« Les gens se demandent sans cesse pourquoi le mouvement #MeToo n’a pas touché l’Inde. Mais cela n’arrivera que si vous reconnaissez ce qui m’est arrivé en 2008 », lâche Tanushree Dutta, amère. Deux présentateurs lui font face, silencieux et attentifs ; leur têtes acquiescent à l’unisson. Tanushree Dutta ne le sait pas encore mais cette phrase constitue pourtant un présage d’espoir pour le mouvement féministe indien.

Tanushree Dutta revient sur une affaire vieille de dix ans qu’elle n’a jamais complètement enfouie au fond d’elle-même, mais qu’un pays entier a alors choisi d’ignorer, même après trois jours d’intense médiatisation nationale. Ses traits sont lisses et calmes, mais les propos qu’elle tient renferment toute la colère du monde.

« Ce n’est pas la première fois que Tanushree Dutta racontait cette histoire », confirme la journaliste et écrivaine indienne Sonia Faleiro. En effet, en mars 2008, elle a même déposé une plainte auprès de la CINTAA, l’Association des artistes du cinéma et de la télévision indiens, qui n’a toutefois pas abouti. Depuis lors et à de multiples reprises, elle n’a fait que répéter ses allégations, sans rencontrer plus d’écho. Avec cette interview, Dutta tente une fois de plus de faire entendre son histoire.

Le catalyseur

En 2008, l’ancienne Miss Inde, alors âgée de 24 ans, était en plein tournage de la comédie romantique Horn ‘Ok’ Pleassss à Bombay. Elle devait tourner une scène de danse mémorable : un podium, de nombreux danseurs et figurants, et puis elle bien sûr, illuminée dans ses vêtements dorés, se déhanchant et bougeant les lèvres avec application. Mais le tournage ne s’est pas passé comme prévu.

Elle raconte que l’acteur Nana Patekar – qui faisait partie du casting – a eu un comportement indécent avec elle. Sous les regards indifférents de certains membres de l’équipe, il l’a bousculée pour la forcer à danser avec lui, avant de demander qu’on inclue une scène intime avec elle. Elle explique que Patekar n’était pas censé faire partie de la chanson et que son contrat stipulait clairement qu’il s’agissait d’une danse solo. Face à son refus catégorique, il aurait pris son téléphone pour envoyer un groupe d’hommes l’intimider. Elle dit avoir également vu le producteur faire venir les médias locaux pour qu’ils couvrent ce qui était en train de se produire.

Réfugiée dans l’habitacle de sa voiture, les hommes sautaient sur le capot et tentaient de briser le pare-brise. « Ils ont complètement vandalisé ma voiture », poursuit-elle. Traumatisée et continuellement soignée depuis cet événement, l’actrice s’est éloignée pendant dix ans des strass bollywoodiens. Elle n’a pas seulement quitté le casting du film : elle a également quitté l’industrie et l’Inde, émigrant aux États-Unis.

Le mercredi 10 octobre 2018, Tanushree Dutta a formellement déposé plainte pour harcèlement sexuel contre Nana Patekar – qui continue de nier les faits –, ainsi que contre le chorégraphe Ganesh Acharya, le producteur Sameer Siddiqui et le réalisateur Rakesh Sarang du film de 2008, qu’elle considère comme complices de son cauchemar.

Cette interview de Tanushree Dutta accordée à la chaîne indienne Zoom TV le 25 septembre dernier est désormais considérée comme le catalyseur du mouvement #MeToo en Inde – pays malheureusement bien connu pour son non-respect des droits des femmes –, à l’instar de l’affaire Weinstein aux États-Unis. Elle pointe également l’impunité et l’hypocrisie présentes dans l’industrie du divertissement bollywoodien, qui renvoient inévitablement à l’affaire américaine. Elle explique que tout le monde savait que Nana Patekar était irrespectueux et grossier envers les femmes qu’il côtoyait. « Il a battu des actrices, les a agressées. […] Tout le monde en parlait en coulisse, en chuchotant, mais personne ne l’a jamais dénoncé publiquement », explique-t-elle avec véhémence.

Le volet indien du mouvement #MeToo pouvait ainsi débuter.

De mille feux

Une fois l’interview de Dutta relayée par tous les médias traditionnels indiens, une avalanche de témoignages a alors déferlé sur les réseaux sociaux en Inde, balayant tout sur son passage. « Le mouvement se trouve essentiellement en ligne et principalement sur Twitter et Instagram, car c’est là que les femmes présentent leurs histoires au monde, avant qu’elles ne soient ensuite partagées par les médias traditionnels », explique Sonia Faleiro. Si le mouvement a débuté dans l’industrie du divertissement, il s’est ensuite rapidement étendu à celle des médias, de la publicité et des organismes sans but lucratif.

« Ce mouvement en Inde est le produit d’une longue histoire. »

Tanushree Dutta dit être particulièrement « heureuse que les gens la considèrent comme la porteuse du flambeau du mouvement ». En effet, alors que les précédentes déclarations de Dutta s’étaient soldées par une indifférence presque totale, pour la première fois, des journalistes, actrices ou femmes de tous secteurs confondus ont joint leurs voix à celles de Dutta. L’actrice Radhika Apte a par exemple partagé un incident survenu il y a peu au cours duquel un homme travaillant sur le film lui avait proposé pour la soulager de ses maux de dos de « venir le lui frotter » pendant la nuit.

Le point culminant des événements a sans aucun doute été la démission de M.J. Akbar de ses fonctions de ministre adjoint au ministère des Affaires étrangères du gouvernement de Narendra Modi. À ce jour, vingt femmes ont déclaré avoir été agressées sexuellement par M.J. Akbar, anciennement rédacteur en chef d’une longue série de médias indiens dont India Today, The Telegraph ou encore Deccan Chronicle.

Témoin de l’envol du mouvement, le projet de Google MeToo Rising donne une idée de la rapidité avec laquelle #MeToo s’est déposé au centre de l’actualité indienne. Sur une représentation 3D de la planète Terre, l’internaute peut louvoyer entre les pays et observer les tendances de recherches #MeToo à travers le monde. Plus les habitants d’une certaine zone du monde font des recherches sur le sujet, plus celle-ci se couvre de points lumineux. Il y a un an, alors que l’affaire Weinstein retournait Hollywood, l’Inde restait résolument sombre, à l’exception de quelques zones de lumière près des grandes villes. Aujourd’hui et depuis le début du mois d’octobre, l’Inde brille enfin de mille feux. Si le pays a mis du temps à s’illuminer ainsi sur la carte de Google, certains n’hésitent pas à faire remonter le mouvement #MeToo à plusieurs années de cela.

Bhanwri Devi et Jyoti Singh

L’Inde est d’abord passée à côté de la vague #MeToo, avant de s’en emparer un an après son déferlement. Selon Sonia Faleiro, la place des femmes dans la société indienne explique en partie ce délai supplémentaire. « En Inde, les hommes ne sont pas considérés comme puissants uniquement à cause des emplois qu’ils occupent. Ils sont puissants parce qu’ils sont des hommes. Le défi que doivent relever les femmes indiennes est nettement plus grand qu’ailleurs », dit-elle.

Et cependant, l’histoire du combat pour les droits des femmes en Inde a été jalonnée de moments où des voix se sont élevées jusqu’à obtenir des changements radicaux. Selon Urvashi Butalia, historienne et cofondatrice de la première maison d’édition féministe indienne, Kali for Women, « ce mouvement en Inde n’est pas une copie du mouvement hollywoodien, c’est plutôt le produit d’une longue histoire qui a débuté il y a des années et qui a joué un rôle déterminant dans le lancement d’une discussion sur le harcèlement sexuel au travail ». La raison d’être de ce mouvement s’incarne à travers l’histoire de Bhanwri Devi.

Analphabète et membre de l’une des castes inférieures, cette femme vivant dans l’État du Rajasthan (dalit) a été violée le 22 septembre 1992 par cinq hommes alors qu’elle travaillait dans les champs avec son mari. Cet événement a entraîné un mouvement national de grande ampleur et a fait de Bhanwri Devi un symbole. La Cour suprême indienne a ensuite été amenée à formuler des directives contre le harcèlement sexuel sur le lieu de travail. Aujourd’hui, ses agresseurs sont cependant toujours en liberté et deux des accusés sont décédés.

Une autre date a secoué l’Inde, avant d’horrifier le monde entier : le 16 décembre 2012. Ce jour-là, Jyoti Singh, une étudiante en kinésithérapie de 23 ans, a été violée et laissée pour morte par un groupe de six hommes dans un bus de New Dehli. « En réaction à la violence de cet acte ignoble, des milliers de femmes et d’hommes sont descendus dans les rues pour protester », raconte Sonia Faleiro. « Sous pression, le gouvernement a alors lancé une campagne de répression et introduit de nouvelles lois en 2013, punissant plus sévèrement les agressions sexuelles. Ainsi, le harcèlement criminel, le voyeurisme et le harcèlement sexuel ont été criminalisés, une peine obligatoire de 20 ans pour le viol collectif a été instaurée et six tribunaux ont été créés pour accélérer les poursuites pour viol. » Les Nations Unies ont toutefois critiqué le gouvernement indien pour n’avoir pas tenu compte des recommandations l’enjoignant à s’attaquer aux causes profondes de la misogynie et de la violence en Inde.

Cette violence est une des causes du manque d’opportunités accordées aux femmes, selon Meenakshi Ganguly, directrice de Human Rights Watch pour l’Asie du Sud, car celles-ci sont refusées aux femmes, non seulement à cause des préjugés, mais aussi par peur des violences sexuelles. « Par exemple, les parents n’aiment pas courir le risque d’envoyer leurs filles adolescentes à l’école dans certaines communautés rurales. Tant de femmes ont signalé des cas de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail. Le gouvernement doit faire beaucoup plus pour sécuriser les espaces publics. Dans le même temps, dans la majorité des cas, les auteurs sont connus de leurs victimes. Le gouvernement doit prendre davantage de mesures pour réformer le système de justice pénale. » Et #MeToo pourrait l’y pousser.

Le courage de s’exprimer

Pour Sonia Faleiro, pas de doute, ce mouvement pourrait se révéler transformateur. En l’espace d’une semaine, « un nombre impressionnant d’hommes qui ont été accusés » ont démissionné ou été mis à la porte. Un ministre a quitté le gouvernement, le célèbre réalisateur Sajid Khan ne réalisera pas son prochain film, des acteurs ont été remerciés. « Beaucoup de personnes se sont également rendues compte qu’un tel comportement n’est pas acceptable, et ce qu’importe l’endroit ou le contexte. Parce que des gens ont perdu leur travail, parce qu’un ministre a été forcé à démissionner, je pense qu’à l’avenir les hommes feront plus attention à leur comportement. »

Akbar, quant à lui, a nié les allégations, crié an complot et, le 15 octobre dernier, porté plainte pour diffamation contre la journaliste Priya Ramani, dont le tweet huit jours auparavant avait déclenché une vague d’accusations à son encontre. Les 19 autres femmes s’étant exprimées contre Akbar lui ont assuré leur témoignage lors d’un hypothétique procès et attendent de voir comment sera jugé celui qu’elles considèrent comme leur agresseur. Depuis Londres où elle réside depuis plusieurs années, Sonia Faleiro exulte.

« Il est extraordinaire de voir combien de femmes se sont manifestées publiquement. »

« Le fait que M.J. Akbar ait dû démissionner et qu’il essaie à présent de lancer des poursuites judiciaires à l’encontre d’une des journalistes n’a fait qu’attiser les voix qui commençaient à s’élever, plutôt que de les faire taire ! Toutes ces femmes sont désormais heureuses de témoigner. Cela montre également qu’il ne sera plus aussi simple d’empêcher les femmes de prendre la parole en utilisant la loi ou le pouvoir. »

Toutefois, le mouvement est jusqu’à présent resté confiné à une élite urbaine et anglophone, ce qu’Urvashi Butalia explique en partie par le fait que « le mouvement évolue principalement sur les réseaux sociaux. Ainsi, bien qu’il puisse porter loin et rapidement, le nombre de personnes ayant accès à Internet en Inde n’est pas élevé. » En effet, en 2015, seule 26 % de la population était connectée. Pour atteindre les zones rurales ou toute caste de la société indienne, Meenakshi Ganguly parle de sensibilisation : « Il devra y avoir une campagne publique pour promouvoir les droits des femmes et des filles, ainsi qu’un système qui obligera les auteurs à rendre des comptes. »

L’amélioration de la situation socio-économique des femmes en Inde est un long et complexe processus, mais pour la directrice locale d’Human Rights Watch, le changement est déjà en marche. « Par exemple, depuis les amendements de 2013, le nombre de cas de violence sexuelle signalés est en augmentation. Quoiqu’il en soit, les femmes et les filles indiennes luttent pour leurs droits, et elles réclament à présent à l’État de soutenir leurs efforts en réformant leur accès aux ressources. » Urvashi Butalia ne dit pas autre chose : « L’Inde, avec son milliard d’habitants, a un passé complexe et un présent qui l’est tout autant, dans lequel les femmes sont à la fois très opprimées et très puissantes. Le mouvement féministe est devenu fort et se bat pour faire des droits des femmes une réalité. Et il réussit à faire la différence. »

Passant un instant outre l’ampleur des défis, Meenakshi Ganguly salue bien-bas le courage de ces femmes, témoin du succès du mouvement #MeToo en Inde. « Il est extraordinaire de voir combien de femmes se sont manifestées publiquement pour décrire les abus dont elles ont été victimes. J’espère que cela conduira à des changements beaucoup plus vastes, y compris sur les lieux de travail pouvant aller de la plus petite ferme à la plus puissante entreprise industrielle. »

Sonia Faleiro applaudit, quant à elle, Tanushree Dutta avec encore plus de vigueur que les autres. « Elle a donné aux gens une nouvelle opportunité de réparer ce qu’ils n’avaient pas fait auparavant. Je ne pensais pas qu’ils y répondraient comme ils l’ont fait. Mais encore une fois, nous ne parlons pas ici de collectif ; nous parlons de femmes qui, individuellement, ont décidé qu’il était grand temps de s’exprimer. »


Couverture : Rassemblement de travailleuses indiennes le 24 octobre.