Un désastre

5 juin 2015. Le jour se lève à peine mais le tarmac de l’aéroport de Djibouti est déjà une vraie fournaise. Mohammed Issa, un agent rondelet et moustachu de la police des frontières, fait de grands gestes à l’intention d’un énorme avion de transport de l’US Air Force, un Globemaster C-17, à l’arrêt non loin de là. « Depuis le début de la guerre au Yémen, c’est la folie ici », annonce-t-il. « Entre les avions militaires et l’aide humanitaire, il n’y a parfois même plus de place pour se garer sur le tarmac. » Djibouti est un petit pays aux baraques colorées et aux boulevards envahis par les chèvres, posé sur une bande de désert volcanique de la corne de l’Afrique. Situé le long de la route maritime passant par la mer Rouge et le canal de Suez, il accueille la seule base militaire permanente des États-Unis sur le continent africain, le camp Lemonnier. Celle-ci est au cœur d’un des programmes les plus secrets et controversés de l’administration Obama : la campagne de surveillance et d’assassinats menée par des drones contre Al-Qaïda et ses alliés, en Somalie et au Yémen.

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Paysage du Yémen
Crédits : Rod Waddington

Le Yémen, pays pauvre et instable de 27 millions d’habitants situé à la pointe sud-ouest de la péninsule arabique, est tout particulièrement dans le collimateur des campagnes de contre-terrorisme depuis l’attaque meurtrière contre le destroyer USS Cole en 2000. La branche locale d’Al-Qaïda est à l’origine de quelques-uns des plus dangereux complots terroristes fomentés contre les États-Unis, notamment celui de l’Underwear Bomber, qui a tenté de faire exploser un avion en plein vol au-dessus de Detroit grâce à des explosifs dissimulés dans ses sous-vêtements. C’est sur une piste désertique du Yémen qu’a eu lieu le premier assassinat d’un citoyen américain commandité par l’administration Obama, celui du charismatique imam extrémiste Anwar Al-Awlaki.

Pendant des années, les forces spéciales américaines ont entrainé les unités antiterroristes de l’armée yéménite. En septembre dernier, lors de son discours dévoilant sa stratégie pour combattre Daech, Obama citait le Yémen comme un exemple de lutte contre le terrorisme « couronnée de succès ». Cette stratégie est maintenant réduite à néant alors que le Yémen s’enfonce, à la suite des autres pays du Moyen-Orient, dans une guerre civile généralisée. Après la prise de pouvoir des rebelles houthistes en mars 2015, une campagne de frappes aériennes approuvée par les États-Unis ainsi qu’un blocus aérien, maritime et terrestre, ont été mis en place par une coalition des pays arabes menée par l’Arabie saoudite, qui accuse les Houthis d’être soutenus par son ennemi juré l’Iran. Une mesure présentée comme nécessaire pour éviter le passage d’armes en provenance d’Iran. Quatre mois d’âpres combats plus tard, les Houthis contrôlent encore davantage de territoires. Le conflit menace ce pays déjà très pauvre d’une catastrophe humanitaire de grande ampleur. Les organismes humanitaires tirent la sonnette d’alarme : le pays est au bord de la famine à cause du blocus. Plus de 3 700 Yéménites dont la moitié de civils ont déjà trouvé la mort et plus de 1,25 million de personnes ont été déplacées.

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La situation du conflit
Carte datée du 6 décembre 2016

Pendant ce temps, Al-Qaïda a profité du chaos pour mettre la main sur de vastes territoires à l’est du Yémen, dont la ville portuaire de Mukalla, et a appelé à lancer de nouvelles attaques contre les États-Unis. Daech s’est établi dans la zone et a commis des attentats à la voiture piégée dans la capitale. Avec l’évacuation de son ambassade et de 125 conseillers militaires, la stratégie de lutte contre le terrorisme des États-Unis est en miettes, et bon nombre d’armes et d’équipements militaires fournis à l’armée yéménite seraient passés aux mains des milices rebelles. « La campagne menée par la coalition a des conséquences dévastatrices pour la stratégie américaine de lutte contre le terrorisme », déclare April Longley Alley, analyste pour l’ONG International Crisis Group. « Ils peuvent bien continuer à pilonner le territoire à coups de frappes aériennes par drones, cela n’empêchera pas la menace de continuer à s’accentuer et se complexifier. »

Vers Sana’a

Depuis le début de la guerre, l’Arabie saoudite interdit aux journalistes d’embarquer à bord des quelques avions ou bateaux humanitaires autorisés à pénétrer au Yémen, complètement coupé du monde par le blocus de la coalition. Lorsque j’arrive à Djibouti, c’est avec l’espoir de trouver un bateau de réfugiés ou un cargo pour me conduire là-bas, mais ce que j’apprends coupe court à mes projets : par ordre du gouvernement djiboutien et selon les instructions de la coalition, même les petits bateaux commerciaux sont maintenant soumis à inspection. Si je veux parvenir au Yémen par bateau avec mon photographe, il va nous falloir trouver un passeur prêt à braver le blocus maritime en speed boat.

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Le port d’Aden avant le conflit
Crédits : DR

Le bateau sur lequel nous embarquons mesure 7 mètres de long. Sa coque, basse et allongée, est en fibres de verre. Il semble bien fragile pour franchir les quelques 200 kilomètres du détroit de Bab-el-Mandeb. Une fois en mer, le capitaine, que nous appellerons Youssouf, se détend enfin. Comme beaucoup de pêcheurs sillonnant les eaux côtières de la corne de l’Afrique, il est habitué aux cargaisons sortant de l’ordinaire. Depuis quelques années, il emprunte la même route avec à son bord des migrants éthiopiens, entassés à 30 ou plus, pour les déposer clandestinement sur le rivage yéménite. De là, ils continuent leur éprouvant périple vers un hypothétique emploi dans les riches monarchies pétrolières du golfe persique. « Ils sont trop ignorants de ce qui les attend pour avoir peur », dit-il. À tribord, nous pouvons apercevoir le port d’Aden, qui était la capitale d’un Yémen du Sud indépendant avant que la nation ne soit réunifiée en 1990 sous la présidence d’Ali Abdallah Saleh. Ce dernier a été un allié clé des États-Unis, autorisant le programme de drones en échange d’aides financières, avant d’être renversé lors du printemps arabe par des manifestants réclamant les mêmes changements qu’au Caire ou qu’à Damas : une reprise économique, la lutte contre la corruption et la fin du règne sauvage d’institutions gouvernementales répressives au service des puissants de la région.

Pendant un temps, le Yémen a donné l’image d’une vraie success story du printemps arabe. Le départ de Saleh, dont les conditions avaient été négociées par les Nation Unies, l’Arabie saoudite et le Conseil de coopération du Golfe, s’était effectué de manière relativement paisible. Peu après l’accord de départ, le vice président, Abd Rabbo Mansour Hadi, s’est présenté et a remporté les élections présidentielles face à une opposition inexistante. Mais les espoirs nés en 2011 ont été étouffés par les querelles et l’inaction des élites politiques en place à Sana’a, la capitale. Sous le régime impotent de Hadi, la corruption et la situation économique n’ont fait que s’aggraver.

La capitale repose à plus de 2 000 mètres d’altitude au fond d’une cuvette entourée de montagnes.

Parallèlement, les Houthis, une bande de combattants rebelles basés dans la province septentrionale de Saada, accroissaient leur puissance. Pendant que les querelles intestines délitaient l’ordre politique, les Houthis agrandissaient leur territoire à coup d’alliances politiques et de victoires militaires, jusqu’à pénétrer dans Sana’a en septembre 2014 et à placer Hadi en résidence surveillée en janvier 2015. Le mois suivant, celui-ci s’est enfui à Aden, qu’il a proclamé nouvelle capitale temporaire, s’appuyant sur des armes et des fonds en provenance d’Arabie saoudite. Les Houthis ont marché sur le sud, Hadi a pris la fuite à Riyad, les Saoudiens ont commencé leur campagne de frappes aériennes et le blocus a été mis en place.

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Alors que la nuit tombe, le bateau laisse un sillage lumineux d’algues phosphorescentes dans la mer sombre et oppressante. Youssouf peut naviguer en suivant les lumières de la côte, mais cela ne semble pas très prudent d’entrer de nuit dans un port contrôlé par les rebelles au milieu d’une guerre civile. Nous prenons la décision de jeter l’ancre près d’une île, à l’abri du vent, et nous nous laissons bercer par les vagues pendant quelques heures tout en contemplant les lumières de la procession des pétroliers et des porte-conteneurs empruntant le détroit en direction du canal de Suez. Juste avant l’aube, nous levons l’ancre et reprenons notre route sur une mer agitée. Le soleil levant est voilé par un rideau de brume accroché aux zones montagneuses de l’est lorsque nous approchons de la petite ville portuaire de Mokha. Même si le conducteur d’un skiff de passage transportant de l’essence de contrebande nous prévient que des frappes aériennes ont eu lieu la nuit dernière, une atmosphère d’activité calme règne sur le quai. Des combattants houthistes aux visages adolescents, armés de kalachnikovs fatiguées, nous mènent auprès d’un fonctionnaire las mais souriant, qui tamponne nos passeports et nous souhaite la bienvenue au Yémen. Notre fixeur est venu de Sana’a pour nous récupérer et nous entamons un long périple à travers les montagnes, vers le nord et la capitale. L’essence est une denrée rare à cause du blocus et les routes sont désertes. L’effondrement du service public est apparent dans la ville portuaire de Hodeidah. Nous roulons dans de grandes flaques d’eaux usées et essayons d’éviter les montagnes de déchets qui s’entassent sur les ronds-points. Cela fait des mois qu’il y a peu, voire pas d’électricité. La chaleur accablante des nuits de juin pousse les habitants à dormir à l’air libre dans la rue, au risque de se faire piquer par les moustiques, vecteurs de la dengue. Une épidémie de ce virus ravage la côte yéménite et plus de 8 000 cas ont déjà été rapportés pour la seule ville d’Aden.

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Sana’a, la capitale du Yémen
Crédits : DR

Il fait nuit lorsque nous atteignons Sana’a. La capitale repose à plus de 2 000 mètres d’altitude au fond d’une cuvette entourée de montagnes. C’est l’une des plus anciennes citées au monde à avoir été habitée de manière ininterrompue. À l’époque des caravanes de chameaux, la ville était une zone importante d’échanges commerciaux entre l’Orient et l’Occident, et elle était réputée pour ses encens précieux et ses parfums, très prisés dans les temples de la Rome antique. La diaspora des marchands yéménites a essaimé à travers l’Afrique et l’Asie. Elle comptait notamment parmi ses membres le magnat de la construction Mohammed ben Laden, qui a élevé son fils Oussama dans son pays d’adoption, l’Arabie saoudite. En des temps plus heureux, l’accueillante société traditionnelle yéménite attirait comme un aimant les touristes en quête d’aventures. Les romanesques cités anciennes et leurs délicates maisons en pisé à plusieurs étages, surnommées « les premiers gratte-ciels du monde », sont classées au patrimoine mondial de l’Unesco. Aujourd’hui bombardée et coupée du monde, la ville est condamnée à l’obscurité la plus totale, que seules percent nos lampes frontales et les torches brandies par les miliciens houthistes aux checkpoints.

Une guerre du Golfe

Les rapports entre l’Arabie saoudite et le Yémen rappellent ceux qu’entretiennent les États-Unis avec le Mexique. Les liens économiques et culturels étroits qui unissent les deux pays ont souffert de la contrebande et de l’immigration illégale. L’Arabie saoudite n’en reste pas moins la terre d’accueil d’une vaste partie de la population des travailleurs yéménites. De même que les États-Unis, l’Arabie saoudite s’est toujours arrogée le droit d’intervenir dans les affaires intérieures de son voisin pauvre du sud, sous couvert de garantir sa sécurité nationale. Même s’il existe peu de preuves d’une implication militaire directe des Iraniens aux côtés des Houthis, la monarchie sunnite saoudienne est de plus en plus préoccupée par ce qui est perçu comme une menace chiite venue d’Iran, particulièrement après le succès des négociations américaines sur le nucléaire iranien.

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Après l’opération Tempête décisive
Crédits : OCHA/Philippe Kropf

« Dans l’ensemble, cette guerre a peu à voir avec le Yémen mais surtout avec l’influence grandissante de l’Iran dans la région, qui obsède les Saoudiens », explique Farea al-Muslimi, un analyste politique yéménite et chercheur invité au Carnegie Middle East Center. « C’est un message au niveau régional, mais également un message fort des Saoudiens aux Américains : on n’a pas besoin de vous, nous pouvons prendre les rênes de notre propre guerre. » Le 25 mars, les Saoudiens ont lancé l’opération Tempête décisive. Ce nom n’était pas le seul élément qui semblait directement plagié d’un programme stratégique des années Bush. Une coalition a également été mise en place, incluant les richissimes États du Golfe : les Émirats arabes unis, le Qatar et Bahreïn (également bien fournis en équipements militaires américains et européens), ainsi que l’Égypte et d’autres alliés plus improbables comme le Soudan et le Maroc. Cette coalition a fourni quelques avions, mais la majorité provenait cependant des forces aériennes de l’Arabie saoudite. Le but des Saoudiens était de forcer les Houthis à se retirer de Sana’a et de restaurer la présidence de Hadi. Cependant, le seul usage de la force aérienne s’est vite avéré discutable car les rebelles continuaient de gagner du terrain. Ils sont allés jusqu’à entrer dans la province de Marib, riche en pétrole, puis capturer la base aérienne d’Al Anad, où avaient été stationnées les forces spéciales américaines. Le 21 avril, l’armée saoudienne a déclaré que la mission de l’opération Tempête décisive était accomplie et que la menace représentée par les missiles balistiques et les armes lourdes aux mains des Houthis était neutralisée. Le 6 juin, les Houthis ont tiré leur premier missile Scud sur l’Arabie saoudite. Suite à cela, les Saoudiens ont lancé leur opération Restaurer l’espoir, dont un des objectifs déclaré était « la protection des civils ».

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Une maison détruite à Sana’a
Crédits : DR

Pendant ce temps-là, les bombardements et les combats s’intensifiaient. Au-dessus de Sana’a, le grondement des avions de combat était presque quotidien. Ils volaient si haut que leurs intentions restaient obscures. Les débris des missiles anti-aériens tirés par les Houthis faisaient fréquemment des dégâts au sol. Suivaient les explosions assourdissantes des frappes aériennes. Les bombardements ont réussi à détruire la plupart des infrastructures publiques et militaires yéménites prises par les Houthis. L’aviation yéménite a été anéantie et les résultats du programme américain « entraîner et équiper » (qui avait coûté 500 millions de dollars depuis 2007 – environ 460 millions d’euros) ont été réduits à néant quand les forces de sécurité ont abandonné leurs postes ou ont rejoint les milices rebelles.

Le 27 mai, les Saoudiens ont rasé la base des Forces spéciales de sécurité de Sana’a, qui avait accueilli l’unité antiterroriste entraînée et financée par les États-Unis. Lorsque nous arrivons, les Saoudiens ont également commencé à prendre pour cible les maisons individuelles de la capitale et ses alentours. Dans ces zones densément peuplés, cela implique forcément des morts parmi les civils, si précises que puissent être les technologies américaines. C’est lors d’une de ces frappes matinales, qui visait la maison d’un des membres de la famille du président Saleh à qui j’ai rendu visite le 13 juin, que cinq membres d’une même famille ont été tués lorsque l’une des bombes a raté sa cible de plus de 6 mètres pour s’écraser devant leur maison. Un des résultats du conflit a été de séparer le Yémen en deux parties, le Nord et le Sud. Dès la mi-juillet, tandis que les Houthis consolidaient leur emprise sur la ville de Sana’a, des miliciens Yéménites financés par les Saoudiens et des véhicules blindés fournis par les Émirats arabes unis aidaient les forces pro-gouvernementales à prendre le contrôle d’Aden. Le 16 juillet, une délégation de ministres exilés arrivait par avion dans la ville en ruine afin de mettre en place une capitale rivale. Tandis que le bilan des victimes parmi les civils ne cesse de s’alourdir et qu’Al-Qaïda bénéficie du chaos, l’administration Obama se retrouve face à un dilemme. Des responsables américains ont émis des réserves concernant une plus grande implication dans le conflit, la stratégie américaine de lutte contre le terrorisme ayant déjà souffert de la situation au Yémen. « Al-Qaïda contrôle une importante ville portuaire et leur fief n’a pas été touché par les frappes aériennes de la coalition », déclare April Longley Alley, de l’International Crisis Group. « Il est clair que beaucoup de gouvernements occidentaux sont de plus en plus mal à l’aise face à cette guerre. »

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Ces hommes cherchent des survivants dans les décombres après un bombardement
Crédits : Sebastiano Tomada/MSF

Pour l’instant, le gouvernement américain continue de soutenir la campagne en fournissant des ravitaillements en vol et une aide en matière de renseignement et d’interventions ciblées. Quatre des riches pays du Golfe impliqués, l’Arabie saoudite, le Qatar, Bahreïn et les Émirats arabes unis, accueillent des bases militaires américaines stratégiques et participent à la campagne contre Daech en Irak et en Syrie. « Pour les États-Unis, le Yémen n’était finalement pas si important, surtout comparé à d’autres objectifs plus pressants, comme celui de parvenir à un accord sur le nucléaire iranien », ajoute Mme Alley. « Les Saoudiens ont les moyens de faire pression sur leurs alliés afin de s’assurer de leur soutien. Pourquoi les contrarier et tendre les relations ? »

Que veulent les Houthis ?

Depuis que les Houthis ont pris le contrôle de Sana’a, les cinq lignes de leur slogan sont partout : Dieu est grand Mort à l’Amérique Mort à Israël Maudits soient les juifs Que l’islam triomphe Avec ce slogan, qui fait écho au tristement célèbre cri de guerre des révolutionnaires iraniens, les miliciens houthistes d’Ansar Allah, ou « Partisans de dieu », sont une énigme de plus en plus complexe pour les États-Unis. Ansar Allah est souvent dépeint comme une milice chiite radicale se battant dans une guerre menée par alliés interposés dont les véritables protagonistes seraient l’Iran et l’Arabie saoudite, et les théâtres d’opérations l’Irak et la Syrie. Hadi, le président exilé soutenu par les Saoudiens, a écrit dans un éditorial publié dans le New York Times en avril que les Houthis étaient « des marionnettes aux mains du gouvernement iranien », une menace pour les voies maritimes de la région et « qu’ils étaient voués à devenir le prochain Hezbollah ». Dans les médias occidentaux, le conflit est présenté sous l’angle du conflit inter-religieux et les raccourcis sont monnaie courante. Dans le New York Times début juillet, les Houthis sont par exemple décrits comme « un groupe tribal chiite allié à l’Iran ». La vérité se révèle bien plus complexe et trouve ses racines dans une société yéménite extrêmement diverse et une politique nationale tortueuse. Pour ne citer qu’un exemple : les Houthis sont de confession zaydite. C’est une branche minoritaire de l’islam chiite, bien différente du chiisme duodécimain d’Iran, et dont la doctrine et la tradition se rapprochent de celles de la majorité sunnite du Yémen.

Ce mélange d’islamisme et de guévarisme est clairement influencé par l’idéologie de la révolution iranienne.

C’est dans un hôtel du centre-ville de Sana’a que je rencontre Mohammed al-Bukhaiti, un haut responsable houthiste et membre du comité politique d’Ansar Allah. Petit et massif, portant une barbe taillée courte, Bukhaiti se déplace dans la capitale avec une Kalachnikov et deux gardes du corps. Activiste politique de longue date, opposé au régime de Saleh, il a passé de nombreuses années en exil au Canada et il se remémore avec plaisir les fast-foods et la gentillesse des Canadiens. Il revendique cependant l’idéologie anti-américaine d’Ansar Allah, qui tient l’impérialisme américain pour responsable de la plupart des problèmes du Moyen-Orient. « Regardez ce qui s’est passé en Afghanistan, en Irak, en Syrie et maintenant au Yémen », explique-t-il. « Partout où les États-Unis sont impliqués, on retrouve Al-Qaïda et Daech. Ils tirent profit de la situation. » La philosophie houthiste se nourrit à la fois du schisme originel entre sunnites et chiites datant du VIIe siècle av. J.-C. et d’un anti-impérialisme contemporain, le tout additionné d’une certaine admiration pour le socialisme latino-américain. « Nous devrions prendre exemple sur l’expérience des peuples d’Amérique latine », annonce-t-il. « Ils sont conscients des dangers de la politique américaine. » Quand je lui fais remarquer que le slogan d’Ansar Allah est antisémite, Bukhaiti insiste sur le fait qu’ils ne sont pas hostiles aux juifs en tant que peuple mais qu’ils condamnent le traitement infligé aux Palestiniens par Israël. « Si nous avions été là à la période du nazisme, nous aurions soutenu les juifs », me dit-il. Ce mélange d’islamisme et de guévarisme est clairement influencé par l’idéologie radicale de la révolution iranienne et Bukhaiti reconnaît ouvertement qu’Ansar Allah entretient des relations cordiales avec l’Iran et les autres groupes militants qui y sont liés. « L’Iran, le Hamas, le Hezbollah… ce qui nous unit, c’est notre combat contre l’impérialisme américain. Ce n’est pas quelque chose que nous cachons. Nous en sommes fiers. » Il nie cependant tout soutien matériel de la part de l’Iran, et affirme ne rien leur devoir : « Nous n’autoriserions jamais l’Iran à venir ici et à utiliser le Yémen contre un autre pays. » Les Houthis ne forment pas un groupe monolithique.

Durant la conférence de dialogue national de 2003, dont le but était de mettre en place un nouvel ordre politique pour le Yémen, ils ont présenté un programme étonnamment libéral qui prônait des droits limités pour les femmes et faisait référence à la charia comme à une source de droit parmi d’autres. Mais la milice qui s’est formée lorsque la situation a évolué en conflit armé est revenue avec une identité plus conservatrice, notamment après les meurtres d’intellectuels houthistes comme Ahmas Sharafeddin, assassiné alors qu’il se rendait à la session plénière finale de la conférence de dialogue national. « Le problème, ce n’est pas que les délégués houthistes n’étaient pas sincères, mais ils n’avaient aucuns pouvoirs », déclare Muslimi, du Fondation Carnegie pour la paix internationale.

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Matthieu Aikins présente une photo de l’endroit avant les bombardements
Crédits : Sebastiano Tomada

Les Houthis se considèrent comme le seul parti au Yémen qui soit véritablement engagé et efficace dans la lutte contre Al-Qaïda. Bukhaiti me fait remarquer que les Saoudiens et l’ancien régime de Saleh ont entretenu des relations ambiguës avec les djihadistes sunnites, cherchant à les utiliser à leurs propres fins. Il tente de présenter la prise de pouvoir houthiste comme un acte de défense : « Si nous nous retirons du Sud maintenant, il n’y a qu’Al-Qaïda pour prendre notre place. » Je rends visite, dans leurs bureaux de Sana’a, à Radyha al-Mutawakel et Abdulrasheed al-Faqih, un couple marié qui gère Mwatana, une des seules ONG de défense des droits de l’homme indépendante et active du Yémen. Menus, aux manières délicates, ils ont tous les deux l’habitude de finir les phrases de l’autre d’une voix douce. Ils s’attendent à ce qu’Ansar Allah ferme leurs bureaux d’un jour à l’autre, ou bien les arrête. Mwatana a accumulé des preuves concernant les violences commises contre les Houthis durant la guerre contre le terrorisme de Saleh. Mais maintenant, la roue a tournée et Amnesty International accuse la milice de torturer les manifestants dans l’espoir de tuer dans l’œuf toute forme d’opposition. « Une fois les Houthis au pouvoir, ce sont eux qui ont perpétré la plupart des violations des droits de l’homme », affirme Mutawakel. « Ils détiennent les gens illégalement et s’attaquent aux médias et à la société civile. » Depuis le début de la guerre, Ansar Allah a pris pour cible un certain nombre de médias et d’ONG, en particulier ceux liés à son principal rival, la branche yéménite des Frères musulmans. Des hommes politiques liés à l’opposition ont également été arrêtés et détenus sans inculpation. Le système judiciaire du Yémen est en ruine et ceux qui sont arrêtés par les Houthis n’ont aucune chance de bénéficier d’un procès équitable. « Quiconque critique les Houthis est arrêté », murmure Faqih. « Et le pire reste peut-être à venir. »

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Les décombres sont rapidement déblayés
Crédits : Sebastiano Tomada/Mwatana

Les bombardements de Saada

L’Arabie saoudite partage avec le Yémen une frontière sur 1 800 kilomètres d’un terrain montagneux et difficile d’accès. C’est la raison pour laquelle le Yémen représente un intérêt stratégique vital pour les Saoudiens et constitue leur talon d’Achille. La province de Saada, du côté yéménite de la frontière, est le fief traditionnel des Houthis. Depuis le début de la guerre, les combats entre Ansar Allah et l’armée saoudienne s’y sont intensifiés. « Ils représentent une vraie menace pour les Saoudiens », ajoute Muslimi. « Les Houthis n’ont rien à perdre et ont des milliers de combattants à envoyer mourir à la frontière. » Bombardements intensifs et tirs d’obus sur le nord du Yémen ont constitué la réponse de l’Arabie saoudite. Le 8 mai, les Saoudiens ont déclaré que les villes de Saada et de Marran étaient maintenant des « cibles militaires », une décision qui n’est pas sans rappeler la stratégie américaine au Vietnam avec ses « zones de tirs à volonté ». Ils auraient ensuite largué des tracts aériens enjoignant la population entière à quitter la ville avant 7 h du soir. Human Rights Watch et Amnesty International ont accusé l’Arabie saoudite de violer le droit humanitaire international. « Les frappes aériennes qui touchent des civils quand il n’y a aucune cible militaire en vue font pour le moins preuve d’une indifférence cruelle », affirme Belkis Wille, de Human Rights Watch. « Les bombardements qui prennent pour cible les civils intentionnellement ou par négligence constituent des crimes de guerre. » (Ma demande de commentaire auprès d’un représentant de l’ambassade saoudienne à Washington est restée sans réponse.)

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Les montagnes du nord du Yémen
Crédits : Rod Waddington

Et pourtant, presque personne ne parle de Saada. Aucun journaliste occidental n’y est allé depuis le début de la guerre. Même la Croix-Rouge a abandonné temporairement ses locaux. Les seuls étrangers qui sont encore sur place sont les membres d’une équipe de Médecins du Monde, cloîtrés dans un hôpital de la ville de Saada. Pour nous y rendre, nous avons emprunté l’autoroute sur 180 km, au nord de la capitale, traversant des montagnes arides parfois déchirées par le vert éclatant de vallées irriguées. Saada est longtemps restée une des provinces les plus traditionnelles du Yémen. Les villages de la région se dressent tels des forteresses de pisé dont les tours crénelées à trois étages et les tourelles fendues de meurtrières dominent les champs verdoyants de khat, la plante stimulante locale.

Nous arrivons dans la province de Saada. Des carcasses de voitures carbonisées gisent sur le bord de la route et nous sommes forcés de rouler sur le bas-côté pour contourner d’énormes cratères dans le bitume. Les avions militaires saoudiens prennent pour cible les voitures qui empruntent cet axe routier. La plupart des carcasses identifiables sont des camions-citerne destinés au transport de carburant ou des poids-lourds, mais on peut aussi reconnaître des véhicules ordinaires. Nous dépassons un pick-up en morceaux, des douzaines de cadavres de chèvres jonchant le sol aux alentours, ainsi qu’un autre véhicule mal en point, abandonné, dont l’arrière est rempli de sacs d’oignons. La plupart des checkpoints des environs ont été endommagés par les bombardements et désertés, et les quelques véhicules que nous croisons sur la route roulent aussi vite qu’ils le peuvent. De temps à autre, le grondement des avions se fait entendre haut dans le ciel. Dans la ville de Saada, nous découvrons l’étendue des dégâts. Sur la route principale déserte, deux voies étroites ont été dégagées dans les gravats. Des appartements et des magasins en ruine bordent la rue, leurs rideaux de métal froissés comme des mouchoirs au fond d’une corbeille. Certains immeubles ont été complètement détruits, à l’exception des étages en béton qui s’entassent au sol les uns sur les autres. Nous nous enfonçons dans les rues vers le centre-ville où les maisons en pisé aux ornements élaborés ont été réduites en miettes. Devant la mosquée Imam-al-Hadi, vieille de 1 200 ans, nous longeons un immense cratère – un bus y rentrerait aisément – avant de nous garer devant l’hôpital al-Jumhouri.

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L’eau est un problème à Saada
Crédits : OCHA/Philippe Kropf

Dans la ville, l’hôpital est un refuge relativement sûr grâce à la présence de l’équipe de Médecins Sans Frontières arrivée en mai. « Ils ne nous prennent pas pour cible car nous sommes des étrangers », explique le directeur de l’hôpital, Mohammad Hajjar, un homme de grande taille aux sourcils perpétuellement froncés. Quand les bombardements ont commencé, la plupart du personnel de l’hôpital s’est enfui mais Hajjar est resté avec une petite équipe, renforcée occasionnellement par des volontaires. En dehors de la ville, le système de santé publique de la région s’est complètement effondré et les Nation Unies ont déclaré que Saada était la seule province au Yémen « impossible ou presque impossible » à atteindre. L’équipe de MSF a installé deux grandes tentes dans la cour devant l’entrée des urgences : la semaine précédant notre arrivée, ils avaient pris en charge à peu près 200 patients. « Je n’avais jamais vu ce que je vois ici », témoigne Maria Green, une infirmière argentine responsable de l’équipe médicale.

Avec ses collègues, ils travaillent non-stop depuis leur arrivée et dorment à peine à cause du bruit constant des bombardements pendant la nuit, parfois très proches. Elle a traité des victimes de guerre en Syrie et en République centrafricaine, mais elle est choquée par la puissance de frappe des forces modernes et par ses conséquences. « Les blessures causées par les explosions… les patients arrivent véritablement en morceaux », ajoute-t-elle. « Et ils arrivent tous en même temps. » L’hôpital manque de tout, surtout d’anesthésiant. Même quand l’équipe médicale se déplace à Sana’a pour se ravitailler, les fournitures médicales se font rares à mesure que le blocus se prolonge. Hajjar me raconte qu’ils ont dû faire face à une épidémie de piqûres de serpents. Les bombardements sont si intenses que les serpents sortent du sol, ou mordent les habitants qui ont fui leurs maisons pour se réfugier dans la forêt ou dans des caves. Le personnel de l’hôpital a ratissé Sana’a à la recherche d’anti-venin mais ils n’ont pu trouver que cinq flacons en tout et pour tout. « La situation est désespérée », déclare Hajjar. « Si les Saoudiens pouvaient bloquer l’air que nous respirons, c’est ce qu’ils feraient. » Il ajoute que les réserves d’essence de l’hôpital ne permettront pas de tenir plus de dix jours. Sans carburant, les groupes électrogènes et les machines de soins intensifs s’arrêteront. « Trois camions-citerne ont déjà essayé de nous livrer de l’essence. Ils ont tous été détruits en route. »

La moitié des bâtiments de Sabr n’est plus qu’un tas de gravats calcinés.

À l’hôpital, je retrouve Fatehi Betal, membre d’un conseil civil affilié aux Houthis qui récolte des données sur les frappes aériennes. Sa famille a fui au début des bombardements et leur maison n’est maintenant plus qu’un tas de gravats. C’est un jeune homme de 24 ans qui porte des lunettes sans montures et dont le visage sérieux s’éclaire parfois d’un sourire juvénile. Il me montre les notes et les photos qu’il a accumulées. Selon ses données, 341 civils ont été tués dans la province depuis le début de la guerre. « Le traitement réservé à Saada est différent des autres villes du Yémen », dit-il. « Ils visent tous les rassemblements indistinctement. On ne peut même pas prier à la mosquée. » Nous quittons la sécurité de l’hôpital et Betal m’emmène faire une visite macabre des dommages subis par la ville. Le vieux souk de Saada, normalement bondé de vendeurs d’épices et de tissus, est vide et à moitié détruit. Seuls des chiens errants traînent d’un air nostalgique là où se tenaient les stands de boucherie. Nous visitons ensuite le terrain d’un concessionnaire automobile où ne sont plus exposées que des carcasses calcinées, une usine d’embouteillage dévastée, des restaurants et des centres commerciaux dont il ne reste que des cratères. Betal me montre les débris d’une bombe à fragmentation ainsi que les restes d’une bombe de 500 kilos qui n’a pas explosé au sol. Toutes deux sont « Made in USA ». La poste, la banque principale et le réseau de téléphonie mobile ont été rayés de la carte. Presque toutes les stations-service de la ville ont été touchées et une file indienne de véhicules calcinés patiente encore à la station Jarman. Une attaque aérienne les a frappés alors que les conducteurs faisaient la queue pour prendre de l’essence. « 19 personnes sont mortes, certaines ont été entièrement brûlées », explique-t-il. Selon une analyse par satellite des Nations Unies, 1 171 bâtiments de la ville de Saada ont été endommagés ou détruits par des frappes aériennes entre le début de la guerre et le 17 mai. Le schéma des frappes suggère que l’Arabie saoudite visait les infrastructures de Saada dans le but de détruire l’économie de la ville et de la vider de ses habitants. Selon le personnel de l’hôpital, la situation est pire encore dans les zones rurales proches de la frontière.

Le jour même de notre arrivée à Saada, nous apprenons que le village isolé de Radha, à plusieurs heures de route, a été bombardé. Et comme prévu, une procession de pick-up vient se garer dans la cour quelques heures plus tard. L’équipe médicale amène les brancards et sort les corps sanglants des véhicules. Le sol immaculé des urgences est bientôt éclaboussé de flaques de sang vermillon tandis que l’équipe s’active pour préparer les patients pour la salle d’opération. Je demande à un homme appuyé contre l’un des pick-up, le traits tirés d’épuisement, de me raconter ce qui s’est passé. « C’était juste après le déjeuner, les gens sortaient de leurs maisons », me dit l’homme, Saleh Khairan. « C’était une énorme bombe à fragmentation. Nous avons entendu des centaines d’explosions. 50 maisons ont été touchées, et au moins une personne par maison a été blessée ou tuée. » L’essence est si rare que Khairan a dû payer un chauffeur 350 dollars pour parcourir les trois heures et demi de route jusqu’à Saada. Une dépense que la famille ne peut pas se permettre : « Nous sommes trop pauvres pour partir d’ici. Il n’y a pas de base militaire dans le coin, ni rien d’autre d’ailleurs. C’est la première fois que nous sommes attaqués, mais ils ont souvent lâché des bombes à fragmentation aux alentours. »

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Des camps de réfugiés accueillent les déplacés du conflit
Crédits : OCHA/Philippe Kropf

Nous nous rendons dans le village de Sabr, à une demi-heure de route de la ville. Selon des membres de l’hôpital, c’est là que les frappes les plus meurtrières ont eu lieu. Le paysage autour de nous est luxuriant – Saada est connue pour être le verger du Yémen –, mais les champs et les maisons en pisé sont déserts. « Il ne reste pratiquement que des bergers », indique Betal. Sabr est constitué d’un groupe d’austères maisons en pisé, dont certaines sont de véritables petits forts à trois étages. La moitié des bâtiments n’est plus qu’un tas de gravats calcinés. Deux vieilles dames, vêtues de longues robes et de châles, se joignent à nous et nous racontent les événements. Le 3 juin, une frappe aérienne a touché plusieurs maisons. Tandis que les villageois essayaient de sortir les gens des décombres, une autre pluie de bombes s’est abattue sur le village. Ce jour-là, Betal est arrivé sur les lieux en ambulance. Selon lui, les habitants étaient hystériques et avaient peur de revenir aider les blessés. Les habitantes rapportent que huit maisons ont été détruites et 51 personnes ont été tuées. Elles me présentent une liste des victimes, avec leurs âges. Cette liste recense 26 enfants. « Ce sont leurs maisons », me dit Salem Ali en désignant les décombres. « Ici, c’est la maison de mon père. » Les villageois affirment que le village n’abritait pas de miliciens houthistes ou quoi que ce soit qui puisse être considéré comme une cible militaire. « On ne sait pas pourquoi ils nous ont attaqués. » Les chiffres qu’ils nous fournissent sont impossibles à vérifier mais l’équipe de MDM confirme qu’un grand nombre de victimes ont été amenées à l’hôpital après le bombardement de Sabr – le pire qu’ils aient vu jusqu’ici. Ce jour-là, il y avait huit enfants et de nombreuses personnes blessées ou asphyxiées après être restées plusieurs heures sous les décombres.

Berbain reste incrédule face à l’inaction des Nations Unies et du reste de la communauté humanitaire.

Alors que nous sommes en train de discuter, le grondement des avions monte en puissance. On dirait qu’ils tournent autour de la vallée à la recherche de cibles. Je nous imagine filmés par le genre de caméras infrarouges qu’on voit régulièrement à la télé : nous ne sommes plus qu’un groupe de pick-up dans un village, rassemblés là pour une sorte de meeting. À travers le prisme d’une caméra infrarouge utilisée pour viser, tout n’est que silhouette fantomatique suspecte. L’annihilation de la menace dans un flash blanc aveuglant paraît légitime, voire même gratifiante. Le bruit des avions est assourdissant. « Je suppose que vous êtes habitués au bruit, à force d’entendre les avions toute la journée », dis-je d’un ton que j’espère léger. « Pas moi par contre, et je dois avouer que ça me rend vraiment nerveux. » « D’habitude, on court se mettre à l’abri quand on les entend si proches », me répond Ali. « Mais tu es avec nous, et on ne veut pas te faire peur. »

Un miracle ?

Avant la guerre, la population yéménite vivait déjà dans une grande pauvreté. On estime que la moitié des Yéménites n’avait pas accès à l’eau potable et le pays importait 90 % de ses denrées alimentaires. L’intensification des combats, mais surtout le blocus, ont créé les conditions d’un véritable désastre humanitaire. En juin, les Nation Unies ont classé le Yémen parmi les situations d’urgence de niveau 3, soit les crises humanitaires les plus graves. Ce statut n’est partagé que par la Syrie, le Soudan et l’Irak. Mais depuis le début du conflit, les Nations Unies et la communauté humanitaire sont dans l’incapacité d’acheminer une aide pourtant cruciale. Nous quittons Saada et, sur la route du retour, nous faisons halte à Khamir, une petite ville au milieu des collines, à deux heures de route au nord de la capitale. Une grande partie de la population de Saada s’est réfugiée dans les régions limitrophes comme celle-ci. Forcés d’abandonner leurs maisons, ces déplacés font partie d’un exode de masse et ont désespérément besoin d’aide. Je traverse le service de pédiatrie de l’hôpital de la région accompagné d’Emmanuel Berbain, un médecin français de MSF, qui participe à un projet local sur le long-terme. Comparé à l’urgence hystérique de l’hôpital de Saada, un calme funèbre règne dans le service. Des mères, sombres silhouettes voilées, veillent sur les petits patients. Rien n’est plus pesant que le silence d’une pièce pleine d’enfants.

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L’aide humanitaire reste limitée au Yémen
Crédits : OCHA/Philippe Kropf

« La malnutrition est une des conséquences de la guerre et du blocus », m’explique Berbain en examinant un petit garçon qu’une diarrhée aiguë a laissé comme dégonflé. L’afflux des « personnes déplacés à l’intérieur de leur propre pays » (PDI) vers Khamir a provoqué une recrudescence des maladies pourtant facilement évitables : « La malaria, le rachitisme ou la leishmaniose, une maladie parasitaire. » La société yéménite restant très traditionnelle, beaucoup de PDI ont réussi à se réfugier auprès de leur famille étendue. D’autres ont été logés temporairement dans des bâtiments publics comme les écoles. Cependant, certains doivent se débrouiller seuls. Berbain grimpe dans un camion MSF pour m’emmener en bordure de la ville, dans une zone connue sous le nom de « marché au khat ». Pourtant, il s’agit juste de champs nus et poussiéreux, desquels on peut apercevoir la ville. Des tentes sont réparties de manière anarchique sur tout le terrain. Certaines sont des abris d’urgence boueux distribués par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) lors de précédents conflits, d’autres ne sont que des bâches accrochées à des bâtons. « Il n’y a aucune distribution d’aide alimentaire à Khamir », dit-il, perplexe. (Un porte-parole des Nations Unies affirme que des denrées alimentaires sont arrivées sur place en juillet.) Alors que nous passons devant un groupe de tentes, Berbain demande au chauffeur de s’arrêter. Il descend discuter avec une femme et lui demande si les démangeaisons de son enfant se sont atténuées. Nous nous apprêtons à reprendre notre route, quand il me montre une bande de chiens errants rôdant près des tentes. « Les chiens font leurs besoins dans les champs et ça répand des maladies », explique-t-il. « Leur fils était atteint d’ankylostomiase : des vers qui se déplacent sous la peau », ajoute-t-il en mimant le geste de se gratter la poitrine. Tandis que nous faisons le tour du camp, Berbain reste incrédule face à l’inaction des Nations Unies et du reste de la communauté humanitaire, qui laissent les gens mourir de faim et de froid. « C’est tout bonnement incroyable. Comment est-il possible que les PDI soient si nombreux et que rien ne soit fait ? » se demande-t-il. « Chaque jour, c’est de pire en pire. »

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Un homme soigné à l’hôpital après un bombardement
Crédits : Mwatana

Les fonds de l’aide internationale parviennent difficilement au Yémen. Quand les Nations Unies ont lancé en avril un « appel éclair » de 274 millions de dollars (approximativement 250 millions d’euros), le gouvernent saoudien s’est immédiatement engagé à en fournir la totalité. À la mi-juillet, la totalité des fonds manquait à l’appel. « Comme les Saoudiens se sont précipités pour faire une offre, les autres donateurs se sont dit que leur contribution n’était finalement pas si urgente », nous précise un responsable d’un organisme international implanté au Yémen. « Tout le monde se demande si c’était le but des Saoudiens ou s’ils se sont simplement avancés trop vite sans réaliser qu’ils ne pourraient pas contrôler l’utilisation de cet argent. » Le plus gros obstacle à l’aide humanitaire reste cependant le blocus des frontières, des aéroports et des ports imposé par la coalition arabe. Certains membres de la communauté de l’aide humanitaire disent que cela revient à punir collectivement un peuple entier, et que cette situation de siège contre des populations civiles est interdite par le droit international. L’Arabie saoudite refuse d’employer le terme « blocus » mais parle de « zone d’accès restreint » et de « zone maritime contrôlée », dont le but serait de prévenir l’entrée d’armes iraniennes sur le territoire. Même si la coalition approuve le passage de quelques bateaux, les produits de première nécessité se font rares. Les Nations Unies estiment qu’à la fin du mois de juin, Le Yémen devait se contenter d’un approvisionnement en essence équivalent à seulement 11 % du volume importé avant la guerre. La pénurie de carburant est un sérieux obstacle à l’acheminement de l’aide humanitaire dans le pays. Les Nations Unies et le reste de la communauté humanitaire œuvrent sans relâche en faveur d’un cessez-le-feu. Jusqu’ici, ils n’ont pas eu beaucoup de succès. L’envoyé spécial pour le Yémen, Ismail Ould Cheikh Ahmed, s’est démené entre Sana’a, Riyad et Genève afin de mettre en place des négociations de paix qui semblent n’intéresser personne. En juin, les Houthis et le gouvernement Hadi ont envoyé des délégués à Genève, mais les négociations n’ont abouti à rien. Ahmed s’est également retrouvé dans une situation délicate quand il a annoncé en juillet être parvenu à un accord de cessez-le-feu temporaire jusqu’à la fin du ramadan. Le lendemain, les avions militaires saoudiens continuaient à bombarder le Yémen et les Houthis n’avaient pas déposé les armes. Les Saoudiens ont déclaré ne pas reconnaître le cessez-le-feu.

Durant mon séjour, la question qui m’a été le plus fréquemment posée par les Yéménites était : « Que pensez-vous qu’il va nous arriver ? » Les multiples factions politiques yéménites et leurs intrigues laissent perplexes même les observateurs les plus expérimentés. Mais si on observe ce qu’il s’est passé en Lybie, en Irak et en Syrie, un schéma semble se dégager. Les factions rivales se scinderont en plusieurs petites milices encore plus violentes. Les pouvoirs régionaux jetteront de l’huile sur le feu pour satisfaire leurs petits jeux de rivalité et leurs propres intérêts, malgré le risque que la situation ne se retourne contre eux. La communauté internationale se tiendra à l’écart, en observatrice impuissante. Une gigantesque tragédie humaine brisera des millions de vies et jettera des réfugiés dans des camps sordides, ou les enverra s’échouer sur les plages d’un Occident qui leur tourne le dos. Les seuls à bénéficier de cette situation seront une succession de groupes djihadistes de plus en plus destructeurs qui feront peser une terrible menace sur le monde. « Le monde n’a rien appris de l’expérience syrienne », déclare Faqih, militant des droits de l’homme. « Ce qui se passe au Yémen crée un environnement favorable aux groupes djihadistes. Ils n’attendaient que ça. »

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Des supporters des Houthis protestent contre les bombardements
Sana’a, 14 juin 2015
Crédits : Sebastiano Tomada

Il n’est peut-être pas trop tard pour le Yémen. Peut-être que les mauvais génies de la guerre et de la folie des factions religieuses peuvent être remis dans leurs bouteilles, d’une manière ou d’une autre. Si les États-Unis arrivaient à faire pression sur les Saoudiens pour que la coalition arabe cesse les bombardements et mette fin au blocus ; si en retour les Houthis s’engageaient à cesser leur marche sur le reste du pays ; si l’Arabie saoudite et l’Iran laissaient enfin le Yémen en dehors de leur rivalité ; si toutes les parties en présence au Yémen acceptaient de s’asseoir à la table des négociations à Genève… alors peut-être, mais seulement peut-être, le pays aurait-il une chance d’échapper au destin qui semble lui être tracé. Faqih se tient à la fenêtre. « Je pense que le pire est à venir, et que le miracle ne se produira pas », dit-il en laissant échapper un rire amer. « Les miracles n’existent pas. » La dernière nuit précédant le début du ramadan – ma dernière nuit au Yémen –, plusieurs voitures piégées explosent dans Sana’a. Trois d’entre elles visent des mosquées, une autre explose devant les bureaux du comité politique d’Ansar Allah. Sur les lieux, je retrouve Bukhaiti, le responsable houthiste que j’ai interviewé. Il est en train de contempler un amas de métal enchevêtré, les restes d’une Hyundai Sonata. L’attentat sera vite revendiqué par Daech, mais Bukhaiti n’est pas d’humeur aux distinctions subtiles. « Les Saoudiens, Al-Qaïda et Daech, ce sont tous les mêmes », me dit-il, le visage morne dans la lumière de la lampe de poche. « Et nous savons bien que ce n’est pas fini. »

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Vendredi 29 janvier 2016, Daech revendiquait un attentat suicide à la voiture piégée près du palais présidentiel, à Aden. L’explosion a fait huit morts et 17 blessés. Le vendredi précédent, un raid de la coalition arabe faisait six morts à Saada, dont un ambulancier de Médecins Sans Frontières. L’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation [FAO] a révélé jeudi 28 janvier que près de 14,5 millions de personnes, soit la moitié de la population totale du pays, étaient en situation d’insécurité alimentaire à cause du conflit. Le miracle n’a pas eu lieu.


Traduit de l’anglais par Lisa Gomis d’après l’article « Yemen’s Hidden War », paru dans Rolling Stone. Couverture : Les Houthis dans les rues d’Aden, par le Center for Security Policy.