Encadré par des tambours vigoureux, les cuivres suivent le tempo avec une précision martiale. La place d’Amalienborg n’est qu’à un claquement de botte et sa forme octogonale ne va pas tarder à accueillir, comme une vieille amie, la Garde royale danoise. Tous les jours de la semaine, à midi, la relève de la garde ameute les touristes dans le centre de Copenhague. Sur le passage de ces coiffes noires duveteuses, les passant·es s’écartent, l’objectif pointé vers cette procession historique.

Les larges fenêtres du troisième étage du 15 Rosenborggade sont un tampon bien mince face à la clameur ambiante. Mais Ryan Sherman et Emil Asmussen ne l’entendent que d’une oreille distraite, leur attention dédiée toute entière à un écran d’ordinateur. La voix qui s’élève de la machine est indéfinissable, comme la dizaine d’autres qui l’a précédée dans les locaux de Virtue Nordic.

Crédits : Virtue Nordic/Facebook

Emil prend connaissance des résultats du dernier test. Sur les 4 600 répondants, 50 % ont affirmé ne pas pouvoir genrer cette voix mystérieuse, 26 % ont estimé qu’il s’agissait d’une voix masculine, tandis que 24 % lui ont assigné un genre féminin. Les deux hommes échangent un regard. Impossible d’en être encore certain·e, mais cette voix virtuelle non genrée pourrait être celle sur laquelle ils planchent depuis plusieurs mois.

Son nom librement inspiré du personnage de James Bond, Q est révélé·e au monde le 11 mars 2019, lors du festival technologique South By Southwest d’Austin, au Texas. Non-binaire, cette voix artificielle est un signe d’espoir pour ses concepteurs·rices.

153 hertz

À la fin de l’été 2018, Ryan Sherman – senior creative de Virtue Nordic, la division Europe du Nord de l’agence créative de Vice – et Emil Asmussen – son associate creative director – discutaient à bâtons rompus sur un balcon de la capitale danoise. Ils trouvaient étrange que toutes les voix proposées par les assistants vocaux comme Siri ou Alexa soient binaires, vu la place de plus en plus importante qu’ils occupent dans la vie des consommateurs. « Quand on a regardé à travers le monde, on a vu qu’une révolution était en marche et que beaucoup de pays avaient commencé à reconnaître un troisième genre », explique Emil depuis leurs bureaux de Copenhague.

En effet, ces dernières années, des pays comme l’Allemagne, l’Argentine ou l’Inde ont admis dans leur droit un troisième genre, également appelé genre neutre. « Cela nous semblait donc rétrograde que la technologie continue à genrer les robots, bien que les robots, par définition, ne le soient pas », poursuit Emil. Les deux hommes ont alors décidé d’apporter leur aide pour mettre fin aux biais sexistes et encourager « une plus grande inclusion dans la technologie des assistants vocaux » en faisant pression sur l’industrie de la tech.

Crédits : Virtue Nordic

Pour créer cette voix inédite, ils se sont entourés de linguistes, de technologues et de sound designers. Ils ont entre autres reçu de l’aide de chercheurs du collectif Equal AI, qui « encourage le développement d’une intelligence artificielle éthique ». Si le projet était ambitieux, le budget restait presque inexistant et tous·tes les contributeurs·rices s’y sont attelé·es bénévolement.

L’équipe a pris la voix d’une personne qu’elle considérait entre le masculin et le féminin, entre 150 et 185 hertz. Plateforme flamande d’accueil et d’information pour les personnes trans, Transgender Infopunt explique qu’il s’agit d’une zone ambiguë du point de vue du genre, où la distinction entre voix féminine et masculine se révèle presque impossible. L’équipe de Q a fait écouter des enregistrements à plusieurs milliers de volontaires. Après plus d’une dizaine de tests durant lesquels elle a fait jouer les fréquences pour atteindre la neutralité, elle est enfin tombée sur la fréquence parfaite : 153 hertz.

Entrée dans l’équipe en octobre 2018, Julie Carpenter – chargée de recherche au sein du Groupe Éthique et Sciences émergentes de l’université d’État polytechnique de Californie – faisait partie des expert·es venu·es du monde entier que le duo avait contacté·es. Basée à San Francisco, elle était régulièrement en contact avec l’équipe créative pour leur proposer son expertise en comportement humain et en technologies émergentes.

« Plus un robot devient humain, plus il devient sexué »

« Julie nous a par exemple aidé·es à comprendre pourquoi nous assignons systématiquement un genre aux robots », explique Emil. D’ailleurs, même après la diffusion de Q, Emil note que chacun·e tente de genrer Q et de trouver une explication à ce qu’iel entend. « Les réactions des gens sont très drôles », sourit Emil. « Certain·e·s disent que c’est un homme, d’autres affirment que c’est une femme. Il semble donc que nous ayons trouvé le point parfait où les gens ne tombent pas d’accord. » Mais est-il surprenant que l’on s’obstine à tout prix à genrer une voix neutre ?

Le récit organique

Au cours de la réalisation du projet, la question s’est rapidement imposée comme son plus grand défi. « Nous avons réalisé que l’être humain a pour habitude de genrer une voix », explique Emil. « Depuis notre naissance, nous mettons le monde dans des petites boîtes pour être capable de le comprendre » en nous inspirant de ce que nous connaissons. Les robots n’échappent pas à ce phénomène et on comprend alors la difficulté de créer une voix que la majorité pourrait considérer comme non genrée.

Il existe différents facteurs qui peuvent potentiellement entraîner la projection d’un « récit organique » sur des objets non vivants. Les gens assignent un genre car la voix, tout comme l’apparence physique par exemple, sont des indices de genre. « D’instinct, nous allons chercher des indices chez le robot qui nous font penser à un être humain et projeter ces caractéristiques sur la machine », explique Julie. « Si la voix est perçue comme féminine, on va projeter dessus une personne féminine et on va alors lui attribuer un genre féminin. »

En outre, un être humain peut développer un attachement émotionnel vis-à-vis d’un robot. Le phénomène est bien connu et documenté, et Julie Carpenter a d’ailleurs énormément étudié cette question. Cette relation est basée sur le sentiment de sécurité, autant physique qu’émotionnelle, qu’une personne peut ressentir pour une autre personne, un objet ou un animal au fur et à mesure du temps.

« Par exemple, moi qui suis une femme célibataire qui voyage beaucoup, je suis dépendante de mon téléphone », précise la chercheuse. « Quand je l’égare, cela me cause un sentiment d’insécurité et je deviens anxieuse. » Si chaque personne a bien un contact différent avec chaque robot, il ne sera alors pas rare de voir un objet recevoir genre et prénom. Comme le disait Roger Andre Søraa, professeur adjoint au Département d’études interdisciplinaires de la culture de l’Université norvégienne de sciences et de technologie, dans son étude publiée le 31 octobre 2017, « plus un robot devient humain, plus il devient sexué ».

En définitive, pour Julie Carpenter, les utilisateurs·rices assignent inévitablement un genre à un robot, dépendamment du contexte d’utilisation, de la culture l’utilisateur ou encore du design du robot. Mais il est important de souligner que les entreprises technologiques adaptent leur technologie en fonction de scénarios selon lesquels les consommateurs·rices se sentiront plus à l’aise pour l’adopter et l’utiliser. On enregistre par la même occasion une préférence féminine, bien installée depuis plusieurs dizaines d’années.

La préférence féminine

Une voix ou une apparence féminine sont plus souvent utilisées pour des robots dans l’univers de la tech pour différentes raisons. La première, justifiée par Clifford Nass, professeur à l’université Stanford, indique que le cerveau humain a une préférence pour les voix féminines et qu’il s’agit là d’un phénomène établi. « Il est beaucoup plus facile de trouver une voix féminine que tout le monde aime qu’une voix masculine que tout le monde aime », expliquait-il à CNN en 2011.

En effet, dans l’étude « La Grande AI divise » publiée en 2018, réalisée par LivePerson, les chercheurs·euses ont demandé aux 1 000 répondant·es ce qu’iels préféraient entre une voix de genre masculin ou une autre de genre féminin. 45,9 % ont répondu qu’iels préféraient une voix féminine, 8 % une voix masculine et 45,4 % ont répondu que c’était le cadet de leurs soucis.

Crédits : Virtue Nordic

La seconde raison est historique. Durant la Seconde Guerre mondiale, les voix de femmes étaient utilisées dans les cockpits car elles se distinguaient des pilotes masculins. Depuis lors, les constructeurs ont systématiquement utilisé des voix désincarnées féminines dans des rôles d’assistance, sous prétexte que leurs études à la consommation révélaient des préférences pour des voix féminines. À une voix ou une apparence féminine, les entreprises de la tech associent un rôle de service car elle est considérée comme plus rassurante par l’auditeur·rice, alors qu’elles relient une voix ou une apparence masculine à l’autorité, comme la narration en voix-off dans les films. C’est pourquoi presque tous les systèmes de GPS proposent par défaut une voix féminine. Il arrive parfois que les voix d’un même dispositif changent d’un pays à l’autre. Aux États-Unis, la voix par défaut de Siri est féminine alors qu’elle est masculine au Royaume-Uni et en France. Apple n’a à ce jour jamais justifié ce choix.

Au-delà de la préférence que suggèrent certaines études, les développeurs·euses et ingénieur·es instaurent ainsi un cadre par le genre pour indiquer comment les utilisateurs·rices doivent se comporter face au robot. Le problème est que le rôle du robot par exemple, associé à un nom genré, contribue à encourager les stéréotypes de genre. « Laissez-moi vous donner un exemple : il existe un robot de pliage de linge que j’ai vu dans la presse il y a deux mois. Les développeurs·euses lui ont donné un nom féminin. Il n’y avait là aucune raison particulière, mais iels l’ont fait. Auprès du public, la raison sera simplement que le travail réalisé par ce robot est souvent associé avec le travail d’une femme. »

Par conséquent, les choix des entreprises de la tech peuvent renforcer les stéréotypes de genre, et c’est loin d’être uniquement une question de voix. Les robots sont amenés à devenir des êtres sociaux qui partageront notre quotidien. Sachant que le genre occupe un rôle essentiel dans la façon dont une personne perçoit ou communique avec un robot — comme il le ferait avec un autre être humain —, il faut ainsi prendre garde à ce que nos futurs comparses soient inclusifs et qu’ils ne reproduisent pas des préjugés de genre profondément enracinés. C’est précisément l’une des préoccupations de Q.

L’importance de la représentation

L’initiative militante qui entoure Q n’a pas vocation à effacer les genres masculin et féminin. Elle veut proposer un troisième choix et envoyer un message d’inclusivité et de liberté au monde de la tech pour que celui-ci fasse des émules. « Nous pensons qu’il est important que chacun·e se reconnaisse ou retrouve des aspects d’iel-même dans des moyens de communication comme les assistants vocaux », précise Julie Carpenter. « Qu’importe que vous vous identifiez comme une personne trans ou non-binaire ou que vous préféreriez simplement écouter ce genre de voix, cela devrait être une option. »

Crédits : Virtue Nordic

La représentation est essentielle dans les moyens de communication et « façonne la valeur d’une société ». En ignorant la représentation de certains groupes de personnes, nous les marginalisons et nous contribuons « à renforcer des stéréotypes négatifs car nous ne prouvons pas que ces personnes existent et qu’elles font bel et bien partie de la société ».

Après des mois de travail, Emil se dit satisfait du travail accompli et optimiste pour l’avenir. « Nous dialoguons actuellement avec plus de trente compagnies pour implémenter Q »,  affirme-t-il. « Les réponses sont jusqu’à présent enthousiastes. Je pense que d’ici un an, on devrait voir Q sur le marché. »

Julie Carpenter ne dit pas autre chose, au regard du budget réduit, du manque de temps et de l’explosion géographique des différent·es parcipant·es au projet. « Nous nous demandions comment Q serait reçu·e », ajoute-t-elle. « Par-dessus tout, nous voulions que la communauté concernée soit réceptive à ce projet ambitieux, et je pense que c’est le cas. »


Couverture : Q.