restée taboue dans le royaume, personne ne la mentionnait. » Non seulement cette « histoire gênante » a révélé la vulnérabilité du gouvernement saoudien à ses alliés occidentaux, mais en plus elle a révolté nombre de ses sujets, dont le désormais tristement célèbre Oussama Ben Laden, qui a définitivement rompu avec la famille royale en 1991.

Dans un enregistrement audio diffusé en 2004 par des sites djihadistes, le fondateur d’Al-Qaïda reproche clairement sa riposte au prince Fahd : « Il s’est montré entêté, il a agi contre les conseils de tout le monde et envoyé des véhicules blindés dans la mosquée. Je me souviens encore de la trace des chenilles sur le carrelage de la mosquée. Les gens se souviennent que les minarets de la mosquée disparaissaient dans la fumée noire à cause du pilonnage des tanks. »

Mais aux yeux de Yaroslav Trofimov, « l’arrogance » et « l’incompétence » du régime saoudien ne sont pas seuls responsables de la propagation de l’idéologie de Jouhaymane Al Otaibi : « C’est précisément cette idéologie que les décideurs américains […] ont estimée très utile sur les fronts de la guerre froide », écrit-il en faisant référence à l’aide que les États-Unis ont apporté aux moudjahidin afghans face à l’Armée soviétique dans les années 1980. « Au lieu d’être supprimée, la version brutale de l’islam de Jouhaymane a été encouragée et soutenue alors qu’elle métastasait dans le monde entier. » Une idéologie combattue en ce moment même, à Mossoul, par les forces kurdes et irakiennes.


Couverture : Opération dans les sous-sols de la Grande Mosquée.