Des recherches top secrètes

Dans la verte campagne texane, quelques centaines d’âmes forment le petit village de Tyler. Espacées à l’envi, des maisons basses et dépourvues de palissades bordent l’asphalte qui mène à Dallas, à une heure et demie de là. Entre la rédaction de quelques mails pour son équipe et une virée pour l’achat d’une bague de promesse, le physicien théorique Richard Obousy y fait le bilan du mois écoulé pour accueillir en grande pompe le suivant. Le mois de janvier lui a en tout cas permis de revenir sur un travail de recherches qui ne date pas d’hier.

Le 18 janvier dernier, la Defense Intelligence Agency (DIA), une agence de renseignement américaine sous l’égide du département de la Défense, a révélé l’existence de 38 documents de recherches classés top secrets, suite à une demande en août 2018 de Steven Aftergood – directeur de la Federation of American Scientists, une ONG fondée en 1945 estimant que les scientifiques ont l’obligation morale de partager leurs savoirs et leurs connaissances – en vertu du droit à l’information des citoyens américains (Freedom of Information Act). Déformation de l’espace-temps, cape d’invisibilité ou trous de ver : entre 2007 et 2012, le Pentagone a secrètement financé des études sur les recherches scientifiques les plus folles à hauteur de 19 millions d’euros.

Coauteur avec le Dr Eric Davis du document déclassifié numéro 19, « Warp Drive, Dark Energy, and the Manipulation of Extra Dimensions » (« Distorsion, Énergie noire et Manipulation de dimensions supplémentaires »), Richard Obousy n’avait toutefois pas été mis dans la confidence et ignorait que l’étude qu’il avait réalisée il y a près de neuf ans était confidentielle. C’est donc comme tout le monde qu’il a appris la nouvelle, en lisant la presse ce vendredi matin-là. Ahuri de prime abord, il s’est finalement dit heureux « d’apprendre que le Pentagone était prêt à financer de tels sujets », tout en avouant ne pas en connaître les raisons.

Depuis Tila, le physicien d’origine britannique est revenu avec nous sur sa fascination pour les voyages supraluminiques (à des vitesses supérieures à celle de la lumière) à travers l’espace et sa préoccupation pour de nouvelles formes de propulsion. Il estime cet intérêt pour des propulsions exotiques essentiel « si nous voulons devenir une civilisation interstellaire qui explore les galaxies ».

Plus vite que la lumière

Richard Obousy fait la rencontre d’Eric Davis en 2006. Il se rend alors à Albuquerque, au Nouveau-Mexique, pour une présentation à l’occasion du STAIF (Space Technology and Applications International Forum), conférence internationale sur les technologies et applications spatiales organisée par l’Institut d’études sur l’énergie spatiale et l’énergie nucléaire de l’université du Nouveau-Mexique.

Tous deux sont des physiciens passionnés par l’étude des voyages supraluminiques et « beaucoup d’autres sujets de physique très excitants comme les trous de ver, ces passages entre deux régions différentes de l’espace-temps ». Les deux hommes s’entendent bien. Il faut dire qu’ils sont peu de scientifiques à intéresser à ce domaine, et Obousy et Davis pourraient se targuer d’être des experts en la matière. Quatre ans plus tard, Davis revient vers lui, un financement pour une nouvelle étude en main.

Davis lui propose de travailler pour Bigelow Aerospace, la société du milliardaire Robert Bigelow connue pour vouloir populariser le tourisme spatial. « J’ai ainsi signé un contrat avec Bigelow Aerospace par le biais du Dr Davis, qui me sous-traitait une partie de la recherche », précise-t-il. Avant de poursuivre : « Je ne savais pas que Bigelow Aerospace avait été payé pour cette recherche par la DIA, qui était le principal contractant. »

Schéma de la Distorsion selon Star Trek
Crédits : Wikimedia commons

Une fois les contrats signés, les deux chercheurs se lancent « avec énergie » dans leur étude. Alors qu’Obousy ignore tout de la confidentialité qui entoure cette recherche, les deux hommes travaillent à distance pendant quatre mois, l’un dans l’Est du Texas, l’autre à Austin. Leur papier se révèle être un travail collaboratif « largement basé » sur celui d’Obousy, même si Eric « contribue aux premières sections et propose des directions à emprunter ou des points à développer ».

Leur postulat de base est loin d’être simple. Il existe différents systèmes de propulsion de vaisseaux spatiaux, mais la plupart des vaisseaux actuels utilisent ce qu’on appelle un moteur-fusée, soit un moteur à réaction qui expulse un fluide à grande vitesse pour propulser le véhicule vers l’avant. Toutefois, si ce genre de propulsion est largement utilisé pour les fusées actuelles car il permet d’atteindre des vitesses importantes et peut fonctionner sans atmosphère, « il est extrêmement limité ».

En effet, le moteur-fusée est utile pour des explorations interplanétaires, mais il n’est pas idéal et reste lent par rapport à d’autres systèmes. Il faudrait actuellement « neuf mois pour atteindre Mars en utilisant le moteur-fusée », explique le physicien théorique. Pour envoyer des êtres humains dans le firmament, il nous faut donc voyager beaucoup plus vite. Depuis des années, Obousy s’intéresse ainsi à toute une série de méthodes de propulsions spatiales exotiques qui n’ont qu’un objectif : « Nous faire atteindre les étoiles les plus proches en quelques décennies, plutôt qu’en 100 000 ans », jubile-t-il, déjà pressé de dévoiler le but ultime qui l’anime.

Une chose est certaine : la Distorsion ne sera jamais possible si personne ne l’étudie.

Pour Obousy, il faudrait donc « découvrir un moyen de dépasser la vitesse de la lumière », ce qui n’est que science-fiction pour certains. Cette limite de 299 792 458 m/s « que nous ne pouvons pas dépasser » est imposée à tout objet dans l’espace, mais Obousy s’est donné la mission d’en éprouver les failles. « Et si, plutôt que de bouger un objet à travers l’espace, nous manipulions l’espace ? » s’interroge-t-il, sans relâche, depuis près de 15 ans.

Le concept de propulsion spatiale exotique qu’il propose n’est autre que la Distorsion, que l’USS Enterprise de Star Trek connaît bien. « Le moteur déformerait l’espace-temps autour du vaisseau, ce qui réduirait la distance qu’on souhaite parcourir », explique patiemment Obousy, d’une voix où l’on sent toutefois poindre l’excitation. « On pourrait ainsi lui faire atteindre une vitesse supraluminique ! » La recherche autour des voyages supraluminiques passionnent Obousy depuis que la physique est entrée dans sa vie.

Richard Obousy a grandi dans la petite ville d’Ashford dans le Comté du Kent, dans le sud de l’Angleterre. Turbulent et peu intéressé par l’école, il se souvient pourtant d’un livre qu’il avait trouvé par terre dans la cour de récréation lorsqu’il avait 14 ans. Alors que ses camarades jouent à la balle, il aperçoit ce bouquin que personne ne semble réclamer. « J’ai commencé à le feuilleter ; c’était un livre d’astronomie », sourit-il à cette évocation. Fasciné, le regard du jeune Richard se perd entre les courbes des planètes et dans les volutes des nébuleuses dont il ne connaît alors rien du tout. Le Noël suivant, pour encourager sa nouvelle passion pour l’espace, ses parents lui offrent « une splendide lunette astronomique ». Après la Lune, ses premières œillades vont à Jupiter et ses satellites.

Crédits : NASA

Puis, il commence à s’intéresser à la physique et aux mathématiques. Aussi bien fan de Spock que du physicien Richard Feynman, l’élève moyen s’échine sur ses cours et réussit finalement à obtenir son certificat général de fin d’études secondaires (le GCSE en Angleterre). L’université lui tend alors les bras et Richard n’en revient pas ; il pourrait bien suivre une carrière de physicien spatial. « Je pouvais ainsi prendre part à ces choses qui m’avaient passionnées durant une grande partie de mon adolescence », raconte-t-il, creusant avec aisance dans ses souvenirs.

Son intérêt pour les propulsions exotiques et pour la Distorsion s’éveillent pendant sa dernière année de master, alors qu’il n’a que 22 ans. Puis, en 2002, il s’envole pour les États-Unis pour y faire un doctorat en physique théorique. C’est là qu’il commence réellement à travailler sur sa théorie de la Distorsion. Il précise ne pas avoir observé cette théorie « depuis une perspective d’ingénierie mais bien d’un point de vue théorique ». Au cours de ses six années de doctorat, Richard n’a fait qu’emmagasiner de plus en plus de connaissances sur le sujet, jusqu’à devenir le spécialiste que Davis contacterait.

Futurs possibles

Déjà à l’époque du papier avec Davis, en 2010, Richard Obousy est un homme occupé. S’il y dédie une grande partie de son énergie, il en garde toutefois un peu pour ses activités personnelles. Il est alors président et cofondateur d’une fondation sans but lucratif, Icarus Interstellar, qui a pour ambition de révolutionner les voyages dans l’espace. En 2013, il choisit de renoncer à son poste de président et de ne rester que directeur, « pour se consacrer entièrement à ses deux enfants également passionnés d’astronomie et à sa start-up ».

En janvier 2009, il crée son entreprise, CitizenShipper, « une plateforme semblable à Uber, mais pour des objets ou des animaux », décrit-il, pour mettre en contact « des gens à la recherche d’un service et des conducteurs ». À l’heure actuelle, le physicien théorique est d’ailleurs essentiellement entrepreneur. CitizenShipper emploie dix personnes et, d’ici deux ans, Richard espère pouvoir la vendre.

Scientifiques trekkies de tous pays, unissez-vous

Richard sait depuis sa création qu’il vendra son entreprise. « Je me suis rendu compte que je n’allais probablement pas être payé pour réaliser les recherches en physique qui m’intéressaient. » L’homme prévoit donc d’ici deux ans de s’offrir une indépendance financière pour étudier ce que bon lui semble. Pour repousser les barrières du savoir, il envisage également de « créer [son] propre institut de recherche pour développer des études autour des voyages interstellaires, plus particulièrement des propulsions spatiales exotiques qui restent pour l’heure embryonnaires ».

La création d’un tel centre représenterait un formidable coup d’accélérateur pour le domaine de la vitesse supraluminique, que Richard compare à un champ en friche. Depuis qu’il a terminé son étude coécrite avec Eric Davis, Richard n’a pas réellement observé de progrès. « C’est bien simple », regrette-t-il, « peu de gens s’intéressent à ce domaine d’étude et celui-ci n’est pas pris au sérieux par le monde scientifique à cause de son lien avec la science-fiction. » 

Le chemin scientifique est semé de faux départs et d’impasses, mais c’est ainsi que Richard imagine toute progression. « Vu l’énergie et les connaissances requises, il serait déraisonnable de dire que vous verrez une Distorsion de votre vivant, ou même d’affirmer que cela se produira dans le futur », explique Richard. « Mais il est certain que cela n’arrivera jamais si personne ne l’étudie. Il nous faut donc rendre possibles les progrès futurs, pour peut-être un jour, voyager vers les étoiles à la vitesse de la lumière. »


Couverture : Warp Drive.