Le Mercado Central de San Salvador est statistiquement l’une des zones les plus dangereuses d’une des villes les plus dangereuses du monde. Pourtant, impossible pour un étranger de s’en rendre compte en le traversant. Une douzaine de rues convergent dans cet endroit envahi par une foule vibrante de badauds et de marchands, qui encombrent le passage avec leurs étals de fortune. Les femmes vendent des tamales et des sachets de papaye en morceaux, ou servent du café chaud dans des tasses de polystyrène fragiles, qui se déforment sous la chaleur. Des garçons poussent des brouettes chargées d’eau glacée, de bananes et de mangues, défilant devant des rangées de mannequins vêtus de leggings bas de gamme. Les flâneries prennent un tour frénétique. La vie et le commerce se télescopent. La violence passe largement inaperçu. Jusqu’à ce qu’elle éclate aux yeux de tous.

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Le Mercado Central en 2015
Crédits : DR

San Salvador est à la fois la capitale du Salvador et la ville du pays qui compte le plus d’homicides. Depuis 2014, le nombre de meurtres au Salvador a bondi, après la fin d’une trêve de deux ans entre les gangs. Ils contrôlent Mercado Central depuis des années. D’après le journaliste salvadorien Óscar Martínez, auteur en 2015 d’une enquête sur le déferlement de violence dans le centre-ville de la capitale, les gangs disent aux vendeurs « où ils peuvent vendre et fixent le prix de leur espace de vente… Ils leur disent même parfois pour qui voter. » Les gangs viennent au marché pour trouver de nouvelles recrues parmi les enfants des rues, pour collecter la renta – l’impôt qui assure la protection des marchands – dans chaque boutique, pour proférer des menaces et, quand ils le jugent nécessaire, pour tuer. Le jeune maire de San Salvador, Nayib Bukele, tente de résoudre le problème que pose ce marché en proie au chaos en le démantelant. C’est un projet ambitieux pour Bukele qui, à 33 ans et seulement trois années d’expérience sur la scène politique, a remporté la mairie la plus importante du pays en 2015. Avant lui, d’autres maires ont tenté de faire déguerpir brutalement les vendeurs clandestins du Mercado Central, mais ils n’ont récolté qu’une révolte. La stratégie de Bukele est de les inciter à partir en construisant de nouveaux marchés en périphérie du centre-ville (leur construction doit être achevée d’ici 2018).

Plutôt que de marchander autour d’étals rudimentaires dressés au milieu des trottoirs et des routes, son projet permettra aux vendeurs de louer des emplacements, dans des conditions sécurisantes et hygiéniques. Le plan, baptisé Reordenamiento (la réorganisation), prévoit également une revitalisation du centre-ville, où les bâtiments les plus anciens et majestueux du pays – dont la cathédrale principale de San Salvador et le théâtre national – sont aujourd’hui délabrés et pratiquement oubliés. Ce virage brutal vers la gentrification est pour Bukele un moyen de remédier au gouffre qui existe entre les riches et les pauvres dans la culture salvadorienne. C’est selon lui l’une des causes fondamentales de la violence qui gangrène le pays. Il est d’avis que lorsqu’on connaît ses voisins, on n’est pas tenté de s’assassiner les uns les autres.

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Nayib Bukele sur scène
Crédits : Facebook/Nayib Bukele

Évidemment, la plupart des vendeurs auxquels j’ai parlé au Mercado Central en janvier dernier, moins de huit mois après l’élection de Bukele, ne voyaient pas le plan d’un très bon œil. « On ne bougera pas », tonnait une vieille dame, derrière ses tables croulant sous les piles de savons et de jouets pour enfants. « C’est notre droit d’être ici », disait-elle. « Si nous devons nous battre pour rester, nous le ferons ! » « Nayib ne peut pas nous obliger à bouger ! » a renchéri quelqu’un d’autre. « Ils partiront, soyez-en sûre », m’a confié l’intéressé quelques jours après ma visite au marché. « Ils voudront partir. Ils ramasseront eux-mêmes leurs parapluies et se rendront tout seuls aux nouveaux marché. » Puis il a fait une pause, m’adressant un sourire. « Et nous allons le filmer. »

L’inspiration

Qu’un homme comme Bukele, doté d’un bagage politique limité, puisse se voir confier les clés d’une capitale est le signe que les Salvadoriens ne veulent plus du statu quo. Bien que le Salvador soit le plus petit pays d’Amérique centrale et qu’il concentre moins de 14 % de sa population, il totalise 35 % des homicides de la région, dont la plupart restent impunis. Le désenchantement ressenti à l’égard des deux grands partis du pays a des racines profondes. Le parti de Bukele, le Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), était à ses débuts une organisation unifiant cinq mouvements de guérilla marxistes, durant la guerre civile qui a duré de 1980 à 1992, mais ses leaders ont perdu leur verve populiste et la plupart des électeurs les considèrent comme des vendus. De l’autre côté, l’Alliance républicaine nationaliste (ARENA), qui était au pouvoir durant la guerre, est vue comme la protectrice corrompue des élites fortunées. A gang member shows his tattoos inside El Pavon penetentiary in Escuintla, Guatemala in this August 24, 2005 file photos. Images of violent executions, familiar during Guatemala's long civil war, have become part of the daily routine again, nine years after a peace accord ended the fighting. The main target of Guatemalans who are taking the law into their own hands are members of two street gangs -- Mara 18 and Mara Salvatrucha. Picture taken August 24, 2005. To match feature Guatemala-Vigilantes REUTERS/Daniel LeClair/Files Bukele, en revanche, est accueilli en fanfare et suscite l’admiration. L’année dernière, alors que j’enquêtais sur la violence au Salvador et l’exode des citoyens qu’elle avait provoquée, j’ai entendu le nom de Bukele – Nayib, Nayib, Nayib – résonner comme un appel au combat. Même ceux qui s’opposent à sa politique concèdent qu’il est en train d’accomplir de profonds changements et parlent de lui avec respect. La popularité n’est peut-être pas un remède à la crise, mais c’est au moins une force galvanisante – dans le cas du Salvador, elle tombe à point nommé.

Près de 25 ans après une guerre civile catastrophique, qui a fait plus de 75 000 morts, le Salvador est à nouveau en guerre. Les trois gangs principaux du pays – MS-13, le Mara 18 et les Revolucionarios – contrôlent la plupart des villes et des villages. Ils se battent pour s’emparer de nouveaux territoires et se financent grâce au trafic de drogue à petite échelle et à l’extorsion des commerces et des habitants. Depuis la rupture de la trêve des gangs, les prisons fonctionnent à 325 % de leur capacité initiale. Même les plus petites cellules, faites pour la détention provisoire, débordent de suspects qui y passent des mois, voire des années en attendant leur procès. Les patrouilles de police sont en hausse constante, et plusieurs meurtres de criminels présumés ont été dénoncés par la presse locale, qui s’expose à la fois aux représailles de la police et des gangs.

En 2015, 6 640 Salvadoriens ont été assassinés au total – la moyenne est de 104,2 meurtres pour 100 000 habitants. (À titre de comparaison, en 2014, malgré des affaires très médiatisées, les États-Unis comptaient cinq homicides pour 100 000 habitants.) Plus de 3 000 personnes ont été abattues au cours des six premiers mois de l’année 2016, soit 7 % de plus que l’année dernière. Malgré cela, Bukele s’est évertué à éviter le sujet quand nous nous sommes rencontrés dans son bureau en janvier, préférant parler des projets qu’il avait lancés. « Écoutez », m’a-t-il expliqué tandis que j’insistais. « Quand vous avez mal à la tête, que faites-vous ? Vous prenez de l’aspirine. Mais ce dont vous souffrez, ce n’est pas d’un manque d’aspirine. Peut-être êtes-vous stressée, ou déshydratée, peut-être est-ce quelque chose de plus grave. Alors vous en prenez deux, si bien que ça finit par ne plus marcher. Et vous n’en finissez plus d’augmenter la dose. » Ce qu’il voulait dire, c’est que la violencia est le symptôme d’une maladie plus grave encore, qui a ses racines dans l’injustice structurelle et l’extrême pauvreté du Salvador. Bien qu’il s’agisse là de principes relativement basiques de développement économique, le Salvador est tellement englué dans la violence qu’à présent, peu de législateurs raisonnent en ces termes. Pour qu’il n’y ait aucune confusion, il a fini par appliquer sa métaphore à la situation du pays. « Ici, l’aspirine c’est la police. Les gens veulent toujours plus de policiers dans les rues, et je peux le comprendre. Ils ont mal à la tête, alors ils veulent de l’aspirine. Mais c’est dangereux, ce n’est pas ça qui résoudra le problème. »

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Le maire à la tribune
Crédits : Facebook/Nayib Bukele

Au premier abord, les efforts de Bukele – un musée éphémère en centre-ville, la réorganisation du Mercado Central pour inaugurer de nouvelles voies de passages et des studios d’artistes, faire la promotion du skateboard comme activité positive pour la jeunesse de San Salvador – ressemblent aux caprices d’un gosse de riche aux yeux pleins d’étoiles. Bukele est sincèrement convaincu que si vous supprimez les inégalités structurelles, la paix et la prospérité suivront. Mais y parvenir ne demande pas que de l’argent – il illustre son propos en parlant d’Haïti, qui est toujours embourbée dans la pauvreté après avoir reçu des milliards de dollars d’aide humanitaire depuis le tremblement de terre qui a dévasté le pays en 2010. Le plus important pour Bukele, c’est ce qu’il appelle son « projet secret d’inspiration » : il veut parvenir à convaincre les Salvadoriens que leur pays a le potentiel de devenir une grande nation. Bukele estime que les projets comme celui de la revitalisation du centre-ville ne se contentent pas d’altérer la réalité physique de la ville, ils transforment la relation qu’entretiennent les citoyens avec le lieu où ils habitent – et par extension, les relations qu’ils entretiennent entre eux.

La ville lumière

L’entrée de Bukele en politique est en partie due au hasard. Nayib était l’enfant roi d’une famille salvadorienne riche et très respectée. Il semblait destiné à intégrer leur empire commercial. Après avoir quitté le lycée à la fin des années 1990, Bukele a commencé à travailler au sein de la société de relations publiques de sa famille, Brand Nolck Publicidad, qui avait récemment signé un gros client : le FMLN. Après la fin de la guerre civile, en 1992, le FMLN a connu une phase de transition durant laquelle il est passé d’un mouvement de guérilla à un parti politique légitime. Ses dirigeants cherchaient à lui donner l’image d’organisation progressiste et tournée vers les idées, en abandonnant leurs tactiques d’activistes. Bukele a été chargé du projet.

Nayib Bukele s’est fait quelques ennemis en chemin.

Pour lui, ce fut un véritable éveil politique. « Cela m’a montré la réalité de mon pays », dit-il. « Ce parti représentait le combat du peuple pour la justice. » Dans les années qui ont suivi, il a connu de nombreux succès – dans les relations publiques, en travaillant au sein de l’empire de restauration de sa famille et en organisant une série de concerts dans la capitale. Mais la fébrilité a fini par le gagner. Bukele a peu à peu ressenti ce qu’il décrit comme un impératif moral d’essayer de mettre un terme à l’injustice sociale qui ronge le Salvador. En 2009, pour la toute première fois, un candidat du FNLM – Mauricio Funes – a été élu président.

En 2011, à l’âge de 29 ans, Bukele a quitté le secteur des affaires pour une vie dans la fonction publique, en tant que candidat à la mairie sous l’égide de son ancien client. Bukele s’est présenté à Nuevo Cuscatlán, une petite ville en périphérie de la capitale, dans laquelle les élites (dont faisait partie les Bukele) habitaient de somptueux manoirs perchés sur des collines. Le reste de la population s’étendait en contrebas, empêtrée dans la pauvreté. Nuevo Cuscatlán était depuis longtemps un bastion d’ARENA, mais laisser une candidature aux enjeux mineurs aux mains d’un jeune arriviste politique comme Bukele présentait peu de risques pour le FMLN. Sa campagne ne leur coûterait rien, car il pouvait se financer lui-même. Sans compter que Bukele ajouterait une caution jeune et entrepreneuriale au parti – une aubaine pour une organisation politique dominée par d’anciens guérilleros vieillissants. Le cheval de bataille de Bukele était d’améliorer les conditions de vie des pauvres, en promettant du mieux dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’accès à l’eau et aux services publics. Sa popularité avait beau grandir, les résultats des sondages demeuraient mauvais. Le fait que les populations les plus défavorisées de la ville demeurent loyales à l’ARENA – un parti qui selon lui ne défendait que les intérêts des riches – le rendait furieux. Il s’est mis à fustiger les gens durant ses discours de campagne et ses rassemblements. Son message était simple : si vous continuez à voter pour un parti qui ne défend pas vos intérêts, vous ne pouvez pas vous plaindre que les choses ne s’améliorent pas. Son entourage voyait cela comme un suicide public. Pourtant, son message a touché les gens.

En mars 2012, Bukele a battu le maire sortant d’ARENA, Álvaro Rodríguez, avec une avance de moins de 2 %. Depuis ses premiers pas en politique, l’attrait de Bukele découle de son investissement dans la « marque » Nayib Bukele. Aujourd’hui à San Salvador, ses affiches azurées, frappées de slogans comme « Les nouvelles idées sont invincibles » ou « Votre ville travaille pour vous » ornent la capitale comme des drapeaux. Six mois après le début de son mandat, il a remanié les armoiries de San Salvador, qu’il porte à présent sur sa veste. Les rappels de son influence parsèment la ville comme un genre de graffiti municipal.

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Les marches du Palacio Nacional
Crédits : Facebook/Nayib Bukele

Peu de gens trouvent risible son auto-promotion enthousiaste. Contrairement aux années de guerre civile, durant lesquelles les allégeances politiques étaient souvent motivées par la peur, les fans de Bukele l’aiment librement, peut-être enhardis par le sentiment qu’ils choisissent quelqu’un qui n’a pas l’air enfermé dans la tradition politique. En vérité, il a depuis longtemps déchanté vis-à-vis de son propre parti, le FMLN, et il critique ouvertement son leadership. Ce qui ne fait qu’accroître sa popularité et le sentiment qu’il agit selon ses propres règles. Bukele s’est fait quelques ennemis en chemin. Les deux journaux les plus populaires de San Salvador – La Prensa Grafica et El Diaro de Hoy – publient rarement des articles traitant de ses projets, leur préférant la critique et le scandale. Ils ont affirmé que la famille de Bukele décrochait des contrats fédéraux du fait de son influence sur le leadership du parti – ce qu’il nie – et qu’il nommait ses proches à des postes gouvernementaux. (Début septembre, Bukele a été sanctionné par le Tribunal éthique du gouvernement pour avoir nommé son frère, Yamil, au poste bénévole de président de l’institut municipal des sports.) En réponse, Bukele s’est tourné vers les réseaux sociaux pour médiatiser son travail. Il est connu pour ses posts Instagram, qui vont de l’irrévérence (il fait une série sur ses chaussettes flamboyantes) à la révérence profonde (une photo des illuminations du centre historique de San Salvador, de nuit). Son fil Facebook est pour sa part alimenté par une équipe de photographes qui virevoltent constamment autour de lui, saisissant le moindre de ses gestes.

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Bukele soigne son image
Crédits : Facebook/Nayib Bukele

Ironie du sort pour le FMLN, la popularité de Bukele a commencé à faire de l’ombre au parti. En 2015, il a annoncé publiquement que si le FMLN renouvelait le mandat du procureur général du pays, Luis Martínez – que Nayib considère comme « un gangster corrompu, le pire d’entre tous » –, il abandonnerait le parti. Il n’a fallu que quelques jours au FMLN pour s’exécuter docilement et remplacer Martínez par un nouveau procureur général. (En août, Martínez a été arrêté et jugé coupable de falsification d’enquêtes et de « fraude procédurale », pour lesquelles il a écopé d’une amende. En septembre, il a été arrêté de nouveau pour son implication dans un autre scandale de corruption, bien qu’il nie les charges retenues contre lui.) « C’était un coup de bluff », admet Bukele, mais il a marché. Son pouvoir repose sur une forme de socialisme populaire qui a des racines profondes au Salvador. Il peut être aimé indifféremment des riches et des pauvres, des électeurs urbains ou ruraux, des vieux comme des jeunes. Perdre les votes de tous les vendeurs du Mercado Central ne ruinerait pas nécessairement sa carrière politique – ils ne sont pas assez nombreux pour faire basculer une élection –, mais cela pourrait donner de lui l’image d’un homme riche avec de grandes idées, sans véritable considération pour les pauvres gens. Bukele affirme que ses projets, bien qu’étourdissants, sont à la base pensés pour améliorer la vie des personnes les plus défavorisées de San Salvador.

En janvier, il a lancé une grande initiative de travaux publics appelée San Salvador 100 % Illuminado, dont le principe était simple. « Il y aura de la lumière à tous les coins de rue de San Salvador », a-t-il promis la semaine précédent le début des travaux. L’intention était en partie d’améliorer la sécurité dans les zones les plus dangereuses de la ville, mais Bukele ajoute qu’il voulait aussi que les Salvadoriens puissent se vanter de vivre – comme à Paris ou New York – dans une ville lumière, le cœur cosmopolite d’un pays vibrant de potentiel. « Vous pouvez appeler cela un coup de comm’ si vous voulez être cynique », dit-il. « Mais ce dont je parle, c’est d’inspiration. La comm’, c’est important. J’ai moi-même des RP. Mais ça reste quelque chose de terre-à-terre. Ici, je parle de quelque chose de sublime. »

De meilleures guitares

Au début de l’année 2016, pendant que Bukele menait à bien son projet d’inspiration – éclairant les coins de rues, rebouchant les nids-de-poule, instagrammant ses chaussettes, allant à la rencontre des gamins des rues –, le gouvernement fédéral a accru sa répression contre les gangs du Salvador. L’été précédent, les Revolucionarios avaient mis entièrement à l’arrêt le système de bus du pays en assassinant huit chauffeurs et deux civils, et en menaçant de tuer le moindre chauffeur qui se rendrait au travail. Les attaques ont été interprétées comme une démonstration de force en réponse aux mesures répressives de l’État. La cour suprême du Salvador a alors décidé que tous les gangs du pays seraient désormais considérés comme des organisations terroristes, conférant à la justice davantage de pouvoir contre eux. L’état d’urgence a été déclaré dans plusieurs établissements de haute sécurité du pays, et le système carcéral – qui autorisait jusque là aux membres des gangs de posséder un téléphone portable et de recevoir des visites conjugales – a été renforcé. Le président Sánchez Cerén a annoncé la formation d’une force de police d’élite pour combattre les gangs, et les juges se sont mis à prononcer des peines de prison pour les membres des organisations criminelles allant jusqu’à 200 ans.

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Des membres du gang MS-18 à la prison d’Izalco
Crédits : Meredith Kohut

En mars 2016, dans une déclaration filmée postée sur le web, un criminel masqué a annoncé que les leaders des trois gangs principaux du Salvador avaient ordonné à leurs membres de suspendre leurs activités temporairement, pour montrer au gouvernement que ces « mesures extraordinaires » n’étaient pas nécessaires. Un mois après la diffusion de la vidéo, le nombre d’homicides dans le pays avait chuté de 611 par mois à 353, et il se maintient depuis aux environs de 350 ou moins. Le cessez-le-feu mis en place par les gangs était une invitation à négocier. D’après les déclarations du président Cerén, ce n’est pas une option. En juin, les forces du gouvernement avaient tué 346 membres des gangs. D’après les estimations des investigateurs d’Insight Crime, seuls 16 officiers de police ont été tués durant la même période. C’est la troisième fois de son histoire que le gouvernement salvadorien atteint ce degré de mesures anti-gangs, qu’ils appellent la mano dura. Le programme remonte à 2003, quand le président Francisco Flores, du parti de l’ARENA, voulait donner l’image d’un gouvernement intraitable avec le crime, même si les gangs étaient relativement paisibles à l’époque.

En 2006, la présidente Antonia Saca (ARENA) a remis le couvert deux fois plus fort avec sa propre version du programme, qu’elle a baptisée super mano dura. Bukele surnomme sarcastiquement le programme actuel la super super mano dura, et fait remarquer que chacune de ces campagnes de violence n’a fait qu’aggraver les choses et amplifier le traumatisme du pays. « Ça n’a jamais fonctionné dans l’histoire de l’humanité », dit-il. « Pourquoi en irait-il autrement au Salvador ? Ils n’ont même pas l’argent pour le financer… Peut-être que cela fera reculer le nombre de meurtres pour un temps, mais il reviendra au galop. » Bukele voit dans le rétablissement de la mano dura une déclaration de guerre contre la jeunesse – en particulier les jeunes défavorisés, qui sont souvent arrêtés pour agrupación illícita, rassemblement illégal. La loi permet aux fonctionnaires de police d’arrêter des groupes de trois individus ou plus, qu’ils soupçonnent d’avoir l’intention de commettre un crime. En d’autres termes, ils peuvent coffrer n’importe quelle bande de gamins qui ont l’air de préparer un sale coup. Ce « crime » est passible d’une peine de trois à cinq ans d’emprisonnement.

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Bukele face à ses supporters
Crédits : Facebook/Nayib Bukele

Les jeunes fuient le Salvador en masse. Entre les mois d’octobre 2015 et septembre de cette année, les agents des services d’immigration américains ont appréhendé 39 884 enfants et familles venus du Salvador, qui tentaient d’entrer dans le pays. « Qui s’en va ? » m’a demandé Bukele lorsque nous parlions de l’exode des Salvadoriens. « Ce ne sont pas les enfants qui s’en vont. Ce ne sont pas les personnes âgées. Ce sont les jeunes. Des jeunes en pleine forme, qui peuvent travailler et contribuer à la productivité du pays. » Le Salvador abrite 6,34 millions de personnes, mais d’après une étude du Pew Research Center, près de deux millions d’immigrants salvadoriens et leurs enfants résidaient aux États-Unis en 2013. Les exportations du pays pesaient 5,3 milliards de dollars en 2014, et le total des transferts d’argent venus de l’étranger en 2015 – dont la quasi-totalité sont effectués depuis les États-Unis – était de 4,3 milliards de dollars, soit une hausse de 125 millions de dollars comparé à l’année précédente.

En février, j’ai visité un foyer pour jeunes migrants à Reynosa, au Mexique, à la frontière du Texas. Il y avait environ 25 adolescents présents ce jour-là. Six d’entre eux étaient mexicains et avaient récemment été expulsés des États-Unis, mais le reste venaient d’Amérique centrale. Parmi ceux-là, sept garçons adolescents du Salvador attendaient d’être renvoyés dans leur pays, et ils m’ont tous dit la même chose : une fois de retour là-bas, ils se poseraient pour quelques temps, profiteraient de leur famille, puis remettraient cap vers le nord.

Bukele continue de projeter l’idée que tout est possible.

Les ados étaient assis dans une grande salle de loisir. L’activité du jour était la musique, et un homme plus âgé grattait énergiquement sa guitare, encourageant les garçons et les filles à chanter avec lui pendant qu’ils jouaient au Uno. De temps à autre, une poignée d’entre eux fredonnaient ou secouaient paresseusement une maraca. Même si aucun des garçons salvadoriens du foyer n’étaient originaires de la capitale, ils avaient tous entendu parler de Bukele. Leurs yeux se sont agrandis lorsque j’ai mentionné son nom. « Nayib ! » s’est écrié celui qui portait un short de basket trop grand pour lui. « Il est cool. » Il a abattu une carte de Uno sur la table et craché un pépin d’orange sur le sol. « Il se soucie vraiment des jeunes. » Quelques mois plus tard, j’ai raconté la scène à Bukele, ajoutant que tous les jeunes Salvadoriens auxquels j’avais parlé semblaient l’adorer. « Dommage qu’ils ne votent pas », a-t-il dit.

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En mai, l’illumination de San Salvador était terminée et les ouvriers de la ville avaient commencé à démanteler plusieurs zones du Mercado Central. L’équipe de Bukele a posté sur sa chaîne YouTube une vidéo des travaux intitulée « Un succès historique », accompagnée d’une musique inspirante. La caméra serpente entre les rangs des ouvriers municipaux, dans les rues rénovées de la ville. Elle filme les nouveaux marchés, la cathédrale et le théâtre national se dressant fièrement à l’arrière-plan. L’objectif s’approche de Bukele, qui lui tourne le dos. C’était à quelques minutes d’un discours prononcé sur les marches du Palacio Nacional. Suivent des plans des ouvriers et de la ville. On ne voit jamais le visage du maire. On dirait un geste d’humilité, mais il s’agit aussi d’un coup habile, car on sent la présence de Nayib, qui a supervisé des travaux que personne n’aurait cru possibles. Mais en vérité, cela n’a pas plu à tout le monde. Dans une rue poussiéreuse adjacente au Mercado Central, où auparavant des étals étaient installés sur le trottoir, un vendeur de téléphones du nom d’Eric Canales agençait sa nouvelle boutique au milieu des bruits de scie et du chaos des constructions. Il m’a confié qu’on lui avait promis que les employés de la voirie aideraient les gens comme lui à partir. Au lieu de quoi il a dû demander de l’aide à ses amis et à sa famille. Il raconte que les ouvriers demandaient des pots-de-vin pour raccorder l’électricité et aider les marchands à déménager. Le déplacement lui a coûté deux semaines de travail, et ses clients habituels ne savaient plus où le trouver.

 

« Nous avons perdu notre rythme de ventes », se plaignait-il entre les bruits de marteau. Des étincelles tombaient sur son livre de comptes, qu’il chassait d’un revers de main. L’espace qu’on lui a attribué était d’après lui moitié moins grand que celui qu’il possédait avant. Et il ne s’agissait là que d’une délocalisation temporaire : quand les nouveaux marchés seraient achevés, on lui demanderait de partir à nouveau. Canales a le sentiment que la réorganisation de la ville ne va bénéficier qu’aux gros commerces. Les petits marchands comme lui ne peuvent compter que sur eux-mêmes. À la fin du mois de juin, quelques semaines après que j’ai rencontré Bukele, une caméra de sécurité a saisi les images d’un groupe d’hommes volant des lampadaires en plein jour. D’après le blog d’actualités salvadorien Ultima Hora SV, 53 lampes de projet Salvador 100% Illuminado ont été dérobées jusqu’ici. « Je m’en doutais », m’a confié une amie salvadorienne. « Tout ce qu’on essaye ici, ça foire. » Cependant, Bukele continue de projeter l’idée que tout est possible et que le véritable problème de la ville est son cynisme bien ancré. Compte tenu de sa popularité et de son ambition, il semble quasiment certain – même s’il m’assure du contraire – qu’il se présentera à l’élection présidentielle de 2019.

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Nayib Bukele sera-t-il le prochain président du Salvador ?
Crédits : Facebook/Nayib Bukele

D’où cet optimisme vient-il ? Il semble resurgir des débuts du FMLN, quand les guérilleros appelaient les Salvadoriens à les rejoindre en diffusant des messages moralistes et des chansons entraînantes. « Je n’ai jamais compris comment un groupe avec si peu de ressources – sans médias, sans réseaux sociaux – avait pu inspirer tant de gens, près d’un tiers ou de la moitié de la population du pays… Avec une guitare ? Une chanson ? Je ne comprends toujours pas, mais c’est énorme. » Même si beaucoup de membres du FMLN ont aujourd’hui abandonné l’idéalisme qui a donné naissance au mouvement, Bukele affirme que ces valeurs existent encore, dans le noyau du parti. Ce que son équipe accomplit à San Salvador est pour lui « un exercice moderne d’inspiration. Nous essayons d’inspirer à nouveau, comme les guérillas le faisaient avec une guitare et une chanson. » Il marque une pause. « Mais nous avons de meilleures guitares. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Can a millennial mayor save one of the world’s most violent cities? », paru dans le Guardian. Couverture : Nayib Bukele. (Facebook/Nayib Bukele)


COMMENT TRANSFORMER UNE CAPITALE DU CRIME EN STATION BALNÉAIRE

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Buenaventura est la ville la plus meurtrière de Colombie. Les pouvoirs publics se sont mis en tête d’y développer le tourisme malgré tout.

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La jetée
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Sur le perron d’un hôtel enduit de stuc criard, un homme vêtu d’une chemise violette à carreaux qui dissimule son imposante carrure, pose un regard fier sur le port de la ville, où s’entassent  cargos de marchandises, petits bateaux de pêche et cabanons sur pilotis. Il pointe le doigt vers la bande verte et luxuriante qui s’étend de l’autre côté de la baie, et désigne un hôtel 5 étoiles flambant neuf ainsi que l’embarcadère du bateau qui sert aux excursions d’observation des baleines. « Buenaventura, la meilleure destination écotouristique de Colombie », lit Edwin Zuluaga, directeur de l’Association pour le Tourisme et la Culture de Buenaventura, sur la première diapositive d’une présentation PowerPoint. « Buenaventura dispose d’un potentiel touristique formidable. » L’ambitieuse présentation de Zuluaga occulte une réalité bien plus lugubre à propos de la principale cité portuaire de Colombie : les bateaux et pilotis qu’on aperçoit à travers la fenêtre flottent sur un cimetière aquatique, une fosse commune pour les victimes de la violence quotidienne. Une terrible guerre entre gangs rivaux a fait de cette cité défavorisée de 400 000 habitants située sur la côte pacifique colombienne la ville la plus violente du pays, avec des « maisons bouchères » (où des personnes seraient démembrées vivantes selon certaines sources) et un taux d’homicides parmi les plus élevés du monde. L’armée colombienne y augmente grandement sa présence afin de restaurer l’ordre dans la cité, dont la position littorale en fait également une plaque tournante majeure du trafic de drogues. Pendant ce temps-là, les habitants se battent pour transformer la réputation de leur ville en avançant que Buenaventura est le secret touristique le mieux gardé de Colombie. Ils espèrent que la beauté naturelle de la ville (ses plages immaculées, ses cours d’eau entrelacés et sa biodiversité abondante) pourra éclipser sa réputation tirée de son indicible violence.

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