Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Mathilde Obert au cours d’un entretien avec Seph Lawless. Les mots qui suivent sont les siens.

Médias sociaux

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Autoportrait
Crédits : Seph Lawless

J’ai commencé à photographier des lieux abandonnés en 2001, mais je n’ai commencé à partager mon travail qu’en 2005. Je voulais montrer au monde entier une autre facette de l’Amérique. Je voulais la montrer sous un jour plus vulnérable. On en parle souvent comme de la « première puissance mondiale », et l’expression est renforcée par des torrents d’images qui ne reflètent pas toute sa réalité. Tout le monde aime les skylines de New York et la beauté de nos paysages, mais les gens connaissent moins les parties les plus pauvres du pays. J’ai pensé que ce serait que ce serait rendre justice aux gens qui vivent dans ces zones malades de l’Amérique que de dévoiler ces plaies à ciel ouvert. Les lieux que je photographie représentent la part sombre des États-Unis. Ils symbolisent en quelque sorte les effets à long terme de notre capitalisme effréné. Quand j’étais gamin, le skateboard était un délit aux États-Unis. Il n’y avait pas de skate parks. Si on était pris en train de skater, la police nous disait de dégager. Il arrivait aussi qu’ils nous arrêtent et confisquent nos planches. On a alors commencé à investir des bâtiments abandonnés. On y a construit des tremplins et des rampes. Nous étions nombreux, je suis de la même génération que Tony Hawk. C’est comme ça que j’ai développé ma fascination pour les lieux abandonnés. Ils étaient comme un monde parallèle, c’était notre échappatoire. On qualifie généralement cette passion d’urbex, l’abréviation d’urban exploration. Mais le mot est apparu longtemps après que j’ai commencé à faire ce que je fais.

Au début, on appelait ça du ruin porn. L’expression avait été popularisée par ceux qui comme moi photographiaient les ruines de Detroit au début des années 2000. Je ne me suis jamais personnellement considéré comme un « explorateur urbain », c’est une étiquette qu’on m’a collé après coup. Ça ne veut pas dire grand-chose en réalité : toute personne qui entre dans un bâtiment abandonné avec un appareil photo est considéré comme tel. La fascination qui entoure les lieux abandonnés n’a cessé de grandir au cours des cinq dernières années. J’ai été témoin du changement lorsque Instagram a explosé et que d’autres plateformes sociales de partage de photos sont devenues populaires. J’ai eu très tôt le sentiment que les réseaux sociaux nous déconnectaient paradoxalement de notre entourage, qu’ils creusaient un gouffre. Mais j’ai décidé de les utiliser à mon avantage et de maximiser l’usage que j’en fait. Lorsque les applications de partage de photos sont sorties, je me trouvais au bon endroit au bon moment et j’ai pu commencer à faire connaître mon travail au plus grand nombre. Je me suis inscrit très tôt sur Instagram, cela m’a permis d’acquérir une énorme fanbase. Les gens auraient pu se borner à la contemplation du travail des photographes, mais cela a entraîné une véritable émulation. Ils étaient fascinés par l’exploration de lieux abandonnés pour plusieurs raisons : c’est étrange, voire effrayant, et ces endroits ont à la fois une dimension apocalyptique et la beauté d’anciennes ruines grecques.

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Un centre commercial abandonné sous la neige
Crédits : Seph Lawless

Après avoir découvert mon travail et celui d’une poignée d’autres photographes, les gens ont commencé à s’y mettre eux-mêmes. Le phénomène a pris de l’ampleur en 2012, lorsque Instagram est devenu très populaire. Aujourd’hui, tout le monde possède un téléphone équipé d’un appareil photo. Il est devenu extrêmement simple d’aller s’aventurer dans les endroits que je partageais sur mon Instagram. L’urbex est devenu un hobby à la fois accessible, attirant et cool. Malheureusement, cette émulation m’a causé beaucoup de tort, j’ai même fini par être arrêté. Après que mes photos d’un mall abandonné sont devenues virales, j’ai été contacté pour passer dans une émission de télévision populaire en Amérique. Après mon passage télé, mon avocat m’a appelé et m’a dit : « La police sait qui tu es, ils connaissent ton vrai nom, il faut que tu te rendes. » Je me suis donc « rendu » et ils ont tenté de me faire condamner pour effraction, ce que je n’ai jamais fait. Je me suis contenté d’entrer dans ces endroits… J’aurais pu simplement écoper d’une amende pour violation de propriété privée, mais ils voulaient alourdir les charges pour faire un exemple et dissuader les gamins d’entrer à leur tour dans ces lieux abandonnés. Par chance, nous sommes parvenus à faire alléger les charges et en définitive elles ont été abandonnées. Mais ça a tout de même pris des proportions incroyables.

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Aujourd’hui, pour trouver de nouveaux endroits à explorer, je consulte beaucoup les réseaux sociaux. J’ai plus de 200 000 abonnés sur Instagram, et beaucoup d’entre eux m’envoient des tuyaux sur des lieux qu’ils connaissent.

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Cette ancienne usine a des airs de temple maudit
Crédits : Seph Lawless

J’utilise aussi énormément Google Earth : je scanne attentivement les toits des bâtiments qui semblent abandonnés, dans les zones qui m’intéressent. Je trouve pas mal d’endroits comme ça. Les gens me demandent souvent pourquoi je ne me contente pas de faire des recherches Google. Mais si je faisais ça, je risquerais de tomber sur tous les endroits que j’ai déjà visités, ou sur des lieux qui ont déjà été beaucoup photographiés. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, on peut toujours s’approprier un endroit grâce à sa créativité. Mais j’ai pris l’habitude de faire autrement, parce que lorsque j’ai commencé à explorer des lieux abandonnés, si vous cherchiez en ligne, rien ne sortait. Sans compter qu’à l’époque, je shootais en argentique, pas au reflex numérique. Je prenais des photos mais je ne pouvais pas les partager, c’était une époque complètement différente. J’ai conservé ce côté hasardeux de l’aventure. J’y vais à tâtons en scannant la map et je vois ce sur quoi je tombe. À l’ancienne, avec des outils récents. Je fais aussi beaucoup de vidéos YouTube désormais, de tous les formats. J’aime énormément les vidéos 360°. Elles vous donnent l’impression d’être avec moi. Enregistrer un 360° me prend quelques minutes et lorsque vous visionnez la séquence sur votre smartphone, la fonction gyroscopique vous immerge dans l’espace. Vous pouvez voir les choses en temps réel, comme la pluie ou la neige tomber, ou bien un oiseau passer dans le champ. C’est une nouvelle façon de faire de la vidéo qui me plaît énormément.

Certaines fois, il plane une aura effrayante sur les lieux, comme s’ils étaient hantés.

C’est une pratique assez différente de la photographie. On assiste en ce moment à une migration des apps de partage de photos aux apps partage de vidéos. Les smartphones sont capables de réaliser des vidéos de meilleure qualité, davantage de gens se lancent sur YouTube. Sur Instagram, on peut maintenant partager des vidéos de plus d’une minute, Facebook Live fait d’excellents débuts. Pour rester pertinent, il faut s’adapter à son environnement. Je ne suis pas le seul à migrer vers la vidéo. Espérons qu’elles offriront des émotions similaires à celles provoquées par mes photos. Ce sera malgré tout différent, car le vrai avantage de la vidéo, c’est le son, qui manque parfois cruellement aux photos. Les sons inquiétants qu’on entend lorsqu’on visite des lieux abandonnés rendent leur atmosphère unique. Lorsque je montre un parc d’attractions désert en vidéo, entendre les grincements de la grande roue dans le vent, le bruissement des arbres et les déchets qui s’envolent ajoute du relief à l’ensemble. Les choses prennent une autre perspective, qui manque aux photographies. J’ai réalisé un court documentaire posté ma chaîne YouTube à propos de la ville la plus toxique d’Amérique. Je l’ai uploadé il y a un mois et il compte déjà plus de 140 000 vues. Je l’ai simplement tourné avec un drone et mon iPhone. On visite toute la ville vue du ciel, et les images sont très correctes pour un si petit budget. Cela invite à l’expérimentation.

Les desaxés

La photographie, malgré tout, reste pour l’heure le médium idéal et mon outil de prédilection. J’aime photographier des lieux qui ont attiré beaucoup de gens autrefois, comme les centres commerciaux ou les parcs d’attractions. Lorsque je partage ces images, elles ont beaucoup de succès car des millions de personnes ont visité ces endroits avec les années. J’adore observer ces réactions, c’est le genre d’émotions que j’ai envie de provoquer avec mon travail. Je veux que les gens se sentent connectés émotionnellement aux images, qu’ils ressentent quelque chose, peu importe quoi.

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Cette maison n’a pas l’air hantée du tout
Crédits : Seph Lawless

L’atmosphère varie beaucoup d’un endroit à l’autre. Certaines fois, il plane une aura effrayante sur les lieux, comme s’ils étaient hantés. Cela dépend d’où on met les pieds. C’est comme de quitter la réalité pour pénétrer dans un autre monde. Ce sentiment est particulièrement fort dans des décors vastes et apocalyptiques. J’ai alors le sentiment d’avoir atterri sur une autre planète. Parfois, il n’y a personne aux environs sur des kilomètres et des kilomètres, j’ai l’impression d’être seul au monde. Ça a quelque chose de terrifiant, mais c’est aussi un sentiment paisible. Je suis tombé amoureux de cette sensation, j’y suis complètement accro. J’adore abandonner ma réalité pour me plonger dans ces univers parallèles. Les gens le disent d’ailleurs fréquemment en voyant mes photos : « Ça ressemble à une autre planète ! » C’est exactement l’impression que ces lieux me font. Ce n’est pas pour rien que tant d’entre eux ont servi de décors pour des films ou des séries. Il m’arrive parfois d’avoir peur, lorsque je visite d’anciens hôpitaux ou des asiles abandonnés. Certaines maisons désertes ont l’air hanté. En voyant ces lits défaits, ces chambres vides, j’ai le  sentiment que des vies planent encore ici. Dans les asiles, ce sont des fauteuils roulants, des produits chimiques, des cellules capitonnées, des documents éparpillés. C’est fascinant. Surtout lorsqu’on sait que dans nombre d’entre eux, les patients ont subi des abus terribles. Certains ont été les cobayes d’expériences atroces. J’ai la sensation que la peur et la violence qui y régnaient imprègnent encore l’air. C’est en ce sens que d’une certaine façon, ces lieux sont hantés. J’ai visité plusieurs maisons supposément hantées, mais je suis un sceptique. Des choses me sont arrivées que je ne peux pas expliquer, mais je ne me suis jamais dit pour autant que c’était parce que ces maisons étaient habitées par des fantômes. La vérité, c’est que je n’en sais rien. J’ai visité des maisons où des événements horribles avaient eu lieu. Des demeures abandonnées où des serial killers avaient traîné leurs victimes pour les tuer. Des endroits à l’histoire vraiment sordide. Le seul fait de savoir que des meurtres y ont eu lieu leur donne une aura terrifiante. Quand je m’y trouve, je suis parcouru de frissons, c’est toujours un sentiment étrange.

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L’intérieur d’une maison abandonnée
Crédits : Seph Lawless

Il est arrivé que les choses soient encore plus bizarres. J’ai photographié une maison abandonnée d’East Cleveland, pas très loin de là où je vis, et quelques jours après mon passage, elle a été utilisée par un tueur en série du nom de Michael Madison pour démembrer ses victimes. J’aurais très bien pu entrer dans cette maison abandonnée et tomber sur le tueur, qui est aujourd’hui dans le couloir de la mort. Il y a torturé et assassiné sauvagement trois jeunes femmes. Cette histoire m’a profondément affecté, j’en ai fait des cauchemars. J’ai encore des frissons rien que d’y songer. C’était une expérience terrifiante à posteriori. Depuis, il y a certains endroits où je suis trop effrayé pour m’aventurer.

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COMMENT SURVIVRE EN TERRITOIRE ABANDONNÉ

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Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’entretien de Mathilde Obert. Couverture : Seph Lawless dans une maison abandonnée. (Seph Lawless)