Harrods, au cœur de Londres, est exceptionnellement situé pour un magasin. De même que Macy’s, au beau milieu de Herald Square, qui peut se vanter de servir pas moins de 350 000 new-yorkais pendant les périodes de fêtes. Tandis qu’au Mulka Store, dans les terres les plus retirées du sud de l’Australie, George et Mabel Aiston s’estimaient heureux s’ils attiraient dans leur échoppe un client par semaine.

Outback

Le nom entier de Mulka est Mulkaundracooracooratarraninna, une dénomination bien longue pour un endroit perdu, éloigné de tout. L’échoppe se trouve sur un semblant de route connu sous le nom de Birdsville Track – qui n’était jusqu’à récemment qu’une piste tracée par des pneus – et s’étire, comme se plaisent à le dire les gens du coin, « du milieu de nulle part jusqu’aux confins de rien ». Le sentier prend sa source à Marree, un tout petit village, et court jusqu’à Birdsville, un village plus petit encore, « sept maisons en fer brûlant sous le soleil, entre deux déserts », à des centaines de kilomètres au nord. Le sentier surmonte les impénétrables dunes de Ooroowillanie et traverse Cooper Creek, le lit d’une rivière asséchée qui se remplit parfois d’eau et représente alors un obstacle de taille pour les voyageurs, avant de contourner l’entrée du désert Sturt Stony, réputée pour crever les pneus des voitures.

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Aride
L’outback australien
Crédits : Lynn Buckler Walsh

Après avoir arpenté un tel chemin, évité tous les obstacles et « trottiné dans une vallée sans arbres », on tombe finalement sur le Mulka Store, abrité par un massif de poivriers. Sur un côté du magasin gît une tombe, comme un rappel silencieux de notre condition mortelle. Cette tombe solitaire est celle d’Edith Scobie, « morte le 31 décembre 1892 à l’âge de 15 ans et 4 mois », probablement des suites d’une maladie qui n’est fatale que lorsqu’on habite à une journée de marche du médecin le plus proche. Derrière le magasin, il n’y a rien d’autre que « les dunes interminables qui ont aujourd’hui pris une teinte saumon sous le soleil couchant ». Devant, une barrière exposée au vent matérialise l’entrée, « une planche en bois à l’écriture effacée annonce simplement : MAGASIN. Juste au cas où le voyageur aurait des doutes », comme le note George Farwell dans son Land of Mirage. Mulka se situe approximativement à mi-parcours de Birdsville Track. Il se trouve à 240 kilomètres du hameau le plus proche, au milieu d’une plaine grandiose et hostile à la fois, où le paysage, selon le poète Douglas Stewart, « miroite sous l’air ondulé ». S’éloigner du sentier, ce qui peut arriver très vite si le temps n’est pas au beau fixe, peut s’avérer fatal. En 1963, à quelques kilomètres de Mulka, les cinq membres de la famille Page, dont deux d’entre eux n’avaient pas encore 10 ans, quittèrent le sentier principal, se perdirent et moururent lentement de soif quelques jours plus tard. La tragédie se déroula lors d’un été brûlant, alors que les températures avoisinaient les 50 degrés et que les tempêtes de sable faisaient rage, balayant des kilomètres à la ronde. Mais Mulka est toujours un environnement rude, même les jours les plus cléments. Il n’y a pas d’alimentation naturelle en eau, et l’endroit est irrigué grâce à un plan de l’ancien gouvernement australien qui souhaitait exploiter le Grand bassin artésien. Autour de 1900, un plan pour établir une série de puits de forage a été mis en place : il fallait creuser à 1 500 mètres de profondeur sous le désert à la recherche d’une réserve souterraine. L’idée originale était de développer la Birdsville Track pour permettre au bétail de circuler du Queensland jusqu’aux gares ferroviaires, au nord d’Adelaïde. Quand le système fonctionnait à plein régime, avant que la corrosion des tuyaux ne réduise l’écoulement de l’eau, les forages de Mulka permettaient d’extraire 800 000 gallons d’eau par jour, douce avec un arrière goût désagréable de métal issu de la pression et de la vapeur, mais suffisamment bonne pour contenter les 40 000 bestiaux qui passaient par là chaque année.

La famille Aiston

On n’est guère surpris en apprenant que George Aiston (1879-1943), l’indomptable propriétaire du Mulka Store, était un homme hors du commun, de la trempe de ceux que l’on trouve dans l’arrière-pays australien. De retour au bercail après avoir servi dans l’armée aux cours de la guerre des Boers jusqu’en 1902, Aiston, que ses amis surnommaient « Poddy », s’engagea en tant qu’agent de police et se retrouva en poste à Mungerannie, à environ 40 kilomètres de Mulka.

Même s’il était chercheur dans l’âme, la nécessité avait fait de Poddy Aiston un homme de terrain.

Là-bas, il assura son rôle d’agent de police, en surveillant à dos de chameau la Birdsville Track tout en acceptant les fonctions de Protecteur des Aborigènes. Même s’il n’avait quasiment reçu aucune formation, Aiston était d’une intelligence vive et s’intéressait à tout : il donnait parfois des cours d’ethnographie à l’Université de Melbourne et correspondait avec des universitaires et des chercheurs aux quatre coins du globe. Pendant plusieurs années, le Mulka Store abrita une vaste collection d’armures médiévales et pouvait se vanter de posséder la plus grande collection de pistolets de duels hors d’Europe. Fasciné par leur culture et naturellement bienveillant à leur égard, Poddy était également devenu un sympathisant de la cause aborigène. Au cours de ces années, il se lia d’amitié avec plusieurs d’entre eux, il apprit leur langue, et il devint rapidement l’un des experts de leur culture les plus réputés au monde. Il fit ainsi l’acquisition de bon nombre d’objets aborigène, des lances aux boomerangs, en passant par des os pointus (utilisés pour pratiquer la magie et maudire ses ennemis) ou des œuvres d’art. Et l’on peut être heureux qu’il ait préservé ce patrimoine, car les années de service d’Aiston en tant que Protecteur coïncidaient avec l’effondrement tragique de la culture aborigène, et c’est majoritairement grâce à son initiative et aux photographies qu’il prit d’eux que nous en savons aujourd’hui tant sur le folklore australien, sur les cérémonies de la pluie, sur les Corroborees et sur tous les autres aspects de la vie nomade traditionnelle. Poddy prit le temps de consigner ces informations par écrit jusqu’en 1924, dans un ouvrage co-édité avec le docteur George Horne, encore imprimé de nos jours et qui vaut la peine d’être lu, Savage, Life in Central Australia. Même s’il était un chercheur dans l’âme, la nécessité avait fait d’Aiston un homme de terrain. Informé en 1923 qu’il serait bientôt transféré hors du district qu’il avait appris à aimer, il démissionna des forces de l’ordre, et sa femme et lui achetèrent le terrain autour du forage de Mulka. Là, il construisit son magasin lui-même au fil des années, jusqu’à ce que les murs forment une habitation confortable. « Cette maison », écrivit-il à l’un de ses amis en mai 1925, « est un joyeux amas de pièces qui n’ont pas la même hauteur de plafond et qui donnent toutes sur des directions différentes. Je suis en train d’agrandir la cuisine et la salle à manger, je pense les mettre au même niveau que le magasin et la chambre… Je souhaite aussi construire deux chambres de l’autre côté de la maison, puis rassembler les trois pièces pour agrandir la salle à manger et en faire un salon. L’endroit sera confortable, une fois le travail terminé. »

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Ruines
Les décombres du magasin
Crédits : Lynn Buckler Walsh

Gérer le seul magasin à 200 kilomètres à la ronde imposait à Aiston et à sa femme de maintenir le stock le plus varié possible en rayon, tout en faisant en sorte de subvenir aux besoins des éleveurs et des exploitants de bétail qui arpentaient le sentier. « Souvent, mon magasin m’amuse », écrivit Poddy peu de temps après l’ouverture. « J’ai de tout, des rubans aux fers à cheval. Au-dessus de ma tête, je stocke trois paires d’éperons mexicains… J’ai assez de médicaments pour fournir une pharmacie. » Pendant quelques années, il fit office de forgeron et de maréchal ferrant : il ferrait les chevaux des bergers qui passaient par là et ce ne fut qu’en 1927 qu’il estima finalement nécessaire d’ouvrir une station à essence pour les véhicules à moteur qui avaient remplacé les chameaux et les chevaux comme moyen de transport principal sur la piste. Fin 1948, peu de temps après la mort de Poddy, lorsque l’écrivain George Farwell rendit visite à Mme Aiston au Mulka Store, le stock du magasin était toujours la source d’un étonnement silencieux, même si les clients étaient aussi peu nombreux qu’à l’habitude. Pourtant, les rares personnes qui passaient la porte d’entrée pouvaient dépenser de 25 à 60 dollars, à une époque où 25 dollars représentaient déjà une importante somme d’argent. « C’était un magasin typique du bush australien, où étaient proposés des produits très variés : à côté des sacs de farine et de sucre étaient entreposés des brides, des couvertures, des pots d’un litre, des réchauds bédouins, des fromages ronds, des bouillottes en caoutchouc et quelques boîtes remplies de phonographes, fabriqués lorsque les marches de Sousa commençaient à émouvoir le monde », raconte Farwell. Trouver des fromages ronds dans l’inventaire n’était pas aussi surprenant qu’on pourrait le croire de prime abord. Lorsqu’ils apparurent sur le marché pour la première fois, ils eurent sensiblement le même effet que le fast-food de nos jours : c’était une alimentation pratique pour les bergers qui arpentaient le sentier à cheval. Ces fromages révèlent cependant que l’excentricité des Aiston était exacerbée par l’isolement et la chaleur qui sévissait à Mulka.

Tom Kruse

Tom Kruse, le célèbre facteur de la Birdsville Track, qui voyageait de Marree aux rives du Queensland en deux semaines à bord d’un camion rempli de biens et de lettres, se souvenait que « pendant des années, le vieux Poddy commandait toujours du lait concentré et des nectarines. Il pouvait en commander un tout petit peu, ou bien une demie tonne », ainsi que le rappelle Kristin Weidenbach dans sa biographie de Kruse. Le facteur, qui était lui-même un personnage plein de ressources, avait un profond respect pour Aiston. « C’était un homme remarquable qui aurait pu devenir une légende à n’importe quel endroit de la terre », affirma-t-il. « La Birdsville Track était l’endroit le plus improbable pour croiser une personnalité aussi extraordinaire. »

Pendant toutes ces années, Mabel Aiston souhaitait tenir bon et ne pas quitter le Mulka Store.

Mais même Poddy Aiston ne pouvait contrôler le climat, et même si son magasin engrangeait au départ des profits, notamment grâce aux centimes qu’il demandait aux bergers pour qu’ils puissent faire boire leur bétail à ses puits, sa femme et lui se retrouvèrent pratiquement ruinés le lendemain de la sécheresse exceptionnelle qui détruisit la vie de tous les habitants de l’outback australien entre 1927 et 1934. Avant cette longue période sans pluie, il y avait des gares pour le bétail le long de la Birdsville Track et la plus proche de Mulka se trouvait à seulement 14 kilomètres. Progressivement, la sécheresse fit fermer ces stations et les propriétaires furent contraints de vendre ou d’abandonner leurs propriétés. Dès 1929, la famille Aiston avait pratiquement perdu toute sa clientèle, comme le confessa Poddy dans une de ses lettres datant de l’été 1929 : « Cette sécheresse a été la pire de toutes… Il ne reste plus personne sur les routes entre Mulka et Marree, tous les habitants ont remballé leurs affaires et sont partis. Le mont Crombie a été déserté, et il n’y a plus qu’une seule maison encore occupée avant Birdsville. » Aiston et sa femme restèrent et se battirent pour gagner leur vie, mais ils durent abandonner tout espoir de se construire une retraite confortable lorsque ces sept années de sécheresse s’abattirent sur eux. Le couple n’eut d’autre option que de garder le magasin jusqu’à la mort de Poddy, en 1943. Après cet événement, Mabel Aiston continua à faire tourner la boutique pendant huit ans, avant de prendre enfin sa retraite à l’âge de 75 ans, en 1951. Pendant toutes ces années, elle souhaitait tenir bon et ne pas quitter le Mulka Store, confiant à George Farwell qu’elle était trop attachée à cette terre pour la quitter. Selon Farwell, elle fut une parfaite commerçante : « Les années semblaient avoir préservé Madame Aiston. À l’âge de 73 ans, elle paraissait aussi pleine de vie et aimable que la première fois que je l’avais rencontrée, malgré son récent veuvage et la chaleur accablante de l’été. Elle m’a accueillie avec autant de chaleur que si je l’avais quittée la veille. Nous avons repris notre conversation là où nous l’avions laissée il y a un an de cela… Avec ses cheveux gris, ses lunettes, son tablier et ses mains délicatement posées sur le comptoir de son magasin, une bienveillance discrète émanait d’elle. Elle me faisait penser à ces commerçantes des banlieues, chez qui les enfants vont pour acheter des bonbons ou une glace à un penny. Et puis elle m’a parlé de son pays qu’elle aimait tant. »

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Vestige
Aux abords du magasin
Crédits : Lynn Buckler Walsh

Elle n’était pas isolée, loin de là, et dès que la sécheresse eut cessé, elle fut de nouveau très occupée. Après des années de calme plat, les affaires du magasin semblaient reparties de plus belle. « Beaucoup de gens viennent ici. Tom Kruse passe toutes les deux semaines et la plupart du temps, il amène quelqu’un de nouveau avec lui. De plus, Ooriwilannie ne se trouve qu’à 14 kilomètres seulement au nord du sentier. Vous savez que la famille Wilson habite là désormais ? Ils viennent très souvent me voir pour savoir comment je vais. Ils doivent venir deux ou trois fois par semaine pour s’approvisionner en eau que l’on trouve dans nos puits. » Parfois, elle ajoutait : « Je sens que je devrais aller plus au sud maintenant. M’enfoncer plus loin dans les terres. Mais qu’est-ce qu’il y a là-bas pour une vieille femme comme moi ? Je serais perdue. Je pense alors souvent que je ferais mieux de mourir en paix et de me faire enterrer ici. » Et elle ne serait pas seule dans l’au-delà, après tout. Elle aurait toujours Edith Scobie, et la famille Page, qui n’était pas encore arrivée.


Traduit de l’anglais par Delphine Sicot d’après l’article « The Loneliest Shop in the World ». Couverture : Les ruines du Mulka Store, par Lynn Buckler Walsh. Création graphique par Ulyces.