L’éveil d’une pratique ancestrale

Anatoly Tokar a attrapé son premier épervier à l’instinct. Encouragé par les chants d’oiseau et les contes des marchés aux oiseaux de Kiev, sa ville natale en Ukraine, il avait commencé à attraper des passereaux dès l’âge de douze ans. Lorsqu’un jour, il vit un faucon fondre sur un passereau qu’il avait capturé, il décida alors de le capturer, lui-aussi, dans son filet. « C’est sans doute ainsi que [l’invention de la fauconnerie] a vu le jour il y a plusieurs siècles », précise Tokar. « Il faut juste franchir le pas. » L’Ukraine n’ayant pas de communauté de fauconniers, il a dû s’entraîner seul à la fauconnerie en utilisant uniquement ses rares connaissances et les dix pages d’un manuel du XIXe siècle en russe sur l’art d’attraper des cailles grâce à des éperviers. Plus tard, devenu herpétologiste et s’étant installé dans le nord de l’État de New York, Tokar pensait alors que ses histoires de faucons n’intéressaient que lui.

Bien que la fauconnerie ait souvent été associée à l’Europe médiévale ou aux steppes de l’Asie centrale, elle a aussi marqué l’histoire de l’Amérique.

Mais il s’avère que le gouvernement des États-Unis est tout aussi intéressé par la fauconnerie. Assez pour que, en 2008, l’édition américaine de Fish and Wildlife Service publie un rapport de 64 pages sur les huit règles essentielles qui limite la capture de jeunes faucons pèlerins par des fauconniers. Le rapport stipule que l’on peut capturer 116 poussins et jeunes faucons à l’ouest du 110e méridien, Alaska inclus ; et 36 jeunes faucons à l’est du même méridien. À travers des centaines de pages sur la législation et la régulation liées à la fauconnerie, les autorités fédérales et étatiques ont demandé que les rapaces hybrides – issus de croisements entre faucons pèlerins, faucons sacres et faucons gerfauts, et d’autres croisements qui combinent leurs meilleurs qualités afin de créer des super-rapaces – aient deux transmetteurs radio attachés à leur corps ; et que les maîtres fauconniers accrédités par l’État ne possèdent pas plus de trois aigles royaux. La fauconnerie est un sport ancien, pratiqué par l’homme depuis 3 000 ou 12 000 ans (suivant les pratiques considérées et les preuves archéologiques). C’est à l’apogée du Moyen-Âge, quand même les paysans anglais possédaient des éperviers et des autours, que des volumes entiers, comme le Livre de saint Alban, furent écrits sur les types d’oiseaux auxquels pouvaient prétendre les différentes classes de la société anglaise. Et bien que la fauconnerie ait souvent été associée à l’Europe médiévale ou aux steppes de l’Asie centrale, elle a aussi marqué l’histoire de l’Amérique, où les immigrants, dans les années 1800, ont propagé cet art dans leur conquête de l’Ouest, comme une bonne alternative, complémentaire à la chasse. De plus, certaines agences d’État, comme le New York State Department of Environmental Conservation, prennent la peine de surveiller cela, demandant à tous les fauconniers de fournir un rapport annuel sur tous les oiseaux en leur possession : achetés, capturés, libérés, perdus ou tués (dans les dix jours suivant l’accident) ; et toutes leurs dispositions et pratiques concernant la fauconnerie. Avec le temps, cependant, il est devenu de plus en plus difficile de chasser avec des faucons. Les distinctions sociales et les valeurs associées à la fauconnerie ont décliné et disparu ; et avant la fin du XIXe siècle, cet art était devenu une excentricité dans la plupart des territoires de l’Ouest. C’était devenu un tel vestige, qu’au début des années 1930, T.H. White – l’auteur de la saga La Quête du Roi Arthur – s’entraînait à chasser avec un autour en se référant au Bert’s Treatise of Hawks and Hunting, un manuel de 1619, habillé d’une tunique médiévale.

Nouvelles envolées

Néanmoins, au cours des cinquante dernières années, la fauconnerie aux États-Unis a marqué son retour, jouissant d’une visibilité et d’une popularité croissantes. On ne le soupçonne peut-être pas, mais nous sommes à ce que certains appellent l’âge d’or de la fauconnerie américaine, dû au nombre de fauconniers, au respect que porte la fauconnerie internationale aux oiseaux américains, et à l’engouement populaire pour ce sport. Il paraît un brin exagéré de parler d’âge d’or ; mais de mémoire d’homme, il y a eu un énorme progrès. Ce retour ne constitue cependant pas une retraite dans les mythes d’un Moyen-Âge idéalisé ; mais plutôt une fusion entre l’ancien ethos du fauconnier chasseur-naturaliste, qui visait à protéger son art en même temps que l’environnement, et les mouvements environnementaux qui essaient de sauver les oiseaux. Tout a commencé avec la quasi extinction des faucons pèlerins, longtemps les plus prisés par les fauconniers. À partir des années 1950, l’utilisation croissante des pesticides DDT a conduit à un rétrécissement radical des coquilles d’œuf des pèlerins, diminuant drastiquement le nombre de poussins qui naissaient dans la nature. À l’approche des années 1970, certains estimaient que seulement 39 couples de pèlerins persistaient encore dans l’Ouest américain. Et beaucoup d’entre eux étaient loin d’être en pleine forme, et encore moins aptes à la fauconnerie.

6651833299_1eace7baa3_b

Le fauconnier
Central Park
Crédits : Charles Smith

Le déclin du nombre d’oiseaux n’intéressait pas vraiment la plupart de la population. Les nouveaux coûts et l’exigence élevés de la fauconnerie, n’étaient pas valorisés par rapport à la quantité de viande ramenée ; ce qui signifiait que les oiseaux faisaient moins partie de la vie américaine qu’ils ne l’avaient été au temps de la conquête de l’Ouest. Entre l’abri, la nourriture, le transport, les pivots, les gants, les cloches, les laisses, les bagues, les appâts, les perches, les capuchons, l’équipement télémétrique et l’entraînement, le fauconnier moderne peut payer jusque 9 000 dollars lors de sa première année de pratique, et cela par oiseau. Sans compter l’heure quotidienne d’entraînement et les neuves heures de chasse, par oiseau, comme le recommande le magazine spécialisé American Falconry. Ceux qui se sont passionnés pour cet art, dans les années 1960, faisaient partie d’un petit groupe qui était moins motivé par la chasse à des fins nourricières et les techniques de vol que par un profond amour des oiseaux et de leur comportement. Tokar, ainsi que ses mentors Ed Pitcher et Steve Chindgren, n’aiment pas l’idée d’entrainer les oiseaux à la gymnastique aérienne, ou de les sortir dans le but d’attraper un certain nombre de proies. Leur amour des faucons se base plutôt sur l’observation de leur comportement, en les dorlotant le moins possible, afin de les voir grandir grâce à leur instinct. Étant à la recherche de cette connexion avec la nature, ils ont consacré toute leur vie aux oiseaux. Lars Sego, un éleveur du Nouveau-Mexique, a eu son premier rapace à l’âge de 8 ans, après s’être entraîné avec un poulet qu’il tenait perché sur son bras à l’aide d’une lanière et d’un capuchon, le regardant se nourrir d’insectes. Tokar lui-même possède actuellement sept faucons et six buses. Dans le même temps, alors que ces amoureux des oiseaux sauvages s’inquiétaient du déclin du nombre de pèlerins, les écologistes ont commencé à faire mûrir l’idée de mettre en place des programmes de grande échelle de conservation de la nature. Finalement, les deux partis se sont rencontrés, et les apôtres de la fauconnerie ont rejoint les rangs de défenseurs de l’environnement, comme Tom Cade de l’Université de Cornell, pour créer la Peregrine Fund. Durant les trente années de collaboration entre les fauconniers et les biologistes, en utilisant les réserves des éleveurs et les connaissances des scientifiques concernant le retour des couples de rapaces sauvages, la fondation est devenue l’un des projets de conservation les plus couronnés de succès. Quand en 1999, la campagne a réussi à retirer le pèlerin des espèces en voie d’extinction (antidatée par la fondation), l’alliance entre fauconniers et scientifiques avait réussi à initier de nouvelles tactiques qui peuvent être utilisées dans la réhabilitation d’autres populations d’oiseaux, à valoriser le statut autrefois marginalisé des fauconniers, et à intéresser un bon nombre d’écologistes et de biologistes à s’intéresser à ce sport ; augmentant ainsi le nombre de fauconniers dans le pays, la visibilité et les ambitions de cette pratique.

La législation du Pygargue Empereur

Par conséquent, nous savons qu’il y a aujourd’hui approximativement 5 000 licences octroyées aux États-Unis (dont 563 en Californie, bien que les territoires sauvages et boisées du Wyoming, de l’Idaho, de l’Alaska, du Nouveau-Mexique et du Dakota du Sud aient le plus de fauconniers par tête). Bob Collins, l’archiviste de la Peregrine Fund, pense que seulement 3 000 parmi ceux qui ont une licence possèdent et font voler des oiseaux ; mais malgré tout, cela représente le double du nombre de fauconniers depuis le début du recensement.La croissance de la fauconnerie, combinée à l’engouement pour des espèces comme le faucon pèlerin, le Pygargue à tête blanche et l’aigle royal, ont finalement mené le gouvernement à mettre en place des mesures de régulation. La première législation fédérale a vu le jour en 1972, lorsque qu’un traité avec le Mexique a débouché sur une loi sur la possession et l’utilisation de rapaces. Avant l’année 1976, le gouvernement avait formé une législation complète en ce qui concerne la pratique de la fauconnerie. Principalement, cela concernait l’octroi de licences afin de surveiller et de réguler les quotas de la fauconnerie et la capture d’oiseaux sauvages dans le monde.

Pour l’essentiel, les décideurs avaient pour tâche de mettre au point des infrastructures basées sur la hiérarchie des guildes d’artisans du Moyen-Âge.

En créant une régulation par licence, les 49 États autorisant la fauconnerie (Hawaii et Washington, D.C n’autorisent pas sa pratique) ont dû développer des tests d’aptitude, des études de matériaux, des gradations et des contrôles sur le nombre et le type de faucon qu’un fauconnier peut garder selon son niveau d’expérience. Pour l’essentiel, les décideurs avaient pour tâche de mettre au point des infrastructures basées sur la hiérarchie des guildes d’artisans du Moyen-Âge. Et voici leur conclusion : d’après la législation fédérale, on peut devenir un apprenti fauconnier à l’âge de 12 ans (avec une permission parentale) et on peut posséder un oiseau, pour autant que ce ne soit pas un Pygargue à tête blanche ou à queue blanche, un Pygargue empereur ou un aigle royal ; un Milan à queue fourchue ; une Buse de Swainson ou une buse rouilleuse ; un faucon des prairies ou un faucon pèlerin ; un Busard Saint-Martin ; ou un Petit-duc nain, une chevêche des terriers ou un Hibou des marais. L’apprenti doit se former au minimum deux ans sous l’égide d’un « General Falconer » ou d’un Maître Fauconnier, qui l’évaluera afin qu’il/elle puisse passer au grade supérieur. On peut atteindre le grade de « General Falconer » à l’âge de 13 ans. Les Generals peuvent posséder jusqu’à trois oiseaux, pour peu que ce ne soit pas des aigles, et doivent se former pendant cinq ans grâce aux conseils d’un Maître. Lorsque le maître le consent et l’État lui donne un permis, le General est reçu au rang de Maître Fauconnier, ce qui lui permet d’avoir jusqu’à cinq oiseaux sauvages, trois aigles royaux, et un nombre illimité de buses, de faucons ou d’hiboux nés en captivité. Tous ont la permission d’attraper deux oiseaux sauvages annuellement. Bon nombre de ces restrictions ont vu le jour récemment. En imposant le grade de Maître, le gouvernement peut empêcher toute personne n’ayant pas une formation poussée et une haute idée de la fauconnerie de prendre part à des battues, au cours desquelles les faucons effraient les oiseaux des champs ; et ainsi éviter les collisions entre les avions environnants et les mouettes. (Beaucoup d’entreprises gérant ce genre de services sont basées en Californie, dû au nombre de licences de fauconnerie dans cet État ; bien que leurs techniciens ne partagent pas toujours l’éthique noble et sentimentale du fauconnier moderne. Par exemple, ils entraînent seulement leurs oiseaux à chasser les mouettes dans des champs artificiels, au lieu de leur laisser la liberté de suivre leur instinct naturel de prédateur.) De plus, le fait de limiter les espèces d’oiseaux permet, à certains niveaux, de protéger leurs populations. Dans le même temps, la dynamique de rapport annuel permet au gouvernement de s’assurer qu’aucun oiseau hybride – les éleveurs américains s’étant spécialisés dans les croisements entre Faucons sacres, pèlerins et gerfauts pour leur vitesse – ne s’échappe dans la nature.

retour-fauconnerie-ulyces-04

Un fauconnier américain
Buse à queue rousse
Crédits

La source de ce vocabulaire dans les nouvelles régulations – comme la prise d’oiseau, Maître Fauconnier, capuchons – est à chercher dans la fauconnerie traditionnelle. La conservation et la protection, gouvernementale ou privée, des faucons ont eu un succès exceptionnel. Elles ont sauvé les faucons et l’art de la fauconnerie ; et ont fait taire leurs critiques. Elles ont aussi donné à la fauconnerie une nouvelle vie en l’ouvrant à un nouveau public ; et pas seulement aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni. Presque tous les jours, au moins un groupe de familles se rend au Millet’s Farm Falconry Center – l’un de ces bastions qui s’acharne à maintenir les traditions rurales anglaises, et qui se trouve à une demi-heure au sud-ouest d’Oxford – afin de voir des éleveurs lâcher leurs oiseaux pour leur offrir des spectacles volants. Les hiboux, les buses, et même les très populaires vautours imposants survolent les hectares, pourchassant leur bout de viande, montrant les hauteurs qu’ils peuvent atteindre. Pendant ce temps, les fauconniers parlent avec le public enchanté de la conservation, de l’héritage, de la valeur et de la beauté de ces oiseaux sauvages. Cependant, malgré le succès de ce centre de fauconnerie, et de ceux basés aux États-Unis, la fauconnerie moderne souffre toujours d’être taxée d’extravagance : une lutte entre le mythe et la modernité, le tout sous l’œil de rapace vigilant du gouvernement fédéral.


Traduit de l’anglais par Siavash Bakhtiar d’après l’article « The New Falconry », paru dans Roads & Kingdoms Couverture : un faucon en vol