Hors les murs

Hadafuh (Son but)

« Vous êtes une fontaine de volonté et une source de vie, l’essence de la terre, les sabres du trépas, la pupille de l’œil et le battement de la paupière. Un peuple tel que vous ne peut qu’exister, avec l’aide de DieuAlors soyez ce que vous êtes, et tels que nous sommes déterminés à être. Laissons s’avilir tous les poltrons, tous ces porcs, tous ces traîtres et ces personnes déloyales ! » — Saddam Hussein, s’adressant au peuple irakien le 17 juillet 2001. L’Irak est un pays qui remonte à l’Antiquité. On l’appelle le Pays des deux fleuves (le Tigre et l’Euphrate), le pays des rois sumériens, la Mésopotamie ou encore Babylone ; c’est un des berceaux de la civilisation. Déambuler dans les rues de Bagdad procure un sentiment de continuité avec un passé fort lointain, d’unité avec le déferlement de l’histoire. La rénovation et l’entretien des anciens palais est un projet en cours dans la ville. Un décret ordonne qu’une brique sur dix posée lors de la rénovation d’un ancien palais soit marquée du nom de Saddam Hussein, ou bien d’une étoile à huit branches (chaque branche représentant chacune des lettres qui composent son nom en arabe).

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Les mains de la victoire de Bagdad
Crédits : Heath Powell

En 1987, Entifadh Qanbar fut affecté à la restauration du palais de Bagdad, qui avait autrefois porté le nom de al-Zuhoor (le palais des Fleurs). Construit dans les années 1930 pour le roi Ghazi, il est relativement petit et vraiment ravissant. Ce palais d’inspiration anglaise comportait autrefois un labyrinthe de verdure très raffiné. Qanbar, un homme de petite taille, en bonne santé, aux cheveux noirs et au teint olivâtre, est ingénieur de formation. Après avoir obtenu son diplôme, il a été contraint de servir dans l’armée pendant une période qui s’est avérée durer cinq ans, et a survécu au passage obligé d’un mois au front lors de la guerre avec l’Iran. Les travaux du palais avaient été suspendus quelques années auparavant, lorsque le consultant britannique travaillant sur le projet avait refusé de venir à Bagdad en raison de la guerre. L’une des premières tâches de Qanbar fut de superviser la construction d’un haut mur de briques décorées autour des terres du palais. Qanbar est un perfectionniste, et comme le mur devait être tout autant décoratif que fonctionnel, il prit soin de placer correctement chacune des briques. Un portail sophistiqué avait déjà été construit face à la route principale, mais Qanbar n’avait pas encore construit les portions du mur qui devaient le jouxter, car les rénovations du palais lui-même n’étaient pas encore finies, et de cette manière les engins de chantier pouvaient circuler librement dans la propriété sans risque d’endommager le portail. Un après-midi, vers cinq heures environ, alors qu’il se préparait à mettre un terme à ses travaux du jour, Qanbar vit s’arrêter sur le chantier une Mercedes noire avec des rideaux aux fenêtres et des marchepieds faits sur mesure. Il sut immédiatement qui se trouvait à bord. Les Irakiens ordinaires n’étaient pas autorisés à conduire de telles voitures de luxe. Les voitures de ce style étaient conduites exclusivement par la Himaya, la garde rapprochée de Saddam. Les portes s’ouvrirent et plusieurs gardes sortirent de la voiture. Ils portaient tous des uniformes vert foncé, des bérets noirs et des bottes de cuir bourgogne pourvues de fermetures éclair. Ils avaient de grosses moustaches pareilles à celle de Saddam et portaient des kalachnikovs. Qanbar, effrayé, leur trouva un air de robot, sans aucune trace de sentiments humains. Les gardes du corps étaient souvent venus visiter le chantier et semer le trouble. Une fois, après qu’une nouvelle dalle de béton eut été coulée et lissée, certains d’entre eux se mirent à sauter dessus, piétinant tout un carré de leurs bottes rouges pour s’assurer qu’aucune bombe ou aucun engin explosif n’y fût caché. Une autre fois, un ouvrier ouvrit un paquet de cigarettes et un petit morceau d’emballage en aluminium s’envola pour retomber dans du béton qui venait tout juste d’être coulé. Un des gardes aperçut un éclat de métal et réagit comme si quelqu’un venait de lancer une grenade. Plusieurs d’entre eux se précipitèrent dans le béton pour récupérer le petit morceau métallique. Furieux de découvrir ce que c’était, et d’avoir ainsi été ridiculisés, ils traînèrent l’ouvrier sur le côté et se mirent à le battre avec leurs armes. « J’ai travaillé toute ma vie ! » s’écria-t-il. Ils l’emmenèrent et personne ne le revit. Aussi, l’arrivée soudaine d’une Mercedes noire n’était pas de bon augure.

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Un palais de Saddam sur les rives de l’Euphrate

« Qui est l’ingénieur ici ? » demanda le chef des gardes du corps. Il parlait avec l’accent mal dégrossi des habitants de Tikrit, le même que celui de son chef. Qanbar fit un pas en avant et déclina son identité. Un des gardes nota son nom. Il n’y a rien de plus terrible que de voir la Himaya écrire le nom de quelqu’un. Dans un pays où règne la peur, le meilleur moyen de survivre est de se faire remarquer le moins possible. D’être invisible. Même le succès peut être dangereux, car il vous fait vous distinguer des autres. Il rend les gens jaloux et suspicieux. Il vous crée des ennemis qui, si l’occasion se présente, pourraient attirer sur vous l’attention de la police. Le fait que l’État se trouve en possession de votre nom pour une raison autre que conventionnelle (pour l’école, le permis de conduire, le service militaire) est toujours dangereux. Les actions de l’État sont absolument imprévisibles, et on peut vous retirer votre carrière, votre liberté, et jusqu’à votre vie. Qanbar sentit son cœur se serrer et sa bouche devenir sèche. « Notre Grand Oncle vient de passer devant le chantier, commença le chef, et il a demandé pourquoi ce portail a été installé alors que les deux murs qui doivent l’entourer ne sont pas encore construits. » Qanbar expliqua nerveusement que les murs étaient spéciaux, ornementaux, et que son équipe attendait la fin pour les construire à cause des allées et venues des engins lourds. « Nous voulons en faire une construction impeccable », conclut-il. « Notre Grand Oncle va repasser ici ce soir, dit le garde. Et lorsqu’il va passer, il faudra que ce soit terminé. » Qanbar fut abasourdi. « Mais comment puis-je faire cela ? » protesta-t-il. « Je ne sais pas, dit le garde, mais si tu ne le fais pas, tu t’exposes à des ennuis. » Puis il ajouta quelque chose qui en disait long sur la gravité de la situation : « Et si tu ne le fais pas, c’est nous qui allons avoir des ennuis. Alors que peut-on faire pour aider ? »

Face au monde

Il n’y avait rien d’autre à faire que d’essayer. Qanbar répartit les hommes de Saddam pour qu’ils l’aident à rassembler tous les membres de son équipe aussi vite que possible, que ce soit ceux qui n’étaient pas censés travailler ce jour-là ou ceux qui étaient déjà rentrés chez eux. Ils rassemblèrent rapidement un total de 200 ouvriers. Ils installèrent des projecteurs. Certains des gardes revinrent avec des camions équipés de mitrailleuses sur le toit. Ils se garèrent le long du chantier et sortirent des chaises, d’où ils observaient et pressaient les ouvriers qui mélangeaient du mortier et alignaient des briques, rangée après rangée. L’équipe termina à neuf heures et demie. Ils avaient accompli en quatre heures ce qui d’ordinaire aurait pris une semaine. La terreur les avait conduits à travailler plus vite et plus fort qu’ils n’auraient jamais cru pouvoir le faire. Qanbar et ses hommes étaient épuisés. Une heure plus tard, ils étaient encore en train de nettoyer le chantier lorsque la Mercedes noire réapparut. Le chef des gardes du corps sortit de la voiture. « Notre Oncle vient de passer devant le chantier, et il vous remercie », dit-il. Les murs définissent le monde du tyran. Ils lui permettent de tenir ses ennemis à l’écart, mais ils le séparent aussi du peuple qu’il gouverne. Au bout d’un moment, il ne sait plus ce qu’il se passe à l’extérieur. Il perd la notion de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas – ou, dans le cas de Qanbar et de son mur, de ce qui est à la limite du possible. L’idée qu’il se fait de ce que son pouvoir peut accomplir et de sa propre importance le fait quasiment vivre dans un monde imaginaire. ulyces-saddamhussein-05 À chaque fois que Saddam a échappé à la mort – lorsqu’il a survécu, avec une blessure légère à la jambe, à la tentative d’assassinat du président irakien Abd al-Karim Qasim en 1949 ; lorsqu’il a échappé à la peine capitale en 1964 pour sa participation à un soulèvement raté mené par le parti Baas ; lorsqu’il s’est retrouvé coincé derrière les lignes iraniennes pendant la guerre Iran-Irak ; lorsqu’il a survécu à des tentatives de coups d’État ; lorsqu’il a réchappé du lâcher de bombes intelligentes sur Bagdad en 1991 ; lorsqu’il a tenu malgré la révolte nationale après la guerre du Golfe –, cela n’a fait que renforcer sa conviction que son chemin est divinement tracé et que son destin n’est rien d’autre que la grandeur. Avec une vision du monde essentiellement tribale et patriarcale, qui dit « destin » entend« sang ». Il a donc ordonné aux généalogistes de tracer un arbre de généalogique plausible le reliant à Fatima, la fille du prophète Mahomet. Saddam voit le prophète moins comme le porteur de la révélation divine que comme un précurseur politique, un grand dirigeant qui a unifié les peuples et contribué à l’épanouissement du pouvoir et de la culture arabes. Ce lien de sang fabriqué de toutes pièces le liant à Mahomet se trouve symbolisé dans un exemplaire du Coran dont les 600 pages ont été copiées à la main et écrites avec le propre sang de Saddam, qui, pendant trois ans, le donnait demi-litre par demi-litre. Cet exemplaire se trouve désormais exposé dans un musée de Bagdad.

Si Saddam a une religion, c’est une croyance en la supériorité de l’histoire et de la culture arabes –une tradition dont il est persuadé qu’elle va se relever et ébranler le monde. Il possède une vision impériale de la grandeur arabe, romantique et constellée de palais somptueux, de sultans et de califes à la sagesse et la puissance exemplaires. Sa vision de l’histoire n’a rien à voir avec le progrès, avec l’avancée des connaissances, l’évolution des droits et des libertés individuels, avec aucune des choses qui importent le plus aux yeux de la civilisation occidentale. Elle ne concerne rien d’autre que le pouvoir. Pour Saddam, la domination mondiale actuelle par l’Occident, et en particulier par les États-Unis, est juste transitoire. L’Amérique est infidèle et inférieure. Il lui manque le riche héritage antique de l’Irak et des autres nations arabes. Sa place au sommet des puissances mondiales n’est qu’un soubresaut de l’histoire, une aberration, une conséquence de son avancement technologique. Cela ne peut perdurer. Dans son discours du 17 janvier 2002, pour célébrer le onzième anniversaire du début de la guerre du Golfe, Saddam s’est expliqué ainsi : « Les Américains n’ont pas encore établi de civilisation, au sens profond et exhaustif où nous entendons ce mot. Ce qu’ils ont établi est une métropole de la force (…). Certaines personnes, y compris peut-être des Arabes et de nombreux musulmans, et plus encore de personnes dans ce vaste monde (…) ont considéré l’ascension des États-Unis vers le sommet comme le dernier acte de l’histoire du monde, qui ne sera suivi d’aucun autre sommet, et pensent que plus personne ne tentera de gravir le sommet et de s’y asseoir confortablement. »

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Un AK-47 ayant appartenu à Saddam Hussein

La péninsule Arabique, que Saddam perçoit comme la source de la civilisation, reprendra un jour possession de ce sommet. Lorsque ce jour viendra, que ce soit de son vivant ou bien un, voire cinq siècles plus tard, son nom rivalisera avec ceux des grands noms de l’histoire. Saddam se voit comme un membre établi du panthéon des grands hommes : les conquérants, les prophètes, les rois et les présidents, les érudits, les poètes et les scientifiques. Peu importe qu’il comprenne ou non leur contribution et leurs idées. Tout ce qui compte, c’est que ce sont eux dont l’Histoire fera mémoire, et ce sont eux qu’elle honorera pour leurs accomplissements. Dans un livre intitulé Saddam’s Bombmaker (« Le faiseur de bombe de Saddam »), Khidhir Hamza, un scientifique spécialiste du nucléaire, se remémore sa première rencontre avec Saddam, à l’époque où le futur dictateur était encore officiellement vice-président. Un nouvel ordinateur venait d’être installé dans le laboratoire de Hamza, et Saddam vint y jeter un rapide coup d’œil. Il montra peu d’intérêt pour ledit ordinateur. Son attention fut attirée à la place par une série d’images que Hamza avait accrochées au mur, et qui représentaient des scientifiques célèbres, de Copernic à Einstein. Hamza avait arraché ces images dans des magazines. « — Qu’est-ce que c’est ? demanda Saddam. — Monsieur, ce sont les plus grands scientifiques de l’Histoire », lui répondit Hamza. Saddam se mit alors en colère, se souvient Hamza. « Quelle insulte à leur mémoire ! Tous ces grands hommes, ces grands scientifiques ! Vous avez si peu de respect pour ces grands hommes que vous ne les avez même pas encadrés ? Vous ne pouvez pas les honorer mieux que ça ? » Hamza trouva cette sortie irrationnelle : la colère était disproportionnée. Hamza l’interpréta comme une manière pour Saddam de le tester, de le remettre à sa place. Mais Saddam avait l’air de prendre cela pour une offense personnelle.

Pour comprendre son accès de colère, il faut comprendre les affinités qu’il ressent avec les grands hommes de l’Histoire, et avec l’Histoire elle-même. Manquer de respect à une image de Copernic peut vouloir dire manquer de respect à Saddam. De quelle manière Saddam se considère-t-il comme un grand homme ? Saad al-Bazzaz, qui prit la fuite en 1992, a beaucoup réfléchi à cette question, à la fois à l’époque où il était rédacteur en chef d’un journal et producteur de télévision à Bagdad, et pendant les années qui s’ensuivirent, lorsqu’il publiait un journal arabe à Londres. « J’ai besoin d’une feuille de papier et d’un stylo », m’a-t-il dit récemment dans le hall d’entrée de l’hôtel Claridge. Sur une table basse, il a bien aplati la feuille, il a testé le stylo, puis a tracé une ligne au milieu du papier. « Il faut que vous compreniez, m’a-t-il expliqué, que le comportement quotidien résulte simplement de la mentalité. La plupart des gens diront que ce qui divise principalement la société irakienne est une querelle sectaire, entre les musulmans sunnites et les chiites. Mais la fracture n’a rien à voir avec la religion : elle se situe dans l’opposition entre la mentalité des villages et la mentalité des villes. Tenez, voici un village. »

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Les armes de Saddam Hussein
Crédits

Sur la moitié droite de la page, al-Bazzaz a tracé un V, et en dessous il a dessiné un ensemble de petits carrés détachés les uns des autres. « Ça, ce sont des maisons ou des tentes. Vous remarquez qu’il y a des espaces entre elles. C’est parce que, dans les villages, chaque famille a sa propre maison, et les maisons sont parfois éloignées les unes des autres de plusieurs kilomètres. Elles sont autonomes. Les gens se nourrissent de ce qu’ils cultivent, et ils fabriquent leurs propres vêtements. Ceux qui grandissent dans les villages s’effrayent d’un rien. La loi n’est pas vraiment respectée et il n’y a pas de véritable société civile. Chaque famille a peur de l’autre, et elles ont toutes peur des étrangers. C’est la mentalité tribale. La seule loyauté qu’ils connaissent est celle qu’ils doivent à leur propre famille, à leur propre village. Chacune des familles est dirigée par un patriarche, et le village est dirigé par le plus fort d’entre eux. Cette loyauté à la tribu passe avant tout. Rien d’autre que le pouvoir n’a de valeur. On peut mentir, tricher, voler et même tuer sans aucun problème du moment que l’on reste un fils loyal envers son village ou sa tribu. Pour ces gens-là, la politique est un jeu sanglant, et elle se résume à accéder au pouvoir ou à le détenir. » Du côté gauche de la feuille, en haut, al-Bazzaz a écrit le mot « ville ». En-dessous, il a dessiné une ligne de carrés adjacents. Et encore en-dessous, il a dessiné une autre ligne, puis une autre. « A la ville, les anciens liens tribaux sont oubliés. Tous les gens vivent à côté les uns des autres. L’État représente une grande partie de la vie de chacun. Les gens ont un travail, ils achètent leur nourriture et leurs vêtements sur des marchés et dans des magasins. Il y a des lois, la police, des tribunaux et des écoles. Les gens des villes perdent leur peur de l’étranger, et s’intéressent aux choses qui leur sont inconnues. La vie en ville dépend de la coopération, de réseaux sociaux sophistiqués. La politique publique repose sur un intérêt personnel mutualisé. Vous ne pouvez parvenir à rien sans coopérer avec les autres, donc la politique en ville devient l’art du compromis et du partenariat. Le but ultime de la politique devient la coopération, la communauté, et le maintien de la paix. Par définition, la politique en ville devient non violente. Ce n’est pas sur le sang que repose la politique urbaine, c’est sur la loi. »

Le patriarche

Aux yeux d’al-Bazzaz, Saddam incarne la mentalité tribale. « C’est l’essence même du patriarche irakien, du chef de village qui s’est emparé d’une nation, explique-t-il. Du fait d’être arrivé si loin, il se sent consacré par le destin. Chaque chose qu’il fait est, par définition même, la chose à faire. Le Ciel l’a choisi pour diriger. Dans sa vie, il a été maintes fois sauvé par Dieu, et chacune de ces occasions l’a conforté dans la certitude de sa destinée. Ces dernières années, il a commencé à utiliser des passages et des citations du Coran dans ses discours, prononçant les mots comme s’ils étaient les siens. Dans le Coran, Allah dit : “Si tu Me remercies, je Te donnerai plus.” Dans les années 1990, Saddam passait à la télévision alors qu’il décernait des récompenses à des officiers militaires, et on l’entendit dire : “Si tu me remercies, je te donnerai plus.” Il ne croit plus être une personne ordinaire. À cause de cela, le dialogue avec lui est impossible. Il n’arrive pas à comprendre pourquoi on autoriserait des journalistes à le critiquer. Comment peuvent-ils critiquer le père de la tribu ? Dans son esprit, il s’agit là de quelque chose d’inacceptable. Pour lui, tout est dans la force. Autoriser la critique ou les opinions divergentes, négocier, faire des compromis, se plier à la loi ou à des procédures officielles – tout cela n’est qu’un signe de faiblesse. » Bien sûr, Saddam n’est pas le seul à admirer la saga des films du Parrain. Il ne peut qu’aimer ce genre de films (ils figurent aussi parmi les préférés du Colombien Pablo Escobar, le magnat de la cocaïne).

À première vue, c’est un conte patriarcal classique. Don Vito Corleone construit son empire criminel à partir de rien, avec pour motivation première l’amour de sa famille. Il voit que le monde autour de lui est vicieux et corrompu, aussi le prend-t-il au jeu de sa propre cruauté et se nourrit de ses vices en créant ce qui semble être un refuge pour lui et pour ses proches, leur procurant argent et sécurité. On est attiré par sa détermination, son intelligence subtile et sa loyauté sans faille à un ancien code d’honneur dans un monde qui change – tout aussi impitoyable que ce code puisse paraître avec un regard moderne. Le Parrain souffre énormément, mais meurt sans conteste en homme accompli, alors qu’il est en train de jouer gaiement dans son jardin avec son petit-fils. Le sens plus profond de ces films semble toutefois échapper à Saddam. La saga du Parrain raconte en réalité davantage l’histoire de Michael Corleone que celle de son père, et le message que transmet le film n’est pas un message heureux. La loyauté obsessionnelle de Michael à son père et à sa famille, à un code d’honneur d’une autre époque le mène à détruire même les choses qu’il est censé protéger. À la fin, la famille de Michael est déchirée par la tragédie et la haine. Il fait assassiner son propre frère, faisant primer la loyauté au code sur la loyauté à la famille. Michael devient une figure tragique, isolée et détestée, prise au piège de son propre pouvoir. Il ressemble beaucoup en cela à Saddam. ulyces-saddamhussein-18

Dans l’autre film favori de Saddam, Le Vieil homme et la mer, le vieil homme, incarné par Spencer Tracy, attrape un gros poisson et se bat seul dans son esquif pour le récupérer dans son bateau. Il est aisé de comprendre pourquoi Saddam n’a pu qu’être inspiré par la vision de ce pêcheur solitaire, perdu au milieu de l’immensité de l’océan et se battant pour ramener ce poisson incroyable. « Je vais lui montrer ce qu’un homme peut faire et ce qu’un homme peut endurer », dit le vieil homme. Il finit par réussir, mais le poisson est trop gros pour la chaloupe, et il se fait dévorer par des requins avant que l’homme ne puisse exhiber son trophée. Le vieil homme retourne à sa cabane avec les mains qui saignent, pleines de coupures, épuisé mais content de savoir qu’il est celui qui l’a emporté. Il serait facile pour Saddam de s’identifier à ce vieil homme. À moins qu’il ne soit le poisson ? Dans le film, il exécute des sauts mirifiques dans l’eau, créature splendide, sauvage et dangereuse, à la taille et à la force inégalées. Il a beau être pris à l’hameçon, il refuse d’accepter son destin. « Jamais de ma vie je n’ai attrapé un poisson aussi fort, ou un poisson qui se comporte de manière aussi étrange », s’exclame le vieil homme. Plus tard, il affirme : « La panique n’a pas sa place dans cette bataille. » Saddam pense qu’il est un grand dirigeant, naturellement, du genre de ceux que le monde n’a pas connu depuis treize siècles. Il perdra peut-être la bataille de son vivant, mais il est convaincu que son courage et sa vision vont inspirer une légende qui brillera de mille feux dans un monde à venir dont le noyau dur sera les Arabes. Même lorsque Saddam s’extasie sur la riche histoire de la péninsule Arabique, il reconnaît la nette supériorité de l’Occident dans deux domaines. Le premier est la technologie de l’armement, d’où ses efforts pour importer de l’armement militaire avancé et pour développer des armes de destruction massive. Le second est l’art d’accéder au pouvoir et de le conserver. Il est devenu le disciple d’un des dirigeants les plus tyranniques de l’histoire : Joseph Staline.

La biographie de Saïd Aburish, Saddam Hussein: The Politics of Revenge (Le vrai Saddam Hussein, paru en 2004 aux éditions Saint-Simon), raconte la rencontre en 1979 entre Saddam et l’homme politique kurde Mahmoud Othman. C’était une entrevue matinale, et Saddam avait reçu Othman dans un petit bureau de l’un de ses palais. Othman eut l’impression que Saddam avait dormi dans son bureau la nuit précédente. Il y avait un petit lit de camp dans un coin, et le président le reçut en peignoir. « À côté du lit, se souvient Othman, il y avait plus de douze paires de chaussures très coûteuses. Et le reste du bureau n’était constitué que d’une petite bibliothèque de livres portant sur un seul homme, Staline. On aurait pu dire qu’il dormait avec le dictateur russe. » Dans les villages d’Irak, le patriarche n’a qu’un seul but : étendre le pouvoir de sa famille et le défendre. C’est la seule chose qui importe dans ce vaste monde plein de traîtrises. Lorsque Saddam reçut les pleins pouvoirs, il restait encore des intellectuels irakiens qui plaçaient leurs espoirs en lui. Au départ, ils acceptèrent sa tyrannie, la jugeant inévitable, la considérant peut-être même comme un relais nécessaire vers un gouvernement plus inclusif et ils crurent, comme beaucoup en Occident, que sa perspective se voulait avant tout moderne. Ils furent progressivement déçus sur ce point.

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Le tyran durant la guerre Iran-Irak

En septembre 1979, Saddam assista à une conférence des pays non-alignés à Cuba, où il se lia d’amitié avec Fidel Castro, qui le fournit d’ailleurs toujours en cigares. Saddam se rendit au rassemblement en compagnie de Salah Omar al-Ali, qui était à l’époque l’ambassadeur irakien aux Nations Unies, poste qu’il avait accepté après avoir vécu longtemps à l’étranger en tant qu’ambassadeur. Saddam et lui rencontrèrent ensemble le nouveau ministre des affaires étrangères de l’Iran. Quatre ans plus tôt, Saddam avait fait une concession surprise au Chah d’Iran, qui devait bientôt être renversé, en parvenant à un accord sur la navigation dans le Chatt-el-Arab, un détroit d’une centaine de kilomètres formé par la confluence du Tigre et de l’Euphrate lorsqu’ils se jettent dans le golfe Persique. Depuis longtemps les deux pays se disputaient le détroit. En 1979, alors que le Chah parcourait le monde à la recherche d’un traitement contre son cancer, et que le pouvoir reposait dans les mains de l’Ayatollah Khomeini (que Saddam avait banni d’Irak l’année précédente sans autre forme de procès), les relations entre les deux pays étaient de nouveau tendues, et les eaux du Chatt-el-Arab étaient un point conflictuel potentiel. Les deux pays revendiquaient encore la propriété de deux petites îles dans le détroit, qui étaient alors contrôlées par l’Iran. Mais al-Ali fut surpris du ton des discussions à Cuba. Les représentants iraniens étaient tout particulièrement agréables, et Saddam semblait d’excellente humeur. Après la rencontre, al-Ali alla se promener avec Saddam dans un jardin à l’extérieur de la salle de conférence. Ils s’assirent sur un banc tandis que Saddam s’allumait un gros cigare. « — Eh bien, Salah, je vois que tu es en train de penser à quelque chose, dit Saddam. À quoi donc penses-tu ? — Je pense à la réunion que nous venons d’avoir, monsieur le président. Je suis très content. Je suis très content de voir que ces petits problèmes vont se résoudre. Je suis tellement content qu’ils aient profité de cette occasion de vous rencontrer, vous, et non pas un de vos ministres, car, du fait de votre présence, nous pouvons éviter d’autres problèmes avec eux. Nous sommes voisins. Nous sommes pauvres. Nous n’avons pas besoin d’une autre guerre. Nous avons besoin de reconstruire nos pays, et non de les démolir. »

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Hussein brandit une carabine Ruger M77

Saddam resta silencieux pendant un moment, tirant sur son cigare de manière pensive. « — Salah, depuis combien de temps à présent es-tu diplomate ? demanda-t-il. — Environ dix ans. — Est-ce que tu réalises, Salah, à quel point tu as changé ? — Comment cela, monsieur le président ? — Comment devrions-nous résoudre nos problèmes avec l’Iran ? L’Iran nous a pris nos terres. Ils contrôlent le Chatt-al-Arab, notre grand fleuve. Comment des réunions et des discussions peuvent-elles résoudre un problème de cette ampleur ? — Sais-tu pourquoi ils ont décidé de nous rencontrer ici, Salah ? Ils sont en position de faiblesse, voilà pourquoi ils discutent avec nous. S’ils étaient en position de force, il n’y aurait pas besoin de discuter. Cela nous donne une véritable occasion, une occasion qui ne se présente qu’une fois par siècle. Nous avons là une occasion de reconquérir nos territoires et de reprendre le contrôle de notre fleuve. » C’est à ce moment-là qu’al-Ali réalisa que Saddam avait dupé les Iraniens, et que l’Irak allait entrer en guerre. Saddam n’était absolument pas intéressé par la diplomatie. Pour lui, gouverner un pays n’était qu’un jeu dont le but était de déjouer les plans ennemis. Une personne comme al-Ali était là pour faire bonne figure, pour aider à évaluer la situation, pour chercher des ouvertures et pour berner les ennemis en leur procurant une sensation de sécurité totalement truquée. Moins d’un an plus tard, la guerre Iran-Irak avait commencé. Elle devait se solder de manière épouvantable, huit ans plus tard, par la mort de centaines de milliers d’Iraniens et d’Irakiens. Quiconque visitait Bagdad l’année après la fin de la guerre constatait qu’il manquait un membre à un homme sur deux rencontré dans la rue. Le pays avait été dévasté. La guerre avait coûté des milliards à l’Irak. Saddam se vantait d’avoir repris le contrôle du Chatt-al-Arab. Malgré les pertes colossales, la victoire lui tournait la tête. L’année 1987 vit son armée, gonflée par le service militaire obligatoire et les armements occidentaux modernes, devenir la quatrième plus importante du monde. Il possédait un arsenal de missiles Scud, un programme d’armement nucléaire sophistiqué en plein essor, et des armes biologiques et chimiques en développement. Il se mit immédiatement à rêver d’autres conquêtes.

La débâcle

L’invasion du Koweït par Saddam, en août 1990, fut l’une des plus grossières erreurs de stratégie militaire de l’histoire moderne. Elle n’était que le pur produit de sa mégalomanie. Enhardi par sa « victoire » sur l’Iran, Saddam avait commencé à planifier d’autres projets irréalistes. Il annonça qu’il allait faire construire un métro d’envergure internationale à Bagdad, projet de plusieurs milliards de dollars, puis proclama qu’il allait faire construire en même temps un système ferroviaire à la pointe du progrès censé couvrir tout le pays. Aucun de ces deux projets ne sortit de terre. Saddam n’avait pas l’argent pour. Ce qu’il avait, en revanche, c’était une armée de plus d’un million de soldats désœuvrés – c’est-à-dire qu’il avait largement assez d’hommes pour envahir son voisin le Koweït, qui possédait de riches gisements de pétrole. Il fit le pari que le monde ne s’en soucierait guère, et c’est là qu’il fit erreur. Trois jours après que Saddam se fût emparé du minuscule royaume, le président américain George Bush annonçait : « Cela ne passera pas », et commençait à rassembler l’une des plus grandes forces militaires jamais réunies dans la région. ulyces-saddamhussein-07 Vers la fin de l’année 1990 et le début de l’année 1991, Ismail Hussain était en train d’attendre la contre-attaque américaine dans le désert koweïti. C’est un homme petit et trapu, un chanteur, un musicien et un compositeur. Pendant toute la période où on le força à porter un uniforme, il savait qu’il n’était pas à sa place. Bien que certains des hommes de son unité fussent de bons soldats, aucun d’entre eux ne pensait être à sa place au Koweït. Ils espéraient ne pas avoir à se battre. Ils savaient tous que les États-Unis avaient plus de soldats, plus de provisions et de meilleures armes. Saddam allait sûrement parvenir à un accord pour sauver la face, et ses troupes pourraient se retirer pacifiquement. Ils attendirent – longtemps – que cela se produise, et lorsque le bruit qu’ils allaient devoir se battre se répandit, Hussain se vit déjà mort. C’était sans espoir : il anticipait la mort partout. Si vous vous dirigiez vers les lignes américaines, vous vous faisiez abattre. Si vous restiez à découvert, ils vous faisaient sauter. Si vous creusiez un trou et vous y enterriez, les bombes anti-bunker américaines mélangeaient vos restes à du sable. Si vous couriez, vos propres commandants vous tuaient – parce qu’ils étaient eux-mêmes exécutés si leurs hommes s’enfuyaient. Si un homme était tué alors qu’il était en train de s’échapper, on marquait son cercueil du mot jaban (« lâche »). On salissait sa mémoire, on fuyait sa famille. Celle-ci ne recevait aucune pension de l’État, ne bénéficiait d’aucune école secondaire pour ses enfants. « Jaban » était une marque qui entachait la famille pour des générations et des générations. Il n’y avait aucun moyen d’y échapper. Certaines choses sont pires que de rester avec ses amis et d’attendre la mort. L’unité de Hussain manœuvrait un canon antiaérien. Il ne vit même pas l’avion de combat à réaction qui lui valut d’être amputé d’une jambe.

Pour quiconque dans l’armée irakienne, depuis les conscrits comme Hussain jusqu’aux généraux-en-chef de Saddam, il était évident qu’ils ne pouvaient résister face à une telle force. Saddam, lui, ne voyait pas les choses ainsi. Al-Bazzaz se souvient d’avoir été choqué par ceci : « Nous avons eu la plus horrible des réunions le 14 janvier 1991, tout juste deux jours avant l’offensive alliée, me dit-il. Saddam venait de rencontrer le secrétaire général des Nations Unies, qui était venu à la dernière minute pour essayer de négocier une résolution pacifique. Cela faisait plus de deux heures et demie qu’ils étaient en réunion, les gens avaient donc grand espoir qu’ils soient parvenus à une résolution. Au lieu de quoi Saddam est sorti pour s’adresser à nous, et il était clair qu’il allait passer à côté de cette dernière occasion. Il nous a dit : “N’ayez pas peur. Je vois les portes de Jérusalem s’ouvrir devant moi.” Là, j’ai pensé : mais c’est quoi ces conneries ? Bagdad est sur le point d’être détruite par cet épouvantable cataclysme, et il est là à nous parler de son ambition de libérer la Palestine ? » Wafic Samarai se trouvait dans une position particulièrement délicate. Comment peut-on être responsable des services secrets pour un tyran qui ne souhaite pas entendre la vérité ? D’un côté, si vous lui dites la vérité et qu’elle vient contredire son sentiment d’infaillibilité, vous vous exposez à des problèmes. D’un autre, si vous ne lui dites que ce qu’il veut entendre, le temps va imparablement finir par dévoiler vos mensonges, et vous allez avoir des problèmes. Samarai était officier militaire de carrière. Il avait conseillé Saddam tout au long de la longue guerre avec l’Iran, et il avait pu le voir affiner et sophistiquer sa compréhension de la terminologie militaire, de l’armement, de la stratégie et de la tactique. Mais la vision de Saddam était obscurcie par une très grande propension à prendre ses rêves pour des réalités – un travers fort répandu chez les généraux amateurs. Si Saddam voulait que quelque chose se produise, il croyait qu’il lui suffisait de vouloir que cela se produise. Samarai amassait un flux régulier de rapports secrets sur les États-Unis et leurs alliés qui rassemblaient une armée de près d’un million de soldats au Koweït, une flotte aérienne bien au-delà de ce que les Irakiens pouvaient rassembler, ainsi que de l’artillerie, des missiles, des tanks et d’autres véhicules blindés qui possédaient des décennies d’avance sur l’arsenal irakien. Les Américains ne dissimulèrent pas ces armes. Ils voulaient que Saddam comprenne exactement ce à quoi il était confronté.

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Des tanks américains en mission lors de l’opération Tempête du désert
Crédits : US Navy

Toutefois, Saddam refusa de se laisser intimider. Il avait un plan, qu’il exposa à Samarai et à ses autres généraux lors d’une réunion à Basra des semaines avant le début de l’offensive américaine. Il proposa de capturer des soldats américains et de les attacher sur les tanks irakiens, afin d’en faire des boucliers humains. « Les Américains n’ouvriront jamais le feu sur leurs propres soldats », triompha-t-il, comme si une telle sensiblerie était leur talon d’Achille. Il fallait comprendre par là qu’il n’aurait, lui, aucun scrupule à le faire. Pendant les combats, jura-t-il, des milliers de prisonniers ennemis seraient capturés uniquement dans ce but. Puis ses troupes rouleraient, sans rencontrer d’opposition, vers l’est de l’Arabie Saoudite, forçant les Alliés à battre en retraite. En tout cas, tel était son plan. Samarai savait qu’il s’agissait tout bonnement d’une vision délirante. Comment les Irakiens étaient-ils censés capturer des milliers de soldats américains ? Personne ne pouvait s’approcher des positions américaines, surtout en nombre, sans être découvert et abattu. Dans le cas extrême où cela aurait été possible, l’idée même d’utiliser des soldats comme boucliers humains était répugnante, et allait à l’encontre de toutes les lois et de tous les accords internationaux. Qui savait comment les Américains réagiraient à une telle exaction ? Iraient-ils jusqu’à bombarder Bagdad avec une arme nucléaire ? Le plan de Saddam était grotesque. Mais aucun des généraux, y compris Samarai, ne pipa mot. Tous opinèrent consciencieusement du chef et prirent des notes. Remettre en cause la grandiose stratégie du Grand Oncle aurait signifié faire place au doute, à la crainte et à la lâcheté. Cela aurait aussi pu signifier la rétrogradation ou la mort. Malgré tout, en tant que responsable des services secrets, Samarai se sentit obligé de dire la vérité à Saddam.

Tard dans l’après-midi du 14 janvier, le général se présenta au rapport pour une réunion dans le bureau de Saddam au palais républicain. Vêtu d’un costume noir bien taillé, le président était assis derrière son bureau. Samarai déglutit avec peine et livra son triste bilan : il allait être très difficile de résister face à l’assaut qui les attendait ; aucun soldat ennemi n’avait été capturé, et il était fort peu probable que cela se produise. Il n’y avait aucun moyen de défense contre le nombre et la variété des armes déployées contre les troupes irakiennes. Saddam avait refusé tous les conseils militaires précédents lui disant de retirer le gros de ses forces du Koweït et de les replacer à la frontière irakienne, où elles auraient pu être plus efficaces. Désormais, elles étaient disséminées de manière tellement éparse dans le désert qu’il en restait très peu pour empêcher les Américains de marcher directement sur Bagdad même. Samarai avait des preuves détaillées à l’appui : des clichés, des reportages, des chiffres. Les Irakiens ne pouvaient s’attendre à rien d’autre qu’à une défaite rapide, et au risque que l’Iran ne tire profit de leur faiblesse en envahissant le pays par le nord. Saddam écouta patiemment cette litanie annonçant un désastre imminent. « S’agit-il là de vos opinions personnelles ou bien est-ce que ce sont les faits ? » demanda-t-il. Samarai avait présenté de nombreux faits dans son rapport, mais il concéda qu’une partie de ce qu’il rapportait n’était que des hypothèses qu’il avançait.

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Les décombres d’une caserne américaine
Après un bombardement des forces irakiennes
Crédits : US Army

« Maintenant, je vais vous donner mon opinion », énonça Saddam calmement et avec beaucoup d’assurance. « L’Iran n’interviendra jamais. Nos forces livreront plus de batailles que vous ne le croyez. Elles peuvent creuser des bunkers et résister aux attaques aériennes de l’Amérique. Elles vont se battre pendant longtemps, et il y aura des victimes des deux côtés. La seule différence, c’est que nous sommes prêts à accepter les victimes, ce qui n’est pas le cas des Américains. Les Américains sont faibles. Ils n’accepteront pas de perdre un grand nombre de leurs soldats. » Samarai fut sidéré. Mais il pensa avoir fait son devoir. Saddam ne pourrait pas se plaindre plus tard que son responsable des services secrets l’avait induit en erreur. Les deux hommes restèrent assis, silencieux, pendant quelques instants. Samarai sentait la menace américaine peser lourdement sur ses épaules. Il n’y avait rien à faire. À la surprise de Samarai, Saddam n’eut pas l’air d’être en colère contre lui parce qu’il lui avait annoncé une si mauvaise nouvelle. En fait, il se montra reconnaissant à Samarai de la lui avoir annoncé de but en blanc. « Je vous fais confiance, et c’est votre opinion, dit-il. Vous êtes une personne de confiance, une personne honorable. » Les attaques aériennes massives commencèrent trois jours plus tard.

Cinq semaines après cela, le 24 février, l’offensive terrestre débuta et les troupes de Saddam eurent tôt fait de se rendre ou de s’enfuir. Des milliers de soldats se retrouvèrent bloqués dans un endroit appelé la crête de Mutla alors qu’ils tentaient de retraverser la frontière vers l’Irak ; la plupart moururent carbonisés dans leur véhicule. Il n’y eut pas d’invasion de l’Iran, mais à part cela la guerre se déroula exactement comme Samarai l’avait prédit. Dans les jours qui suivirent cette déroute, Samarai fut de nouveau convoqué pour rencontrer Saddam. Le Président travaillait depuis un bureau secret. Il déménageait de maison en maison dans les banlieues de Bagdad, réquisitionnant des demeures au hasard afin d’éviter de dormir là où des bombes intelligentes américaines pouvaient tomber. Toutefois, Samarai lui trouva un air non seulement impassible mais surtout remonté par toute cette excitation. « — Quelle est votre évaluation, général ? lui demanda Saddam. — Je crois que c’est la plus grande défaite de l’histoire militaire, lui répondit Samarai. — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? — C’est pire que la défaite de Khorramshahr [une des pires pertes irakiennes pendant la guerre contre l’Iran, dont les victimes irakiennes se comptaient par dizaines de milliers]. » Saddam commença par ne rien dire. Samarai savait que le président n’était pas stupide. Il avait sûrement vu ce que tous les autres avaient vu : ses troupes qui se rendaient en masse, le massacre de la crête de Mutla, l’état de dévastation du pays après la campagne de bombardements américaine… Mais même si Saddam était d’accord avec le bilan du général, il ne put se résoudre à l’avouer. Autrefois, comme à Khorramshahr, il pouvait toujours imputer la responsabilité de la défaite aux généraux. Les militaires étaient accusés de sabotage, de trahison, d’incompétence ou de lâcheté. Il y avait des arrestations et des exécutions, après quoi Saddam pouvait confortablement se bercer d’illusions et penser qu’il avait éliminé la cause de son échec. Mais cette fois, la défaite était directement de son fait et c’était là quelque chose qu’il ne pourrait jamais admettre. « C’est ce que vous pensez », lâcha-t-il abruptement, et il en resta là. ulyces-saddamhussein-23-1 Battu sur le terrain militaire, Saddam a contre-attaqué depuis avec des plans et des rêves encore plus démentiels, énoncés avec son habituelle rhétorique confuse, jargonnante et quasi-messianique. « Sur cette base, et selon les mêmes concepts centraux et leurs constantes authentiques, s’appuyant sur la nécessaire compatibilité révolutionnaire et le renouveau continu des styles, des moyens, des concepts, des potentiels et des méthodes de traitement et de comportement, le peuple d’Irak, fier et loyal, ainsi que leurs vaillantes forces armées, va remporter la victoire lors du résultat final de la Mère immortelle de Toutes les Batailles », a-t-il déclaré au peuple irakien en août 2001 dans une allocution télévisée. « Avec eux et par eux, les bons Arabes vont remporter la victoire. Leur victoire sera splendide, immortelle, immaculée, d’un éclat tel qu’aucune interférence ne pourra venir l’éclipser. Dans nos cœurs et dans nos âmes, de même que dans les cœurs et dans les âmes des glorieuses femmes irakiennes et des hommes irakiens pleins de fougue, la victoire, si Allah le veut, est une conviction absolue. La récolte de son ultime fruit, en accord avec la description à laquelle le monde entier fera référence, n’est qu’une question de temps, question dont le déroulement et la toute dernière heure seront déterminées par Allah le Miséricordieux. Et Allah est le plus grand ! » Afin de soulager la tâche d’Allah, Saddam avait déjà commencé à mettre en place des programmes secrets pour développer des armes nucléaires, chimiques et biologiques. Retrouvez l’épisode 1 de La maison Hussein, « La famille du tyran ». Retrouvez l’épisode 2 de La maison Hussein, « Régner par la terreur ». Lire l’épisode 4 de La maison Hussein, « Armageddon ».


Traduit de l’anglais par Amélie Josselin-Leray d’après l’article « Tales of the Tyrant », paru dans The Atlantic Monthly. Couverture : Des chasseurs de l’US Air Force survolent le Koweït. Création graphique par Ulyces.