Le colosse

Figé dans la lumière déclinante de ce lundi 15 avril, l’intérieur déserté et stupéfait de la cathédrale contraste terriblement avec l’agitation qui l’entoure. Les bancs en bois sont plongés dans une obscurité orangée, des braises flamboyantes tombant en miette du plafond de Notre-Dame de Paris. À plus de dix mètres du sol, un trou béant se forme dans la charpente du XIIIe siècle et bientôt, la flèche et le coq iconiques de la cathédrale s’effondreront, sous les yeux rougis de milliers de Parisiens.

Contrairement à certaines brigades étrangères, les Sapeurs-pompiers de France attaquent le feu par l’intérieur, pour tenter de minimiser les dégâts. Une technique qui leur permet ce lundi soir de sauver de précieux trésors renfermés dans Notre-Dame, mais qui s’avère vite dangereuse. Il est un peu plus de 20 heures quand la flèche se fend en deux et bascule au ralenti dans le vide, emmenant avec elle les flammes qui la consumaient depuis de longues minutes. Les pompiers sortent de la cathédrale et décident de laisser le relais à Colossus. Le robot de 500 kilos entre en ces lieux sacrés, et éclaire la nef de sa lumière blanche et crue, avant de braquer son canon vers le toit, en direction du brasier.

Colossus sur le terrain

L’engin fabriqué par Shark Robotics, une société française installée à La Rochelle, est télécommandé par les pompiers à distance. « Il permet d’éteindre et de faire baisser la température à l’intérieur de la nef », explique Gabriel Plus, le porte-parole des pompiers, aux médias massés devant la cathédrale. Une technologie précieuse, qui a aidé les 400 pompiers dépêchés sur place à venir à bout de l’incendie, au milieu de la nuit. Les dégâts sont colossaux mais les beffrois ont été sauvés, tout comme la plupart des vitraux.

Le feu n’est pas encore éteint lorsqu’Emmanuel Macron, sur le parvis intact de Notre-Dame, annonce que la France fera « appel aux plus grands talents pour rebâtir la cathédrale ». Dès le lendemain, et tandis que les plus grandes fortunes du pays annoncent des dons de centaines de millions d’euros, le président promet que cette icône de l’histoire de France sera reconstruite « plus belle encore, d’ici cinq années ». Une annonce audacieuse d’après les observateurs, dont certains estimaient, au soir de la catastrophe, qu’il faudrait entre 20 et 30 ans pour rénover Notre-Dame.

« Grâce aux nouvelles technologies, le chantier peut être accéléré, et les travaux ne prendront pas autant de temps que ce que j’ai pu entendre », estime pour sa part Denis Lachaud, le PDG de Life 3D, la société qui a scanné la cathédrale en 3D pour les travaux de rénovation. « Je suis plus optimiste, car si l’on nous fait part d’une volonté de la reconstruire à l’identique, nous pourrons ressortir les dimensions de chacune des poutres dans les combles, dessiner la plupart des éléments, et les faire passer en production assez rapidement », explique-t-il.

Crédits : Life 3D

« Il existe une intention commune de reconstruire Notre-Dame dans les plus brefs délais, et il sera pour cela impossible d’éviter l’utilisation de la technologie », abonde Giacomo Massari, le cofondateur de Tor Art. La société italienne, qui allie robotique, numérisation, design et sculpture, est connue pour avoir fait renaître en 2016 l’Arc monumental de Palmyre, en Syrie, détruit par Daech. « Les nouvelles technologies vont révolutionner le monde de la construction pour de nombreuses raisons, que ce soit le coût, la sécurité, mais aussi la rapidité d’exécution. Leur utilisation aidera sûrement à reconstruire plus rapidement Notre-Dame, et même à la reconstruire d’une meilleure manière », imagine-t-il.

Mais malgré toute la technologie à disposition, Notre-Dame est un édifice datant en bonne partie du Moyen-Âge, et qui doit donc être traité avec soin après l’épisode traumatique de l’incendie. « Le chantier va être long, car il y aura des phases de consolidation de l’édifice, une vérification de la structure, et il va falloir échafauder toutes les façades. Il faudra également étayer la cathédrale, parce qu’elle a beaucoup souffert de l’incendie, et sa stabilité a été grandement entamée », assure ainsi Denis Lachaud.

BIM

S’il a fallu 182 ans pour bâtir Notre-Dame, les nouvelles technologies devraient permettre d’accélérer grandement sa résurrection prochaine. Équipé d’un scanner 3D Leica P50, Denis Lachaud a commencé à passer la cathédrale au peigne fin en 2016, pour Le Bras Frères, la société qui gérait jusqu’à lundi dernier la rénovation de la cathédrale. « Nous avons fait un scan de l’enveloppe extérieure, des combles et de l’intérieur de la flèche pour le calcul des échafaudages, mais aussi pour anticiper le passage des matériaux, ou encore le remplacement des poutres », explique le PDG de Life 3D.

Un scanning laser de Notre-Dame
Crédits : Andrew Tallon

Un travail d’orfèvre qui « permet de capturer des points avec une précision millimétrique jusqu’à un kilomètre, en fonction du type de matériaux et de leur couleur ». Il en résulte aujourd’hui des plans très précis qui pourront être utilisés pour la reconstruction de la cathédrale à l’identique. « La densité de points au niveau des façades, des toitures, de la charpente et des vitraux oscille entre 2 et 5 millimètres. La flèche était très noire au moment de mon intervention, en conséquence, nous avons environ un point tout les un ou deux centimètres sur la partie la plus haute », détaille Denis Lachaud, assurant que « ces données très précises et parfaitement fiables » accéléreront la renaissance de Notre-Dame.

Le spécialiste imagine déjà que des modélisations BIM (Building Information Modeling) vont pouvoir être effectuées, afin de permettre aux futurs constructeurs de passer rapidement en phase d’exécution. Ce processus basé sur un modèle intelligent permet aux professionnels de l’architecture, de l’ingénierie et de la construction de créer des modèles numériques en 3D, en se basant sur des caractéristiques physiques données.

Mais les professionnels de la construction ne sont pas les seuls à avoir immortalisé Notre-Dame sous toutes ses coutures. Journaliste et cofondatrice du média de documentaires en VR Targo, Chloé Rochereuil a passé trois mois dans la cathédrale pour son reportage diffusé au mois de janvier 2019. Alors loin d’imaginer qu’une telle tragédie pouvait advenir, elle voit aujourd’hui une toute nouvelle utilité à son documentaire. « Nous voulions permettre aux gens de découvrir ce lieu, et nous avons eu accès à des endroits qui ne sont pas montrés au public habituellement, c’est-à-dire une partie des toits, l’intérieur des clochers, ou encore la sacristie », se souvient-elle.

« La VR permet d’appréhender les volumes incroyables de Notre-Dame et son utilisation prend aujourd’hui tout son sens. Je n’ai pas encore remis le casque VR pour revoir le reportage, mais je suis certaine que l’émotion sera là, même si rien ne sera jamais plus beau que la vraie. C’est un document précieux que nous avons », assure-t-elle, précisant qu’elle n’a pour le moment pas été contactée pour la récupération de ces images.

Crédits : Ubisoft

La directrice artistique Caroline Miousse, quant à elle, a scruté Notre-Dame sous tous ses angles pendant deux ans pour la reconstruire, plus vraie que nature, pour les besoins du jeu Assassin’s Creed Unity, sorti en 2014. Tout comme le documentaire de Caroline Rochereuil replonge les spectateurs dans la cathédrale Notre-Dame pré-incendie, celle d’Ubisoft transporte les joueurs dans le Paris de la Révolution. Un jeu qui devient aujourd’hui un véritable témoignage historique, et un autre outil potentiel pour le prélude à la reconstruction.

Après la conception viendra le temps de la construction à proprement parler, et l’utilisation de l’impression 3D fait ici débat. Pour Giacomo Massari, « il sera nécessaire d’utiliser des imprimantes 3D, des machines CNC [computer numerical control, ou commande numérique par calculateur] et des scanners 3D ». Si la charpente de Notre-Dame était surnommée La Forêt, c’est bien parce qu’il a fallu abattre 21 hectares de chênes, certains ayant jusqu’à 400 ans, pour la bâtir. Chaque poutre provenait d’un arbre différent, et cet exploit serait aujourd’hui impossible à réaliser de nouveau. « Sur notre territoire, nous n’avons plus d’arbres d’une taille telle que ceux qui ont été coupés au XIIIe siècle et qui constituaient ce qu’on appelle la forêt primaire », explique Bertrand de Feydeau, le vice-président de la Fondation du Patrimoine.

D’après lui, « il va donc falloir mettre en œuvre des technologies nouvelles qui laisseront à l’extérieur l’aspect de la cathédrale telle que nous l’aimons, mais qui ne permettront pas cette visite mystérieuse à la grande forêt de la cathédrale ». De son côté, Denis Lachaud n’imagine pas que l’impression 3D puisse être utilisée pour les éléments structurels, qui seront rebâtis selon lui « grâce à une construction classique ». Il voit tout de même cette technologie faire partie du projet pour « les modénatures, les éléments d’ornement des façades, qui ont été très endommagées ou détruites par le feu ».

Un chantier monumental

Si les scanners 3D, les reproductions virtuelles et les images VR de Notre-Dame pourraient faire l’objet d’une utilisation fortuite, bien éloignée pour certaines de leur objectif premier, les nouvelles technologies s’imposent peu à peu comme une solution idéale pour la conservation et la restauration des monuments historiques. « Il est essentiel d’utiliser ce genre d’outils en terme de conservation de nos bâtiments. Nous avons ainsi scanné l’Élysée, les châteaux de Compiègne, de St-Germain-en-Laye, de Fontainebleau, l’Arc de Triomphe, etc. Nous savons désormais que s’il y a le moindre problème sur l’un de ces édifices, nous possédons une donnée exhaustive et fiable, qui permet de reconstruire à l’identique », explique Denis Lachaud.

Mapping laser de l’intérieur de Notre-Dame
Crédits : Andrew Tallon

Il salue au passage le travail effectué en Syrie par Tor Art, « les mesures des œuvres ayant été faites là-bas en photogrammétrie et non en lasergrammétrie » comme dans le cas de Notre-Dame. À la manière de celles et ceux qui enregistrent systématiquement leurs photos de vacances sur des disques durs, la technologie permettra de sécuriser l’avenir du patrimoine historique et culturel, en immortalisant l’architecture de chaque bâtiment. En plus d’être gravés dans le marbre et la roche, ils auront ainsi une existence numérique, qui leur permettra de renaître ou d’être restaurés au moment venu.

Pour les experts, ces numérisations 3D des édifices et œuvres d’art devraient devenir systématiques. Lorsque Giacomo Massari a assisté, impuissant, aux images de destruction du patrimoine syrien, il s’est ainsi empressé de scanner l’Arc monumental de Palmyre, dans un réflexe de sauvetage de la dernière chance. Pour recréer un tel édifice, « il faut d’abord récupérer les données 3D, qui doivent bien sûr être acquises avant que l’événement dommageable ne se produise, puisqu’elles permettent d’être aussi fidèle que possible à l’original », explique-t-il.

« Vient ensuite le choix du matériau. Dans le cas de l’Arc de Palmyre, nous avons choisi une pierre égyptienne, car nous n’avions pas accès au marbre syrien à cette époque-là. Il y a ensuite un travail d’ingénierie des pièces, qu’il faut diviser en fonction du meilleur ajustement à la pierre restante. Il faut également créer un système de construction approprié, afin de faciliter l’installation, et d’améliorer la résistance et la stabilité de la pièce d’origine », détaille Massari.

Une reproduction à petite échelle de l’Arc
Crédits : Tor Art

Pour terminer la version moderne de l’Arc monumental, Tor Art a fait appel à l’expertise d’un « robot anthropomorphe, pour découper les pièces dans le respect total de la forme initiale ». Du design à la construction finale, ces nouvelles technologies sont d’après lui la solution la plus pertinente. Il reste malgré tout du chemin avant qu’elles ne s’imposent complètement sur les chantiers.

« Nous traversons une phase d’acceptation de la part des experts qui disposent du pouvoir décisionnel. Malheureusement, cela prendra encore du temps avant que ces technologies ne deviennent la solution ultime, car je perçois beaucoup de différences de points de vue sur le sujet », assure Giacomo Massari. « Il existe un défi générationnel en ce qui concerne l’approche de la rénovation et de la reconstruction. » Mais que représente une génération au regard de l’histoire de Notre-Dame ?


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