Lorsque Michael Crichton imagina l’univers de Westworld durant l’été 1972, les robots dysfonctionnels qui peuplaient son parc d’attraction futuriste étaient encore mécaniques. Le personnage de l’androïde cow-boy interprété par Yul Brynner a beau saigner autant qu’un pot de sauce tomate percé, son visage n’est qu’un masque dissimulant un amas de câbles et d’acier. 40 ans plus tard, on retrouvait la même limite dans la série suédoise Real Humans – qui se voulait pourtant dérangeante –, comme si l’homme se refusait à imaginer une altérité humanoïde indissociable de lui-même.

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Yul Brynner dans le Westworld original
Crédits : MGM

Peu d’œuvres de science-fiction ont osé franchir le pas. La plus célèbre est de Philip K. Dick et sa transposition à l’écran par Ridley Scott est dans toutes les mémoires. Les réplicants de Blade Runner saignent et pleurent comme nous, abusés par les souvenirs artificiels implantés dans leur cortex au moment de leur création. À ce titre, la version 2016 de Westworld développée par HBO emprunte plus à l’œuvre de K. Dick qu’à la curiosité de Crichton.

Impossible en effet de distinguer a priori l’androïde synthétique interprétée par Evan Rachel Wood du visiteur humain qui s’éprend d’elle malgré lui, incarné par Jimmi Simpson. Mais ce qu’il y a d’inédit avec la série Westworld, c’est la représentation visuelle du processus de fabrication des androïdes. Tandis qu’Eldon Tyrell, fondateur de la Tyrell Corporation de Blade Runner, ne faisait qu’évoquer la façon dont les modèles de Nexus-6 sont conçus, la série créée par Jonathan Nolan et Lisa Joy expose en détail la chaîne d’assemblage des hôtes du parc à thème futuriste.

La séquence du générique, conçue par le directeur de création Patrick Clair, met en scène des bras robotisés complexes qui tissent et sculptent des créatures vivantes, homme ou animal, pour s’achever sur un détournement de l’homme de Vitruve, symbole de l’humanisme. La technologie utilisée pour fabriquer les hôtes paraît fort évoluée, certes, mais aussi étrangement familière. Et pour cause, elle existe déjà. Il faut juste lui laisser du temps.

Une pièce du puzzle

En Finlande, on appelle ça de la pluie de neige : ce n’est ni de la pluie, ni de la neige, c’est pile entre les deux. Aux abords du Messukeskus, le palais des congrès d’Helsinki, la température est en-dessous de zéro. L’immense complexe de 58 000 m² accueille pour la troisième fois consécutive le festival Slush, un événement incontournable de l’univers des start-ups et de la tech lancé en 2008 par un petit groupe d’entrepreneurs finlandais. Le slush, c’est cette neige presque fondue qui colle au sol et le rend sale et glissant : le nom du festival fait référence avec un humour teinté d’une ironie toute scandinave à la période de l’année déprimante à laquelle il est organisé. Les participants passent sous une banderole qui annonce clairement : « Personne de sain d’esprit n’aurait l’idée de venir en Finlande en novembre. À part toi, gros badass. Bienvenue ! » À l’intérieur, des milliers de personnes se pressent dans l’impressionnant pavillon pour assister aux conférences de centaines d’innovateurs venus du monde entier.

De Spotify à Microsoft, bon nombre des acteurs majeurs du monde de la tech y sont représentés, ainsi que près de 2 000 start-ups impatientes de présenter leurs produits « disruptifs » aux investisseurs et au public d’amateurs qu’ils sont venus amadouer. Dans l’air plane un voile de fumée à peine perceptible, à travers lequel les lumières éclatantes des projecteurs et des lasers se diffusent comme celle d’un réverbère par une nuit d’hiver. Ce n’est là qu’un des nombreux détails ambiants qui font de Slush un des plus grands événements tech du monde. Les écrans, la musique et les shows emportent la foule des visiteurs à la rencontre d’un monde résolument tourné vers le futur – ils seront plus de 15 000 à l’issue des deux jours que dure le festival. ulyces-biobots-07 Comment l’humanité vivra-t-elle durant les 100 prochaines années ? C’est une des questions centrales de cette édition de Slush, à laquelle des acteurs de toutes les industries se proposent de répondre. Santé, éducation, lifestyle, robotique, médecine… chacun pense avoir une pièce à apporter pour aider à constituer le puzzle d’un avenir pas si lointain. Qu’est-ce qu’un siècle dans l’histoire de l’humanité, après tout ? Tout va déjà très vite et le rythme du progrès technologique ne cessera de s’accélérer, si l’on en croit les adeptes de la théorie des technologies exponentielles, comme Neil Jacobstein. Chargé du département Intelligence artificielle et robotique de la Singularity University, il explique que le concept d’ « exponentialité » se rapporte aux « technologies telles que l’intelligence artificielle, la robotique, la biologie synthétique et les nanotechnologies », qui ont ceci de commun qu’elles doublent leurs performances tous les 18 à 24 mois. Cette progression rapide donne déjà lieu à des progrès spectaculaires dans de nombreux domaines, parmi lesquels celui de l’impression 3D.

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Charles « Chuck » Hull n’imaginait pas ce que les choses en arriveraient là, ce soir de 1983. Cette année-là, le grand public découvrait les CD et les caméscopes. L’ingénieur américain, lui, travaillait au sein d’une petite société fabriquant des revêtements pour tables au moyen de lampes ultraviolet. La lithographie UV est une technique d’impression qui permet de créer et de reproduire un produit en série, dérivé de la technique d’impression d’estampes originelle. Hull avait suggéré à ses  employeurs d’utiliser cette technologie pour transformer rapidement des modélisations informatiques en prototypes – c’est ce qu’on appelle le « prototypage rapide ». Ils ont accepter de lui donner un petit laboratoire dans lequel il pouvait s’adonner à ses expériences le soir et les week-ends, sur une matière synthétique molle. Pendant des mois, ça n’a rien donné. Jusqu’à ce fameux soir, où une forme a fini par émerger du liquide.

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Chuck Hull

La matière sur laquelle il travaillait était un photopolymère, une substance synthétique que l’action de la lumière fait se transformer. Généralement à base d’acrylique, c’est une matière liquide jusqu’à ce que la lumière ultraviolette ne la touche. Elle se solidifie alors instantanément. Cette méthode est appelée stéréolithographie et c’est encore aujourd’hui une des techniques principales d’impression 3D. Ce soir-là, il n’y avait que Chuck Hull et sa femme pour s’en émerveiller – elle a eu la primeur d’observer le résultat de ses travaux. L’année suivante, l’ingénieur a voulu déposer le brevet de sa découverte. Manque de bol, trois Français étaient déjà passés par là.

Le 16 juillet 1984, Jean-claude André, Olivier de Witte et Alain le Méhauté ont déposé le premier brevet pour la technique de « fabrication additive », alors qu’ils travaillaient pour CILAS ALCATEL. Hull a dû pâlir de rage sur le coup, mais la chance a fini par lui sourire : le brevet français a été abandonné et il a pu enregistrer le sien. Chuck Hull est officiellement devenu l’inventeur de l’impression 3D. Deux ans plus tard en 1986, il a fondé 3D Systems, qui trône au sommet d’un marché générant trois milliards de dollars par an, selon ses estimations. « Et qui grandit rapidement », ajoute-t-il. Il n’est effectivement pas rare en 2016 de croiser un de ces cubes à trous qu’on appelle « imprimante 3D ». Pour le néophyte, leur fonctionnement a quelque chose de magique : d’une simple pression sur une touche d’ordinateur, la tête d’impression de la machine s’active et reproduit avec une précision confondante le tracé d’un design virtuel. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui voient en elle la technologie la plus révolutionnaire de ces dernières années – ses récentes évolutions sont incomparables à ce qu’elle était au XXe siècle. Elle sera un élément clé des prochaines avancées majeures de la conquête spatiale, et certains y voient même l’avenir de la médecine ou de l’alimentation. D’autres, comme Danny Cabrera, l’utilisent pour recréer la vie.

BioBots

À seulement 23 ans, Danny Cabrera est le cofondateur de BioBots, une start-up spécialisée dans la bio-impression 3D. Le principe est simple : « BioBots, ce sont des imprimantes 3D qui fabriquent des tissus biologiques à partir de cellules vivantes », dit-il. « Ça se résume à ça. »

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Danny Cabrera
Crédits : Penn State

Originaire de La Havane, Danny Cabrera s’installe très jeune en Floride. En 2010, il entre au Miami Dade College, où il étudie la chimie. « Danny était un étudiant exceptionnel », se rappelle Hassan Al-Ali, un camarade de l’école de médecine. « Il faisait preuve d’une volonté à toute épreuve. Il se destine sans aucun doute à une grande carrière dans les sciences et l’entrepreneuriat. » Élève brillant, il quitte Miami en 2012 pour entrer à Penn State, l’université d’État de Pennsylvanie à Philadelphie, où il étudie la biologie computationnelle – une discipline à la croisée de la biologie et de l’informatique. C’est là qu’il fait la rencontre de ses cofondateurs, Ricardo Solorzano et Sohaib Hashmi, tous deux chercheurs en médecine à UPenn. Ricardo explorait déjà le potentiel de l’impression 3D dans ce domaine. Il travaillait dans un laboratoire de bio-ingénierie équipé d’imprimantes 3D capables d’imprimer du sucre, quand l’idée lui est venue : pourquoi ne pas imprimer des réseaux faits de sucre puis y injecter des cellules ? Les cellules « mangeront » le sucre pour créer un réseau de pseudo-vaisseaux sanguins. Non seulement l’idée ne viendrait jamais à l’esprit d’un non-scientifique, mais la plupart d’entre nous n’en comprenons pas immédiatement l’intérêt.

Il est pourtant immense. La bio-impression permet la fabrication de tissus sur mesure, conçus numériquement et imprimés en 3D. Son application la plus immédiate est de recréer un tissu ou un organe à partir des cellules souches du patient, afin de minimiser les risques de rejet en cas de greffe. On imagine qu’une fois la technique parfaitement au point et démocratisée, un patient ayant besoin d’une greffe n’aura plus à attendre qu’un donneur tombe du ciel : l’organe sera artificiellement créé à partir de ses propres cellules. Après quelques tests laborieux, Cabrera a une idée plus folle encore. « Plutôt que d’utiliser du sucre, j’ai proposé qu’on imprime directement les cellules », dit-il. « Pourquoi utiliser des polymères quand on peut directement utiliser des cellules ? Votre corps est un environnement en trois dimensions et les cellules interagissent sans problème dans cet espace. »

Danny Cabrera échappe sans peine aux clichés du lab geek. Jeune, élégant, beau garçon, il ressemble au chanteur d’un groupe de pop, en beaucoup plus chaleureux. Il énonce les étapes de la création de BioBots avec une nonchalance amusée, bien conscient d’avoir créé un outil potentiellement révolutionnaire pour la médecine avec la même désinvolture qu’un gamin de San Francisco crée une app de dating. Durant l’été 2013, les trois collègues travaillent jour et nuit sur le projet. « Il n’y avait que deux options : soit on retournait à l’école en septembre et on abandonnait tout ça, soit on arrivait à sortir des prototypes fonctionnels et on montait une société pour essayer de les vendre », raconte-t-il. « On a choisi la deuxième option. » Pour ça, il leur faut trouver des clients intéressés par le produit. « On a appelé tous les chercheurs du coin qu’on connaissait. On vivait au-dessus d’un bar et on descendait boire des bières avec eux avant de remonter pour leur vendre les machines. »

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Un BioBot 1
Crédits : BioBots

Les trois garçons sont persuadés de tenir quelque chose. En Janvier 2014, ils lancent BioBots. Leur projet d’étudiants vient de muter en avenir professionnel. Un an et demi plus tard, c’est la consécration. De l’accélérateur de start-ups du SXSW à Forbes en passant par les tops de Business Insider et TechCrunch, le public prend instantanément la mesure de l’importance de la technologie élaborée par le trio. À la rentrée 2015, ils sortent enfin leur produit fini : BioBot 1.

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COMMENT BIOBOTS VA DONNER VIE À WESTWORLD

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Couverture : Un laboratoire équipé de bio-imprimantes BioBot 1. (BioBots)