L’héritage du Dr King

Quand Martin Luther King Jr fut assassiné en 1968, sa plus jeune fille n’avait que cinq ans. Elle avait passé peu de temps avec son père, car il était souvent absent – emprisonné à Birmingham quelques semaines seulement après sa naissance, prononçant un discours face à 200 000 personnes sur la grande esplanade de Washington quand elle n’avait que cinq mois, ou marchant de Selma à Montgomery quand elle était encore bébé. C’est la raison pour laquelle elle s’accroche à son seul souvenir vivace de lui : lorsqu’il revenait chez lui à Atlanta, elle s’asseyait sur ses genoux pour jouer au « jeu des bisous ». Il avait un endroit de son visage réservé à chacun de ses enfants ; pour Bernice, c’était le front. Ses autres souvenirs sont des images fugaces : son père rattrapant ses frères alors qu’ils sautaient du réfrigérateur, dans la cuisine de leur maison de brique rouge sur Sunset Avenue, ou bien lui assis à table, mangeant des échalotes. Lorsqu’elle le vit étendu dans son cercueil, on aurait dit qu’il dormait, et elle se rappelle s’être demandée s’il avait faim, et si c’était le cas, s’il aurait envie d’un oignon vert.

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Bernice King et son père

En tant que descendants d’un des plus grands hommes que la Terre ait porté, Bernice et ses frères et sœurs – Yolanda (qui est décédée en 2007), Martin III et Dexter – ont été chargés de transmettre l’héritage de celui qu’on tient pour être la « conscience de l’Amérique », bien que leurs propres souvenirs de lui ne soient que des fragments. Le discours le plus célèbre du Dr King faisait mention d’un rêve qu’il avait fait, dans lequel ses enfants seraient un jour jugés uniquement pour leur personnalité. Imaginait-il un instant que de telles paroles les condamneraient à une vie passée sous le sceau du jugement ? L’héritage des King est complexe. Leur père leur a légué le fardeau de grandes attentes : étant les enfants d’un leader mondial en matière de paix et de justice, on attend d’eux qu’ils soient des leaders à leur tour, tout comme les jeunes princes sont destinés aux trônes, qu’ils soient capables de régner ou non. Mais le Dr King leur a laissé autre chose. Bien qu’on sache que l’argent lui importait peu – il fit don de l’argent qui accompagnait son prix Nobel à des causes des droits civiques et mourut avec seulement 5 000 dollars sur son compte en banque et deux costumes dans son armoire –, ses conseillers le persuadèrent de conserver les droits de ses travaux. Ils insistèrent pour qu’il laisse quelque chose à sa femme et ses enfants. Ces deux droits de naissance engendrèrent deux affaires familiales. L’héritage des droits civiques est incarné par le Centre Martin Luther King Jr pour le changement social non-violent, fondé par Coretta Scott King après l’assassinat de son mari et conçu comme un « mémorial vivant ». On y trouve des archives mises à disposition des exégètes de King et des formations pratiques pour les aspirants agitateurs sociaux. D’abord installé dans le Centre universitaire d’Atlanta, son complexe d’Auburn Avenue a ouvert en 1982 et il a depuis accueilli des ateliers sur le thème de la non-violence, sponsorisé un festival annuel et ouvert sa bibliothèque aux chercheurs.

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La tombe de Martin Luther King au King Center
Crédits : DR

L’entreprise de copyright – King, Inc., qui gère la propriété intellectuelle et le patrimoine du défunt, distribuant les autorisations de réutilisation des travaux et des images de King – a été dirigée pendant des années par Dexter, son plus jeune fils, acteur et producteur par intermittence qui vit à Los Angeles. Tandis que la plupart des Américains doivent croire que MLK appartient à l’histoire, les choses tangibles qu’il a laissées derrière lui – des livres, des enregistrements, des lettres – demeurent la propriété de ses héritiers. Par exemple, la famille détient les droits de son discours « I Have a Dream » jusqu’en 2038 : si une chaîne info veut le retransmettre dans son intégralité, l’addition s’élève au moins à 1 700 dollars. Le monument King, une statue du révérend de 10 m de haut, sculptée dans du granit à Washington, D.C., a coûté 120 millions de dollars au contribuable et à des bienfaiteurs privés. Une partie de cette somme – 800 000 dollars – a été reversée à la gestion de la propriété intellectuelle de King pour l’utilisation de l’image de MLK croisant les bras et l’inscription de ses citations sur le socle de la statue.

Dans les années 1990, Coretta Scott King abandonna la direction du King Center au profit de ses fils, quand ses ambitions philosophiques furent gagnées par la même atrophie que son corps aux facultés déclinantes. À sa mort en 2006, la plupart des programmes du King Center avaient été suspendus et le domaine – qui comprend la chapelle, le bâtiment administratif, l’auditorium, le petit espace d’exposition et la boutique de souvenirs – était dans un état de délabrement avancé. Quand la dépouille de madame King a rejoint celle de son mari dans la crypte de marbre, le miroir d’eau fissuré entourant la tombe a été envahi par les algues. Après la mort de sa mère, c’est Bernice, la plus jeune fille de la famille, qui a pris les rênes pour coordonner les funérailles auxquelles ont assisté quatre présidents, et qui ont été diffusées à l’échelle nationale. C’est elle qui a prononcé l’éloge funèbre et – comme sa mère l’avait fait des décennies plus tôt après la mort de son père – a gracieusement servi de visage public incarnant le deuil de la famille. « Elle a dû sortir de son rôle de fille de Martin Luther King pour endosser cet autre rôle, pour prendre soin des gens et les réconforter », dit Imara Canady, ancienne responsable du Centre national pour les droits humains et civiques, qui est une vieille amie de Bernice. Les relations au sein de la fratrie ont tourné au vinaigre après que la sœur aînée Yolanda est morte d’une maladie cardiaque en 2007.

En 2008, Bernice et Martin III ont attaqué Dexter en justice pour sa gestion du patrimoine de leur père, incluant le contrat signé pour l’édification du monument. À son tour, Dexter a attaqué Bernice pour avoir refusé de rendre publics certains documents de sa mère. Les King sont parvenus à un accord, et en 2009 un juge a désigné l’avocat/entrepreneur Terry Giles comme tuteur du King Center et de King, Inc. Il agit en quelque sorte comme un conseiller, et Giles a aidé les frères et sœur à monter un business plan et faire une trêve. Aujourd’hui, Dexter préside le conseil du King Center mais reste focalisé sur les questions de propriété intellectuelle. Martin est membre du conseil du centre. Les opérations du King Center au jour le jour sont à la charge de Bernice, qui en est le CEO depuis janvier 2012.

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Le Dr King et son épouse, Coretta Scott King
Crédits : Library of Congress

Comme son père, qui a prononcé son premier sermon lorsqu’il était encore adolescent, Bernice King a fait montre très tôt d’une grande aisance oratoire : à 17 ans, elle se présentait face à l’assemblée des Nations Unies pour aborder le problème de l’apartheid, et la veille de ses 25 ans, elle a prêché dans l’église baptiste d’Ebenezer, comme son père, son grand-père et son arrière-grand-père avant elle. Elle a été ordonnée pasteure avant d’avoir 30 ans. Durant les 18 premiers mois de ses fonctions au centre, Bernice King a entrepris de rénover et de réparer l’édifice, elle a arrangé les relations avec leurs partenaires, ainsi qu’un tas d’autres choses basiques – désormais quand vous appelez, quelqu’un répond au téléphone ! Auparavant, c’est à peine si le site web du centre fonctionnait ; aujourd’hui, l’équipe gère quotidiennement ses réseaux sociaux. Et grâce à un partenariat avec JPMorgan Chase, le centre a numérisé ses archives, qui comptent un million de documents. Tout en professionnalisant les affaires du centre, Bernice King a fait aller les choses de l’avant.

En avril 2013, pour commémorer l’assassinat de son père, elle a lancé 50 jours de non-violence, une compagne de prévention nationale visant les adolescents et les jeunes adultes. Elle est intervenue dans des écoles, des églises et des collèges, et elle a sollicité le soutien de célébrités – comme le rappeur d’Atlanta 2 Chainz et Common, l’acteur-rappeur de Chicago. Elle a aussi lancé un programme d’entraînement estival pour les collégiens. « Elle fait un travail remarquable, et pas des plus faciles », affirme l’ancien maire d’Atlanta Andrew Young, qui travaille avec King et qui est membre du conseil du King Center. « Il y a une différence entre célébrer l’histoire et en changer le cours », dit-il. Young pense que le centre a besoin d’être moins un sanctuaire et plus un think tank, ce pourquoi il avait été conçu au départ.

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Bernice King est révérende à son tour
Crédits : Bernice King

Reprendre le flambeau

Commençons par parler de votre mère.

La personne que j’aime le plus au monde.

Vous avez déclaré avoir étudié les écrits de votre père, mais je suis curieuse de savoir quel est le meilleur conseil que votre mère vous a donné ?

Le meilleur ? J’ai vécu une situation douloureuse dans ma vie, durant laquelle j’étais très en colère. J’étais en train de lui en parler quand elle m’a interrompu et m’a dit : « Ma chérie, tu ne dois pas prendre de décision alors que tu es en colère. »

Quand il a été assassiné, en 1968, mon père était un des hommes les plus haïs d’Amérique.

J’ai perdu mon père quand j’avais cinq ans, puis subitement un oncle qui était devenu comme un père à l’âge de six ans [En 1969, A.D. King, pourtant nageur aguerri, a été retrouvé mort dans sa piscine – la famille a remis en cause le verdict du légiste, qui faisait état d’une noyade, nda]. Et ma grand-mère a été tuée à l’église quand j’en avais 11 [En 1974, Alberta King a été tuée par balle alors qu’elle jouait de l’orgue dans l’église baptiste d’Ebenizer, nda]. J’ai dû avaler tout cela tout en voyant ma mère, qui passait jusque-là beaucoup de temps à la maison, prendre la responsabilité de gérer l’héritage de mon père. Je pense que j’ai essayé d’étouffer différentes émotions en moi, du sentiment d’être abandonnée à la douleur et la confusion provoquées par ces tragédies. Ça s’est accumulé. Dès mes 16 ans, j’étais aux prises avec la colère. C’est toujours un de mes Némésis. Je dois me rappeler régulièrement les paroles du Seigneur : il faut être « lent à la colère ». Ma mère m’a raconté que petite, elle avait mauvais caractère. Et là je me suis dit : « OK, c’est d’elle que je tiens ça. » Un jour, elle jouait avec son cousin préféré. Elle s’est énervée et l’a frappé sur la tête. Elle a eu peur d’elle-même, bien sûr. C’est là qu’elle a pris conscience de l’étendue de sa colère et qu’elle a su qu’elle devrait travailler dessus. Je me souviens qu’elle m’a dit : « Qui aurait cru que je serais devenue une partisane de la non-violence ? »

Je vous ai souvent entendue vous présenter comme la fille de Martin Luther King et de Coretta Scott King. Andrew Young a déclaré que le mouvement aurait été très différent si lui et votre père avaient eu d’autres épouses – et sans l’influence de femmes comme Juanita Abernathy. Faites-vous des choses durant ces commémorations pour faire reconnaître le rôle qu’ont joué votre mère et d’autres femmes ?

Pas nécessairement. Il y a tellement d’emphase vis-à-vis du souvenir de ces instants, sur l’esplanade de Washington. Bien sûr, ma mère était présente, mais elle était en arrière-plan. Du fait de l’élan qui entourait ce moment et du célèbre discours prononcé – c’est peut-être le plus célèbre de tous les discours –, j’ai toujours peur qu’elle ne se perde à mesure que nous continuons à perpétuer l’héritage de mon père. Quand il a été assassiné, en 1968, mon père était un des hommes les plus haïs d’Amérique. Et maintenant, près de cinquante ans plus tard, il est l’un des hommes qu’on aime le plus sur Terre. Évidemment, différentes choses ont contribué à cela, mais je pense que l’un des facteurs principaux a été la détermination, la dévotion et l’investissement de ma mère pour perpétuer ses travaux après son assassinat. C’est peut-être parce que je suis une femme, mais je me demande souvent comment on entretiendra le souvenir de son travail à elle ? Elle a beaucoup voyagé et a animé des ateliers sur la non-violence en lien avec d’autres mouvements de par le monde. Grâce à elle, le combat de mon père est devenu célèbre partout. Je me rappelle être allée en Russie avant la chute du communisme, et dans le train j’ai entendu en fond sonore « We Shall Overcome », l’hymne des marches du Mouvement des droits civiques aux États-Unis. Et je me suis dit : « Mon Dieu, où que j’aille je ne peux pas y échapper ! » Puis je suis allée à l’église et là-bas le pasteur m’a dit qu’il était allé au King Center. Je n’en revenais pas.

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Bernice King et sa mère à l’enterrement de son père
Crédits : Jim Peppler Southern Courier Collection

En parlant de ne pas y échapper, vous êtes révérende comme votre père et vous dirigez l’organisation que votre mère a fondée. Comment en êtes-vous venue là ?

Plus vous résistez à quelque chose, plus cette chose s’acharne contre vous. Je pense qu’il s’agit juste d’un processus de maturité, je devais trouver qui j’étais avant de reprendre le flambeau. Un ancien pasteur, Byron Broussard, me disait : « Souviens-toi, tu es celle qui prêche. C’est la prédicatrice qu’ils ont appelé. Quand tu te rends quelque part, tu n’es pas la fille de Martin Luther King, tu n’es pas un leader du Mouvement des droits civiques, tu n’es pas une activiste. Tu dois te rappeler que tu es avant tout révérende et que c’est pour cela que les gens ont fait appel à toi. » C’est un rappel constant, il continue de faire écho dans ma tête. Et puis j’ai eu le temps de grandir et de connaître suffisamment Bernice – le bon, le mauvais et la laideur en moi – et j’ai été surprise de ne pas m’être perdue, comme j’en avais peur plus jeune. Sans ce que j’ai fait ensuite, je serais juste la fille de Martin Luther King. Mais vous savez, quand les gens m’appellent comme ça, ça ne m’embête plus. Je sais que je ne suis pas mon père. Je sais qui je suis. Lorsque je parle, il y a parfois beaucoup d’inquiétude, mais quand c’est le cas j’inspire profondément et je rejoins cet espace en moi où je me reconnecte avec Bernice et son unicité. Mes attitudes, mes intonations rappellent mon père à certaines personnes, mais je suis en accord avec moi-même. Je n’ai pas le sentiment de devoir être lui. Et quand j’ai terminé mon devoir, même si je sais bien que beaucoup de gens sont venus me voir parce que je suis la fille du Dr King, je sais aussi, parce qu’ils me l’ont dit, que c’est Bernice qui les a touchés. Je suis donc en paix avec ça à présent. Et c’est pour moi un honneur et un privilège de servir à la fois Dieu et l’héritage de mes parents. C’est une expérience qui rend humble, jour après jour. La mort de ma mère a été un tournant majeur dans ma vie. Après qu’elle a disparu, je me suis dit : « Mon Dieu, nous ne sommes plus que quatre. » Tout ce qu’elle avait essayé de tracer pour nous menait à ce moment. Il fallait qu’on prenne la suite. Et je ne pensais pas cela avec angoisse. Sa mort a presque été une renaissance pour moi, car j’ai compris que j’étais le fruit de la noblesse et qu’il fallait que je sois noble à mon tour, que je ne pouvais pas faire autrement que de donner le meilleur de moi-même. Ce que j’ai redouté pendant longtemps, c’est une tâche que je suis aujourd’hui honorée de devoir accomplir. Être avec elle jusqu’à ses derniers instants a scellé cela en moi. Je ne saurais comment vous le décrire, mais lorsqu’elle s’est éteinte, j’ai vraiment senti un transfert d’elle à moi s’opérer. Ce n’était pas une expérience astrale, mais j’ai vraiment senti une force passer d’elle à moi.

Comme vous l’avez dit plus tôt, vous avez fait l’expérience de nombreuses tragédies. Comment trouvez-vous la force de continuer ?

Je prie beaucoup. Je pleure parfois. Et d’autres fois, je crie. [Elle rit.] Avant, j’étais souvent triste, les gens disaient qu’il ne fallait pas m’approcher quand j’étais comme ça. Mais je suis passé au-dessus. Maintenant je souris. Tout le monde a ses mauvais jours, et ce n’est pas grave. Si d’autres préfèrent se voiler la face, c’est leur problème. Ma façon de surmonter tout ça, c’est d’y faire face. J’ai des amis, des proches auxquels je peux me confier en toute transparence. Il ne faut pas tenter de supporter la vie tout seul, ce que font beaucoup de gens.

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Le MLK Memorial de Washington
Crédits : ABC19

Vous et vos frères et sœur avez vécu une expérience unique. Trouvez-vous des gens auxquels vous comparer ?

[Elle rit.] Ça non ! Nous sommes uniques, point à la ligne. Je ne connais personne d’autre qui ait deux parents célèbres que les gens admirent profondément, pour commencer. On a dit de mon père qu’il était la conscience morale de l’Amérique. Vous vous rendez compte ? La barre est sacrément haute, elle a crevé le plafond et s’est perdue quelque part dans les étoiles. J’essaie de trouver des similitudes, mais qu’avons-nous en commun ? Car même nous, nous n’arrivons pas à leur cheville. Parce que je suis jeune, vous savez. Yolanda avait presque huit ans de plus que moi, elle a en partie vécu le mouvement. Moi non. Dexter et Martin sont des hommes, moi une femme. Les hommes ressentent les choses différemment. Donc au final, je suis seule face au miroir. Les gens qui ont participé au mouvement, et même ceux que le mouvement a enfantés, sont différents. Nos parents avaient différents rôles, ils ont participé au mouvement de différentes façons, et nous avons tous eu des expériences uniques. Nous avons bien quelque chose en commun, pourtant. Il y a beaucoup de traumatisme. Ce mouvement a été traumatisant. On pourrait penser que tous les descendants du mouvement ont quelque chose qui les lie les uns aux autres, mais du fait de tous ces traumatismes, ce n’est pas le cas. Et au sein de la communauté afro-américaine, il y a beaucoup de fierté qui entre en jeu quand on parle de psychologie, ce genre de choses. Il ne faut pas trop en dire. On garde ça dans le cercle de la famille. Du coup, vous intériorisez tout. Ce qui est dommage, car je pense que s’il y a bien quelqu’un qui est capable de comprendre toutes ces problématiques, ce sont les enfants des leaders du mouvement. Je crois que nous ne nous sommes même jamais demandé si nous pouvions nous entraider.

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Les King et leurs enfants
Crédits : King, Inc.

Une révolution non-violente

Vous avez dit que vous n’étiez pas simplement la fille du Dr King, mais aussi son élève. Y a-t-il un enseignement ou des écrits en particulier qui comptent pour vous, en dehors de ses fameux discours ?

J’ai lu absolument tout ce qu’il avait écrit. Et je me dis que cet homme venait vraiment d’une autre planète. Je pense que l’un des textes qu’on devrait lire davantage est « L’instinct du tambour-major », dans son intégralité. Les gens lisent souvent « J’ai fait un rêve » et ne se souviennent pas de la partie qui précède, du revers sombre de tout ça, ils ne se rappellent pas des avertissements sur le fait de reprendre sa vie normalement. Du « tambour-major », ils se souviennent de l’éloge. Mais ce sont les parties d’avant qui sont les plus importantes [Le sermon souligne le fait que la grandeur se gagne à travers la servitude, nda]. Il y a aussi une interview qu’il a donnée à Mike Douglas en 1967, durant laquelle il s’est exprimé sur son opposition à la guerre du Vietnam. Il y a une question de l’entretien à laquelle je repense souvent. Douglas lui demande : « Êtes-vous préoccupé par le fait de tomber en disgrâce aux yeux de Lyndon Johnson ? »

Que nous le voulions ou non, nous vivons au sein d’une culture violente.

Et mon père reste silencieux un moment avant de répondre : « Non, ce n’est pas le cas. Je suis plus préoccupé par le fait de tomber en disgrâce aux yeux de la vérité et de ce que ma conscience me dit qu’il est juste et bon de faire. » Puis il poursuit – je paraphrase un peu, mais il dit quelque chose comme : « Je préfère être en accord avec ces principes plutôt qu’avec un homme qui ne comprend peut-être pas ma vision des choses. » Ce genre de courage nous manque cruellement aujourd’hui. J’aimerais que plus de gens l’aient. Ce genre de paroles vous donneront peut-être un prix Nobel, mais vous ne recevrez pas d’accolades. Le sud des États-Unis, et toute l’Amérique, n’aurait pas changé si ce leader avait été consensuel.

Dans l’histoire populaire qui entoure votre père, les gens se rappellent de « J’ai fait un rêve » et de sa croisade pour les droits civiques. Mais ses autres chevaux de bataille – la lutte contre la pauvreté, l’antimilitarisme – semblent se perdre petit à petit. Est-ce en partie la raison du mouvement que vous avez lancé, 50 jours de non-violence ?

Vous devez vous attaquer à ce problème par étapes. Un pas après l’autre. Que nous le voulions ou non, nous vivons au sein d’une culture violente. Et je ne parle pas seulement des jeux vidéo ou des gens qui descendent dans les rues. Je veux parler de nos conversations à l’échelle nationale. On crie, on beugle mais on n’écoute pas les réponses. C’est une culture très violente. Si vous voulez changer ça, vous devez y aller cuillérée par cuillérée, comme avec un nourrisson. 50 jours, c’était surtout pour faire le buzz, pour refaire parler de la non-violence dans notre culture. Les 365 derniers jours ont été difficiles pour ce pays. Ce qui est intéressant, c’est que plus vous en parlez, plus les gens s’en saisissent à leur tour. Par exemple, après la première campagne de 50 jours, à Columbia en Caroline du Sud, les gens ont instauré 100 jours de non-violence. Et à Greenville, toujours dans le même État – parce qu’on sait que l’été les jeunes se créent davantage d’ennuis –, on en est à 107 jours.

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Bernice King reprend le flambeau de son père
Crédits : David Goldman

Certaines personnes disent que c’est un mouvement. Je ne sais pas si l’on peut enclencher un mouvement. On fait juste du bon travail et les gens collent une étiquette dessus. Cette année, nous allons faire 100 jours de non-violence. Les gens sont prêts pour ça aujourd’hui.

Est-ce que ce mouvement prend une forme plus politique ? Par exemple, vous vous êtes prononcée en faveur du contrôle des armes à feu.

Techniquement, même si les individus qui la composent se sont engagés dans différentes causes, l’institution King n’est pas destinée à être une organisation militante. Il s’agit plus d’un think tank. On se focalise plus sur l’enseignement et l’éducation. C’est un endroit où nous donnons aux gens les outils nécessaires pour s’occuper des problèmes qui rongent leurs communautés. Il y est question de philosophie et de méthodologie. L’idée est véritablement d’aider à développer un nouvel état d’esprit. Car si le bon état d’esprit est là, que nous parlions de contrôle des armes à feu ou d’un autre problème, l’aspiration qu’ont les gens d’un monde meilleur et plus juste fera son chemin. Nous avons parlé de contrôle des armes à feu. Je me suis prononcée sur la question. Et honnêtement, c’est là encore un symptôme de notre culture. Comme le disait mon père : « Nous avons besoin d’une révolution non-violente radicale. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’interview de Bernice King parue dans Atlanta Magazine. Couverture : Martin Luther King à Washington, D.C., en 1963.