Combien d’entre vous ont conscience que le 23 octobre 2020 est la Journée internationale des Crocs ? Lancé par la communauté des fans de Crocs, la CrocNation, l’événement vient couronner le « Croctober », un mois entier de célébrations de la chaussure la plus (gentiment) controversée du monde. La sabot de plastique a beau susciter autant d’enthousiasme que d’aversion, reste qu’il a le soutien des plus grandes stars de la pop mondiale.

En témoigne la récente collaboration entre Justin Bieber et la marque, qui a sorti début octobre une chaussure jaune smiley ornée de pin’s soleil, marguerite ou pizza. Deux semaines plus tard, elle est déjà sold out. Bieber n’était pas le premier et ne sera pas le dernier artiste à montrer son amour pour les Crocs. Il doit bien y avoir des raisons à ce succès phénoménal.

https://www.instagram.com/p/CGSN1EQHmCx/

Venez comme vous êtes

Les fesses posées sur une commode en bois lustré, une main sur le genou, l’autre coincée dans sa Crocs aux motifs de bébés diables, Post Malone attend. Adam DeGross, son photographe pour la tournée, a les yeux rivés sur son appareil et effectue ses derniers réglages. Malone fixe déjà l’objectif, sa moustache suivant la courbe de son sourire satisfait. Index et majeur levés en signe de victoire, il reste stoïque face au flash qui éclaire soudain la pièce, projetant l’ombre de ses Crocs blanches sur le meuble et sur le sol.

Cette satisfaction prend source dans l’épuisement des stocks de la Crocs qu’il a aidé à réaliser : une édition spéciale du sabot en plastique, accompagnée de six Jibbitz, ces petits boutons qu’il est possible d’insérer dans les trous d’une Crocs. En proposant un bouton dans la forme de son tatouage « Stay Away », Malone a gâté ses fans. En ce 1er novembre, la première collaboration inattendue entre Crocs et Post Malone est déjà sold out. En l’espace de dix minutes, les stocks étaient vides. Mais vous pourrez compter sur de « futures versions » en 2019, rassure-t-il. « Je porte des Crocs partout, du bar à la scène, et j’ai trouvé que c’était la collaboration idéale pour rencontrer Crocs et donner aux fans ce qu’ils demandaient ».

Crédits : Post Malone/Instagram

Un scroll actif sur Instagram fait défiler couleurs et formes, visages poupons ou déjà plus cabossés. Chaque année, on se dit que ces sandales de plastique criblées de trous appartiennent au passé, mais à chaque saison, elles rivalisent d’ingéniosité pour pénétrer un peu plus dans les chaumières. Cerclées de fourrure, à plateformes ou recouvertes de paillettes, les Crocs ont bravé les deux dernières décennies, increvables. Ados et grands créateurs se les arrachent, causant l’incrédulité croissante de certains stylistes et pronostiqueurs. Certains louent leur confort, d’autres vomissent leur forme grossière et leurs couleurs vives.

« Elles sont moches et elles le seront toujours, mais leur laideur est leur attrait principal et c’est d’ailleurs ce qui les rend belles quelque part », tempère la blogueuse mode canadienne Yuki Evoy, elle-même propriétaire d’une paire rose fuchsia. Comment les Crocs ont-elles pu passer du statut de pantoufle honteuse à celui d’icône stylée ?

Pour le directeur marketing de la marque, Terence Reilly, la collaboration avec Post Malone était une évidence. « C‘est un créateur adulé qui incarne à merveille le fait d’être à l’aise dans ses pompes, c’est pourquoi sa collaboration sur la conception du produit est si particulière », explique-t-il. Collaboration qui fait partie de la campagne « Venez comme vous êtes » lancée en 2017 par le fabriquant de chaussures, célébrant « toutes les choses qui nous rendent uniques ».

Depuis lors, la marque s’est cherchée des ambassadeurs·rices. Elle a tout d’abord trouvé son bonheur en la personne de Drew Barrymore, de l’artiste sud-coréen Henry Lau ou encore de la chanteuse YoonA, dont les shootings devant des fonds ultra-colorés ont inondé Internet en avril 2017. Plus récemment, les actrices Zooey Deschanel et Natalie Dormer ont elles aussi annoncé leurs nouveaux titres d’ambassadrices de la marque, attirées par l’image « fun et colorée » de Crocs et par le message porté par cette campagne. Crocs n’hésite pas à dire que celle-ci a suscité un regain d’intérêt notamment de la part des consommateurs du monde entier pour le sabot de plastique.

Les Crocs-chaussettes
Crédits : Alife

Plus que les consommateurs lambda, ce sont visiblement les adolescents que l’autre marque au logo crocodile a dans le viseur. Dans les collèges et lycées américains, les élèves s’arrachent les Crocs et c’est à qui aura la paire la plus originale. Chaque semestre, la société d’investissement Piper Jaffray réalise une enquête auprès d’adolescents américains pour connaître leurs habitudes et leurs préférences. Pour cette édition automnale, ils ont interrogé 8 600 jeunes âgés de 15,9 ans en moyenne. Ceux-ci ont placé Crocs — classée 27e marque préférée des ados l’année dernière — sur la 13emarche du podium.

Au départ plutôt réservées aux professionnels de santé ou à nos grand-parents adeptes de jardinage, les Crocs ont fini par fouler les podiums des défilés de mode avant d’investir les salles de classe ; avec ou sans paire de chaussettes, c’est selon. Les stars associées à la campagne « Venez comme vous êtes » ne sont sûrement pas étrangères à cette évolution, mais c’est principalement aux podiums qu’elle doit sa récente percée.

De l’utilitaire à la mode

À plusieurs reprises, les Crocs se sont invitées dans les défilés, tentant d’adoucir leur image de chaussure pataude et inesthétique. Le 19 septembre 2016, lors de la Fashion Week londonienne, à la surprise générale, le styliste écossais Christopher Kane faisait défiler ses mannequins Crocs marbrées aux pieds. « Je travaille toujours avec des articles et des combinaisons inattendues, qui transforment le quotidien en luxe désirable », avait-il déclaré à l’époque. « Je voulais apporter mon propre tampon et mon ADN à la chaussure classique de Crocs, et réaliser quelque chose de vraiment spécial. »

Pour la blogueuse Yuki Evoy, c’est à Christopher Kane que l’on doit l’incursion de cette « mode moche ». « Il a semé des graines dans nos têtes », explique-t-elle. Elle ajoute toutefois que c’est la marque de luxe Balenciaga qui a porté le coup de grâce quelques mois plus tard, abreuvant à grande eau les champs que Kane avait abandonnés.

Des Crocs à talon Balenciaga

En effet, en octobre 2017, la collaboration surprise entre Balenciaga et Crocs à la Fashion Week de Paris a fait enfler la rumeur en proposant une version surélevée de dix centimètres des mythiques Crocs roses. « Quand Balenciaga a montré ses Crocs sur le podium, les Crocs “normales” sont devenues tout de suite plus accessibles, et un tout petit peu plus portables », reconnaît Evoy amusée. Crocs avait expliqué vouloir « démontrer une fois de plus la pertinence de leur sabot iconique dans le monde de la mode et du design actuel ».

À ce moment-là, la marque américaine a pris la mesure des résultats de la campagne et de ces deux défilés. Andrew Rees, son directeur général, a d’ailleurs déclaré le 8 novembre 2018 qu’une augmentation des ventes de 19,9 % a été enregistré par rapport à l’année précédente à la même période aux États-Unis. S’il explique en partie cet engouement par les achats de rentrée scolaire, il confirme le dynamisme de la marque en ce moment. Le journaliste Jack Nicas ne dit pas autre chose. Pendant un an, ce spécialiste de la Silicon Valley a comparé l’évolution du cours de l’action de Crocs avec celle du Bitcoin. Ahuri, il a observé l’action de Crocs carrément doubler de septembre 2017 jusqu’à l’année suivante. Nicas est formel : si vous avez de l’argent à investir, Crocs est un placement plus intelligent que la reine des cryptomonnaies.

Un retour en grâce inespéré pour la marque, qui a récemment dû prendre de lourdes décisions stratégiques pour espérer être rentable. Si Andrew Rees insiste sur le fait que tout a été pensé et calculé en interne, et que rien n’est arrivé par hasard ces dernières années, il en va très différemment de l’histoire de la pantoufle de plastique.

La Québécoise

Avant de s’immiscer dans nos armoires, la première Crocs est un outil de travail de pêcheurs canadiens. Elle voit la lumière en 2001 entre les mains d’Andrew Reddyhoff et Marie-Claude de Billy, ingénieurs en chimie pour l’entreprise québécoise Créations Foam. Après des mois de travail, le duo met au point une chaussure réalisée dans une matière légère et anti-bactérienne (le Croslite), spécialement conçue pour les activités nautiques et qui sera rapidement mise en vente localement. Ses petits trous offrent une aération et permettent de ne pas transporter des bassines d’eau à chaque pas, comme le feraient des chaussures fermées classiques.

Un an plus tard, en vacances au Canada, Lyndon Hanson, Scott Seamans et George Boedecker cherchent à se chausser pour partir naviguer. Dans une petite boutique sur les quais, ils tombent sur une paire de sabots en plastique conçus par Créations Foam. Agréablement surpris par leur légèreté et leur adhérence, les trois amis originaires du Colorado sentent la bonne affaire. Ils décident donc reprendre le concept et de le commercialiser de l’autre côté de la frontière. En 2002, ils lancent officiellement le modèle Cayman, celui qui fera le succès de la marque Crocs, et rachètent Créations Foam quelques temps plus tard.

Le design épaté de la Crocs fait rapidement sensation ; en quatre ans, la société passe de 1 000 dollars de bénéfices à 200 millions, et elle est en outre distribuée dans une quarantaine de pays. En 2005, Crocs est nommée « marque de l’année » par le magazine Footwear News et, un an plus tard, elle entre en bourse. Des personnalités sont photographiées en Crocs et participent alors à leur expansion hors des cercles hospitaliers ou de la restauration, où elles étaient jusqu’alors cantonnées.

Des Crocs d’hôpital
Crédits : Crocs

Au début des années 2010, tout bascule. Les Crocs sont estampillées « chaussures moches » – au même titre que les Birkenstock – et partent se rhabiller pour un temps. Après trois ans de traversée du désert, les Crocs reviennent peu à peu sur le devant de la scène. Leur progression subira un coup d’accélérateur grâce au chef américain Mario Batali et ses Crocs orange emblématiques, dont il commande 200 paires en amont de leur rupture de stock, puis grâce à leurs apparitions aux pieds de mannequins internationaux sur les podiums.

En août 2018, Crocs prend la décision de sous-traiter sa production en Asie et de se concentrer sur le développement de son activité en ligne. Ils ferment au passage toutes leurs usines ainsi qu’un tiers de leurs boutiques, laissant de nombreux employés sur le carreau. Ces mesures font perdre 22 millions de dollars de revenus au groupe au deuxième trimestre de 2018, mais la situation de Crocs est pour autant loin d’être alarmante. Pendant la même période, elle dégage un bénéfice net de 30,4 millions de dollars, soit près du double gagné au deuxième trimestre de l’année précédente (18,1 millions).

Depuis son siège basé à Niwot, dans le Colorado, Crocs annonce avoir vendu plus de 300 millions de paires dans plus de 90 pays depuis son lancement. La marque s’est diversifiée, il y en a à présent pour tous les goûts et de toutes les couleurs. Elle possède des bureaux régionaux à Boston, Amsterdam, Singapour, Séoul, Tokyo, Shanghai et Padoue, ainsi que pas moins de 400 magasins à travers le monde. La France a eu un temps de retard sur la Crocs puisque celle-ci n’est arrivée chez nous qu’en 2006. Aujourd’hui, on y compte huit boutiques mais des dizaines de points de ventes. Mais malgré son succès, sa laideur fait toujours beaucoup parler.

La mode est au moche

Vantée pour son confort et sa facilité d’utilisation, la Crocs divise et incarne la « mode moche ». Certains prônent son « élimination» en bonne et due forme quand d’autres lui vouent un culte et exhibent leur collection sur Instagram. La marque a régulièrement joué de cette haine nourrie. En 2005, entre les pages de Vanity Fair et de Rolling Stone, elle lançait une campagne publicitaire au slogan limpide surmontée d’un large sourire portant un appareil dentaire : « Le moche peut être beau », pouvait-on lire.

Toutefois, outre sa laideur assumée et ses promesses de confort, certains podologues mettent en garde infirmiers et adolescents à la pointe de la hype contre les méfaits de la Crocs sur la santé, et affirment qu’elle ne convient pas à un usage quotidien. Megan Leahy, podologue de l’Illinois Bone and Joint Institute, avait notamment souligné en 2016 que ces chaussures autorisaient un balancement excessif du talon. Plus que les Crocs, elle vise ainsi tous les souliers légers pris pour des chaussures de marche et conseille vivement une utilisation alternée. « Lorsque le talon est instable, les orteils ont tendance à s’agripper, ce qui peut entraîner une tendinite, une aggravation des déformations de l’orteil, des problèmes d’ongles, des cors et des callosités », explique-t-elle. « La même chose peut arriver avec des tongs ou des chaussures sans dossier, car le talon n’est pas sécurisé. »

Les Crocs marbrées de Christopher Kane
Crédits : Crocs

Reste qu’elles sont fascinantes. Depuis leur apparition, les Crocs ne cessent de faire les cent pas entre le ringard et le branché. Pour la journaliste Marisa Delatto, le défilé de mode de Balenciaga était même « trop prétentieux » pour réellement « donner à Crocs une cure de jouvence à la mode ». Mais elle n’avait pas imaginé que le moche serait à la mode. « Grâce au créateur géorgien Demna Gvasalia, la mode moche est tellement puissante actuellement qu’il est logique que les vêtements les plus moches soient populaires… d’autant plus s’ils sont confortables», estime Yuki Evoy faisant également référence à la marée de sneakers boursouflées qui inondent toute l’industrie. Les Crocs sont bien conscientes de leur mocheté, et leur tour de force aura été d’en faire un atout.


Couverture : Les Posty Crocs. (Crocs/Ulyces)