La musique retentit soudain et les machines à fumée s’enclenchent, annonçant l’imminence du combat principal de ce vendredi soir à Bangkok. Chacune à leur tour, deux combattantes s’avancent vers le ring. Chommanee Sor Taehiran, célèbre championne thaïlandaise, entre sous les acclamations d’un public majoritairement local, suivie par la challenger polonaise Martyna Krol, qui marche d’un pas résolu. Au pied du ring, Martyna resserre le haut de sa tenue de combat deux pièces mal ajustée. Elle monte sur le ring en se glissant sous les cordes et rajuste à nouveau sa brassière trop lâche. Dans le coin rouge, Chommanee fait face à ses entraîneurs et se frotte les yeux, en prenant soin de ne pas étaler le maquillage qu’elle porte pour l’événement. Le combat phare de ce soir sera potentiellement regardé par des millions de téléspectateurs à travers toute la Thaïlande, et les promoteurs veulent que les combattantes soient télégéniques.

Sarah RankinMaquillage en coulissesCrédis : Lindsey Newhall

Sarah Rankin
Les coulisses du show
Crédis : Lindsey Newhall

Les haut-parleurs diffusent la voix grésillante du présentateur, qui scande « Sud suay muay thaï ! » (« Superbe muay-thaï ! ») alors que Chommanee et Martyna se mettent en garde et se préparent à l’affrontement.

En coulisses

Les Anges du muay-thaï constituent certes une compétition exclusivement féminine, mais ce n’est pas la seule ayant lieu à l’Autorité des sports de Thaïlande ce soir. Le World Muaythai Council (WMC) a également programmé une compétition masculine durant laquelle s’affronteront trois groupes de quatre combattants. Les présentateurs nous apprennent que ces deux compétitions ont lieu en l’honneur du « World Muay Thai Day » (la journée mondiale de la boxe thaïlandaise), le 6 février 2015. En ce jour, le gouvernement thaïlandais fête le tricentenaire du couronnement du roi Somdet Phra Sanphet VIII, qu’on surnomme souvent le père du muay-thaï. Pour célébrer le muay-thaï sous tous ses aspects, le WMC a mélangé son tournoi masculin à celui féminin des Anges du muay-thaï. Les combats féminins et masculins attirent chacun un public particulier : le mélange des deux apportera peut-être au WMC l’audimat qu’il souhaite atteindre. L’organisation affirme qu’il s’agit d’une tentative de promouvoir le muay-thaï féminin, ainsi que de faire connaître la campagne lancée par le Secrétariat général des Nations Unies, baptisée « Tous unis pour mettre fin à la violence à l’égard des femmes ». Mais pour ces dernières, la règle est la suivante : vous devez être belles. Une chose est sûre, on ne demande pas aux hommes de se maquiller.

Sarah RankinEntrée sur le ringCrédits : Lindsey Newhall

Sarah Rankin
Entrée sur le ring
Crédits : Lindsey Newhall

Plus tôt dans la soirée, la Néo-zélandaise Sarah Rankin reste assise patiemment dans les coulisses le temps qu’une maquilleuse thaïlandaise s’affaire auprès d’elle. L’adversaire de Sarah, Nong Am, âgée de seulement 17 ans mais déjà bien connue dans le circuit du muay-thaï, est assise à quelques mètres de là : son entraîneur lui bande les mains. Nong Am lève les yeux et sourit à une camarade combattante thaïlandaise qui s’approche en essuyant les gouttes de sueur qui perlent à son front. « Alors, ce combat ? » demande-t-elle à son amie. « J’ai gagné », répond l’autre boxeuse en souriant. L’amie de Nong Am, Saifa, 20 ans, s’entraîne dans le gymnase familial en Thaïlande du Nord depuis qu’elle est âgée de 11 ans. Elle était alors l’unique fille du groupe. Neuf ans plus tard, elle suit un cursus de sciences du sport à l’université et s’entraîne à plein temps dans l’espoir de devenir professeure d’EPS et entraîneuse de muay-thaï une fois son diplôme obtenu. Saifa boit une gorgée d’eau et annonce à Nong Am qu’elle a gagné son combat contre l’Italienne Miriam Sabot, aux points, mais que l’affrontement a été difficile. Avec plus de quatre-vingt combats à leur actif chacune, Saifa et Nong Am s’accordent à dire qu’elles préféreraient combattre d’autres Thaïlandaises que des étrangères. « Les étrangères sont souvent plus massives et plus fortes que les Thaïlandaises », explique Saifa. « Et elles commencent à nous rattraper sur le plan technique. » Nong Am est d’accord, et ajoute que si elle avait le choix, elle combattrait une Thaïlandaise car leur technique est semblable. « Je sais à quoi m’attendre quand je me bats avec une autre Thaïlandaise. » Ce soir, chacun des huit combats des Anges du muay-thaï oppose une Thaïlandaise à une combattante étrangère. Personne, qu’importe sa nationalité, n’échappe à l’obligation de s’apprêter, pas même Lommanee, qui cultive un look de garçonne et peste alors que les professionnels s’affairent autour d’elle.

LommaneeMaquillée égalementCrédits : Lindsey Newhall

Lommanee
Son entraîneur lui bande les mains
Crédits : Lindsey Newhall

À l’opposé du spectre cosmétique, on trouve la combattante polonaise Martyna Krol, qui est arrivée à l’événement déjà maquillée. « J’aime ça », avoue-t-elle. « Je veux être belle quand je combats. » La combattante irlandaise Kelly Creegan n’est pas d’accord avec elle et trouve l’obligation de se maquiller « absolument ridicule ». Elle dit comprendre que le maquillage soit nécessaire pour les photos promotionnelles de l’événement. « Mais je ne sais pas pourquoi ils veulent que nous soyons maquillées pendant les combats. » Le maquillage de Saifa n’est plus aussi chargé après qu’elle a transpiré et combattu au corps à corps pendant trois longs rounds sur le ring. Saifa est lucide sur la question : « C’est simplement du marketing. Les promoteurs veulent que les femmes s’intéressent au muay-thaï. Montrer de jolies combattantes est l’un des principaux attraits des Anges du muay-thaï, et si cela donne envie à plus de femmes de se mettre à la boxe thaïlandaise, je pense que c’est une bonne chose. »

« Si tu te bats uniquement pour l’argent, c’est que tu ne fais pas le bon sport. » – Sarah Rankin

Les mains bandées et le visage parfaitement maquillé, Nong Am rit nerveusement quand on aborde la question. Elle n’a pas encore combattu et dit être un peu inquiète de devoir porter du maquillage pendant le combat. Et si jamais il lui coule dans les yeux ? Ou si un coup de coude lui laisse une coupure et que le maquillage s’infiltre dans la plaie ? « Je ne porte pas de maquillage à l’entraînement », déclare-t-elle, « et je suis un peu mal à l’aise à l’idée d’en porter sur le ring. Mais il faut être maquillée pour les Anges. Le public est venu en masse et le promoteur affirme que si nous sommes radieuses sur le ring, il n’en sera que plus nombreux. » Saifa lisse sa brassière rouge aux couleurs des Anges, essayant vainement de la faire descendre pour couvrir un peu plus son ventre. « Si j’étais aux commandes de la soirée, je nous ferais porter des hauts moins courts. »

Sarah vs. Nong Am

Quelques minutes plus tard, après s’être changée, Saifa souhaite bonne chance à Nong Am et court vers les premiers rangs pour regarder son petit ami combattre dans une des rencontres masculines. Saifa et Anantadej Petchsupapan se sont rencontrés dans une salle de muay-thaï, et mettent toujours un point d’honneur à se soutenir l’un l’autre pendant leurs combats. Il l’a vue gagner plus tôt dans la soirée, et elle l’encourage à présent pour son premier combat dans un tournoi opposant quatre combattants. C’est un véritable géant thaïlandais de 23 ans, imposant et intimidant, une version boxe thaï de Max dans La Famille Addams. Son combat contre le Guyanais Rémi Vectol a duré les trois rounds, mais Anantadej a décroché une victoire sereine, ainsi qu’une place en finale du tournoi.

Sarah et Nong Am Deux techniques de combat Crédits : Lindsey Newhall

Sarah et Nong Am
Deux techniques de combat
Crédits : Lindsey Newhall

Peu après le combat d’Anantadej, Sarah Rankin grimpe sur le ring pour faire face à Nong Am. La foule acclame les deux femmes aussi bruyamment qu’elle a acclamé les hommes. Sarah et Nong Am vont toutes deux remporter environ 10 000 bahts (un peu moins de 300 euros), comme les autres femmes qui combattent ce soir. Ni l’une ni l’autre ne savent combien gagnent les hommes. L’argent n’a de toute façon jamais été une véritable motivation pour Sarah. « Si tu te bats uniquement pour l’argent, c’est que tu ne fais pas le bon sport. » Le combat de Sarah et Nong Am dure les trois rounds de rigueur. La foule est comblée, et elle l’est plus que jamais en raison de la différence physique entre les combattantes : c’est un combat relativement équilibré opposant une Néo-zélandaise, grande et agile, à une Thaïlandaise, puissante et trapue. Au final, Nong Am est déclarée gagnante. Sarah quitte le ring, l’air épuisée mais néanmoins satisfaite, bien qu’elle ait perdu aux points. Elle jette un œil aux photographes entourant le ring et rit, alors qu’elle tente de reprendre son souffle. « Avec un peu de chance, parmi toutes ces caméras autour de nous, l’une d’elle aura bien réussi à filmer le coup de pied que j’ai lancé. »

Martyna vs. Chommanee

Le combat principal débute peu après : la Polonaise Martyna Krol affronte une des meilleures combattantes thaïlandaises, Chommanee Sor Taehiran. Sous les yeux d’un public s’élevant à plus d’un million de téléspectateurs suivant l’événement en direct chez eux, sans compter les centaines de personnes exultant dans les gradins, les combattantes ne retiennent pas leurs coups. Ce n’est pas la première fois que Martyna et Chommanee se retrouvent face à face. Elles se sont rencontrées sur le ring deux mois auparavant lors de la Coupe du Roi. Depuis, elles se sont toutes deux entraînées spécifiquement avec l’autre en tête, leurs entraîneurs les aidant à identifier et exploiter les faiblesses dans leurs jeux respectifs. Martyna voit sa confiance initiale vaciller dans le premier round. De leur dernier combat, elle se souvenait que Chommanee pratiquait un muay-thaï très porté sur les pieds, mais pas qu’elle était si forte au corps à corps. Mise en difficulté par les coups de pied de Chommanee, Martyna la pousse à combattre à très courte portée et essaie de la prendre au corps à corps pendant les deux premiers rounds. Chommanee ne recule pas et accueille Martyna avec une terrible volée de coups de pied.

Martyna et ChommaneeDernier roundCrédits : Lindsey Newhall

Martyna et Chommanee
Dernier round
Crédits : Lindsey Newhall

La cloche retentit et les combattantes retournent dans leurs coins respectifs. « Continue à lui mettre la pression », souffle l’entraîneur de Martyna, lui rappelant à quel point Chommanee était fatiguée dans le troisième round de la Coupe du Roi. « Si tu continues à lui mettre la pression, tu vas gagner ce combat. Reste au corps à corps, mets-toi hors de portée de ses coups de pied. » Arrive le dernier round. Martyna harcèle Chommanee, la projette au sol et la fait presque passer entre les cordes et hors du ring. Elle exécute une saisie à la tête et lui porte trois coups de genou avant que l’arbitre, une femme également, ne les sépare. Chommanee relève le gant. Mieux entraînée qu’elle ne l’était pour leur dernier combat deux mois auparavant, elle essaie d’échapper au corps à corps de Martyna, s’appuyant pour ce faire sur sa propre vitesse et ses jambes puissantes.

Des huit matchs disputés par les Anges du muay-thaï, seules deux compétitrices étrangères se sont vues décerner la victoire.

Les deux combattantes soufflent et se détendent instantanément alors que la cloche retentit et signale la fin du combat. Elles s’étreignent fugacement et saluent chacune le coin de l’autre. Martyna s’approche du centre du ring pour entendre la décision, et sent l’inquiétude l’envahir imperceptiblement. Son équipe lui répète qu’elle a gagné, et elle pense aussi qu’elle pourrait bien l’avoir emporté. Mais Chommanee s’était préparée au combat. Sachant que Martyna était une combattante de corps à corps, elle et son équipe se sont probablement exercées aux techniques de corps à corps dans les semaines précédant la rencontre. Chommanee est douée, c’est une combattante de premier plan et ses fans la reconnaissent dans la rue. Dans les secondes qui précèdent le verdict final des juges, le malaise de Martyna grandit. L’arbitre lève la main du coin rouge. La victoire est pour Chommanee. Soulagée, Chommanee vacille, prend à nouveau Martyna dans ses bras et salue la foule en délire. Manifestement déçue, Martyna descend du ring et se dirige vers son coin en proie au chaos, car ses entraîneurs et coéquipiers affirment que la décision est injuste. Le propriétaire et promoteur du Sasiprapa Gym, Thakoon Pongsupha, tempête face aux juges alors que Martyna se glisse dans les coulisses avec le reste de ses coéquipiers.

Remise des prix

De retour au pied du ring dans le coin rouge, Saifa lance des cris d’encouragement alors que son petit ami Anantadej affronte l’Irlandais Shane O’Neill dans le dernier combat de la soirée. Shane essaie de tenir tête, mais il est mis au sol par une vicieuse combinaison assénée par le boxeur thaïlandais. Shane parvient à se remettre sur pieds et se tient bien droit au moment même où l’arbitre compte 10. Pas assez vite pour cet arbitre cependant, et la victoire est décernée à Anantadej.

Anantadej Petchsupapan Vainqueur de la compétition masculine Crédits : Lindsey Newhall

Anantadej Petchsupapan
Vainqueur de la compétition masculine
Crédits : Lindsey Newhall

Un quart d’heure plus tard, Saifa regarde avec fierté la scène principale, alors qu’Anantadej et les autres vainqueurs du tournoi reçoivent leur trophée. Trois femmes sont accueillies sur scène : Natasha Sky, Nong Am et Chommanee. Un représentant de la campagne de l’ONU apporte un trophée unique à chacune d’entre elles. Natasha tient fébrilement le sien au-dessus de sa tête, pointant du doigt l’inscription en thaïlandais signifiant « Meilleure technique ». Des huit matchs disputés par les Anges du muay-thaï, seules deux compétitrices étrangères, l’Australienne Natasha Sky et la Turque Funda Diken, se sont vues décerner la victoire. Après la cérémonie de remise des prix, Anantadej descend de scène et rejoint les bras de sa petite amie et ceux de ses coéquipiers. Saifa a déjà reçu la bourse pour son combat, 10 000 bahts. Ce n’est un secret pour personne qu’Anantadej a gagné bien davantage pour le sien. Se présenter au tournoi hommes lui a déjà garanti une bourse de 40 000 bahts, quatre fois ce qu’a gagné Saifa. Il en a gagné 80 000 de plus après avoir gagné son premier combat, et rafle maintenant la bagatelle de 150 000 bahts (environ 4 500 euros) pour avoir remporté les deux. Saifa m’a assuré un peu plus tard que ça ne la dérangeait pas que son petit ami gagne tellement plus qu’elle, malgré le fait que le muay-thaï féminin avait été vendu comme le spectacle clé de ce tournoi. « Il a combattu dans un tournoi, pas moi », déclare-t-elle. « Je ne me suis jamais battue en tournoi. J’en aurai peut-être l’occasion un jour, mais ce genre d’opportunité est assez rare pour les femmes. »

Cérémonie de remise des prixCrédits : Lindsey Newhall

Cérémonie de remise des prix
Crédits : Lindsey Newhall


Traduit de l’anglais par Clément Martin d’après l’article « The World Muay Thai Angels: Marketing the Women Fighters of Thailand », paru dans Fightland. Couverture : Nong Am, par Lindsey Newhall.