Peu de constructions provoquent un émerveillement comparable à celui qu’on ressent face au Palais du Potala. Situé au sommet du grand plateau tibétain, sur les contreforts de l’Himalaya, la vaste structure s’élève à 120 mètres au-dessus d’une montagne située au centre de Lhassa ; ses plus hauts appartements, au 13e étage, se trouvent ainsi à 3 800 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le palais est époustouflant, aussi bien en termes d’architecture que d’histoire. Jusqu’à l’occupation chinoise, en 1951, c’était la résidence d’hiver du 14e dalaï-lama, réincarnation d’une longue lignée de chefs religieux remontant au XIVe siècle. Pour les bouddhistes, le Potala est un lieu saint. Mais même pour les simples visiteurs de la capitale tibétaine, il est difficile d’imaginer que ce lieu puisse être le théâtre d’intrigues et de corruption. Pourtant, durant la première moitié du XIXe siècle, le palais a vu se dérouler nombre de tristes batailles pour la suprématie politique, entre les moines, les nobles tibétains et les gouverneurs chinois. La plupart des historiens du pays et des Tibétains en général estiment que les principales victimes de ces luttes intestines furent quatre dalaï-lamas successifs, du 9e au 12e, qui trouvèrent tous la mort de façon étrange et dont pas un ne dépassa les 21 ans.

Un décor parfait

On ne dispose que de peu de documents sur l’histoire du Tibet du début du XIXe siècle. Tout ce qu’on sait, c’est que cette sombre période commença avec la mort du 8e Dalaï-Lama en 1804. Jamphel Gyatso monta sur le trône en 1762 et, comme trois sur quatre de ses prédécesseurs immédiats, mena une existence assez longue selon les standards de l’époque, apportant la stabilité à son pays. Mais au moment de sa mort, les augures pour l’avenir du Tibet s’assombrirent. Qialong, le dernier grand dirigeant chinois de la dynastie des Qing, abdiqua en 1796, abandonnant son empire à des successeurs qui portaient moins d’intérêt à cette région dominée par la Chine depuis cinquante ans. Le déclin des Qing eut deux conséquences : les gouverneurs – les ambans – envoyés par deux depuis Beijing pour diriger Lhassa découvrirent qu’ils pouvaient y faire ce qui leur plaisait ; et la noblesse tibétaine, qui collabora avec les Qing tout en nourrissant pour eux du ressentiment, sentit là l’opportunité de récupérer l’influence et le pouvoir qu’ils avaient perdu depuis 1750. Pour les Chinois, un dalaï-lama mineur facilitait la gouvernance de cette dépendance lointaine ; inversement, tout chef bouddhiste à l’esprit indépendant représentait une menace. Pour la noblesse tibétaine, un dalaï-lama qui obéissait aux ambans était à coup sûr un imposteur qui méritait une mort violente.

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Au sommet du plateau tibétain
Palais du Potala
Crédits : Bernt Rostad

Ajoutons à cette ambiance toxique une série d’enfants dalaï-lamas, placés sous la responsabilité d’ambitieux régents provenant de monastères rivaux, et l’on comprendra aisément que beaucoup de gens préféraient ne pas voir de dalaï-lama adulte, déterminé et largement vénéré, prendre le pouvoir au Potala. En effet, la principale difficulté pour comprendre les meurtres politiques de cette période réside dans le fait que l’histoire ressemble un peu trop à un roman d’Agatha Christie. Les récits de l’époque sont biaisés, et toute personne présente dans l’enceinte du Potala avait ses raisons propres de vouloir la mort du dalaï-lama. Le palais lui-même offrait un décor parfait pour des intrigues de meurtre. Pour commencer, il était ancien. La construction du site débuta en 647, à l’époque du plus grand chef tibétain, Songtsän Gampo, alors que l’empire médiéval tibétain commençait à apparaître comme un rival sérieux de la dynastie chinoise des Tang. La structure telle que nous la connaissons aujourd’hui date en grande partie de 1 000 ans plus tard, mais le Potala n’est pas exactement datable – en 1930, le complexe était encore en expansion. Il se compose en fait de deux palais : le Blanc, siège du gouvernement jusqu’en 1950, et le Rouge, qui comporte les stupas, les tombes de huit dalaï-lamas. En tout, les deux bâtiments comptent 1 000 pièces, 200 000 statues et des labyrinthes sans fin de couloirs, assez grands pour abriter des armées d’assassins.

« Le pouvoir politique tibétain avait déjà été accaparé par des régents, tous des lamas de hauts-rangs issus des monastères entourant la capitale. »

Comme l’ont appris les premiers occidentaux autorisés à accéder au complexe, seules quelques-unes des nombreuses pièces du Potala étaient décorées, éclairées et même nettoyées correctement. Perceval Landon, un correspondant du Times de Londres, arriva à Lhassa en 1904, pendant l’invasion britannique menée par Francis Younghusband. Il découvrit le Potala semblable à ce qu’il devait être un siècle plus tôt et fut grandement déçu par ses intérieurs. Il raconte que les pièces n’étaient éclairées que par la combustion de beurre de yack et étaient « similaires aux intérieurs de nombre d’autres grandes lamaseries tibétaines. Ici et là, dans des chapelles, brûlent des lampes de beurre rance, posées devant des images sales et ternies. Parfois, un passage s’ouvre sur quelques rangées de marches, brisant la monotonie des murs salis. Les cellules des moines sont froides, dénudées et dégoutantes. Je dois avouer, même s’il me coûte de l’écrire, que les deux seuls adjectifs qui conviennent à la description de l’intérieur de ce magnifique palais sont “médiocre” et “sordide”. » L’écrivain hollandais Ardy Verhaegen donne plutôt une description du contexte. Il explique que le 8e dalaï-lama, même s’il a vécu longtemps (1758-1904), n’a jamais fait preuve d’intérêt pour les affaires courantes. Bien avant la fin de son règne, le pouvoir politique tibétain avait déjà été accaparé par des régents, tous des lamas de haut-rang issus des monastères entourant la capitale. En 1770, écrit Verhaegen, ces hommes « avaient pris goût aux affaires et utilisaient leur pouvoir pour poursuivre leurs objectifs personnels ». La situation empire à la mort de Lobsang Palden Yeshe en 1780. Ce Panchen Lama influent, second dans la hiérarchie des Bonnets jaunes, a joué un rôle important dans l’identification de nouvelles réincarnations du dalaï-lama. Ses successeurs – deux seulement pendant le siècle qui suivit – avaient beaucoup moins de personnalité et ne firent pas grand-chose pour remettre en cause l’autorité des ambans.

D’étranges coïncidences

D’après Verhaegen, plusieurs circonstances suspectes sont communes aux morts des quatre successeurs du 8e dalaï-lama. Tout d’abord, les morts commencèrent peu après une série de réformes annoncée par Qianglong. L’article 29 de l’Ordonnance Impériale introduisait une innovation dans la sélection du nouveau dalaï-lama, qui n’était pas la bienvenue. Traditionnellement, le processus comprenait l’observation de différents signes et miracles, ainsi qu’un test durant lequel l’enfant candidat devait choisir son favori parmi des objets ayant, pour certains, appartenu à d’anciennes incarnations. La nouveauté introduite par Qianlong portait le nom d’Urne d’or, dans laquelle les candidats devaient choisir un lot. L’objectif de l’urne était de permettre à la Chine de contrôler le processus de sélection. Mais pour les 9e et 10e dalaï-lamas, les Tibétains, rusés, trouvèrent une façon de contourner la loterie, au grand dam de Beijing. Il est possible que les chinois aient organisé les assassinats de ces deux incarnations pour avoir la possibilité d’imposer un dalaï-lama de leur choix.

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Volée de marches
Palais du Potala
Crédits : Malcolm Browne

La deuxième circonstance commune que relève Verhaegen est la suivante : les quatre lamas décédés alors qu’ils étaient encore jeunes avaient tous effectué un pèlerinage au lac Lhamoi Latso peu avant de mourir. Ce voyage, censé « leur assurer une vision du futur et apaiser la déesse Mogosomora », les avait également éloignés suffisamment de Lhassa pour les exposer à des étrangers qui auraient pu voir là l’opportunité de les empoisonner. Non pas que le Potala ait été particulièrement sûr, comme le rappelle Verhaegen : « Ils ont aussi pu être empoisonnés par les cuisiniers… ou par les régents qui auraient pu leur administrer un traitement spécial visant à affaiblir leur vitalité. » Qu’importe la vérité, la première de ce qui allait devenir une série de morts suspectes prématurées eut lieu en 1815 quand le 9e dalaï-lama, Lungtok Gyatso, tomba très malade à l’âge de 9 ans. On le dit alors souffrant d’une pneumonie, contractée alors qu’il participait à un festival en plein hiver tibétain. D’après Thomas Manning, le premier Anglais a avoir visité le Tibet et qui le rencontra deux fois à Lhassa, Lungtok était un garçon remarquable : « Beau, élégant, raffiné, intelligent et en parfaite maîtrise de ses moyens, même à l’âge de 6 ans. » Sa mort survint sous la régence de Dde-mo Blo-bzan-t’ub-btsan-‘jigs-med-rgya-mts’o, abbé de bsTan-rgyas-glin. Derek Maher note que Demo (comme il est surnommé en dehors des cercles austères d’érudits tibétains) « souffrait de maladie mentale ». Au-delà de cela, cependant, les seules certitudes sont que Lungtok est mort au Potala, que sa maladie fit suite à une visite au lac de Lhamoi Latso, et que de nombreuses menaces de morts avaient été proférées contre lui peu avant son décès. D’après l’historien Günther Schulemann, les rumeurs parcourant Lhassa disent que « certaines personnes essayaient de se débarrasser du garçon ».

« Sa mort n’est pas due à une maladie, mais à l’effondrement sur lui d’un plafond du Potala, pendant son sommeil. »

Le 9e successeur, Tsultrim Gyatso, vécut un peu plus longtemps. Il avait presque 21 ans quand il tomba soudainement malade, en 1837. Tsultrim – qui était doté de caractéristiques inhabituelles, dont une prédisposition pour la compagnie des roturiers et un goût prononcé pour les bains de soleil en compagnie de ses clercs – venait d’annoncer un plan de remaniement de l’économie tibétaine et une hausse des impôts, quand il perdit complètement l’appétit et son souffle. D’après les rapports officiels, des médicaments lui furent alors administrés et des interventions religieuses furent tentées. En vain, car sa santé continua de décliner jusqu’à ce qu’il décède. Il n’y aurait aucune bonne raison de douter de cette version de la mort du 10e dalaï-lama si une source chinoise n’affirmait pas explicitement que sa mort n’est pas due à une maladie, mais à l’effondrement sur lui d’un plafond du Potala, pendant son sommeil. Dans son rapport, basé sur des documents envoyés à l’empereur chinois quarante ans plus tard, W.W. Rockhill, le doyen des chercheurs américains sur le Tibet, raconte qu’une fois nettoyée des débris et de la poussière, une large blessure fut révélée sur le cou du jeune homme. On ne sait si cette mystérieuse blessure fut infligée par un assaillant ou provoquée par la chute d’un pan de mur, mais les historiens de l’époque s’accordent tous sur l’identité de celui qui avait les meilleures raisons de souhaiter la mort du 10e dalaï-lama : le régent Nag-dban-‘jam-dpal-ts’ul-k’rims, connu des écrivains occidentaux sous le nom de Ngawang. Il était lui-même la réincarnation d’un lama au pouvoir en 1822. Le savant italien Luciano Petech en fait une description accablante : désinvolte, plein de duplicité et « de loin le plus déterminé des acteurs du Tibet du XIXe siècle ». Ngawang fit l’objet d’une enquête officielle chinoise qui mena, en 1844, à la confiscation de ses titres et à son bannissement de Manchourie. Verhaegen écrit qu’il planifia alors « d’étendre son autorité pendant que le prochain dalaï-lama était encore mineur ». Dans Lhassa, il est jugé responsable de la mort de son pupille. Schulemann fait remarquer un détail significatif : le régent « ne parut pas vraiment attristé par l’annonce de sa mort, et ne fit que peu de commentaires ».

Preuves insuffisantes

Pourtant, comme le montre Petech, les preuves sont loin d’être suffisantes pour assurer des poursuites à l’encontre de Ngawang. L’enquête chinoise se concentre sur de plus larges accusations de détournement de fonds et d’abus de pouvoir et la seule chose certaine est que le 10e dalaï-lama est mort quelques semaines seulement avant d’atteindre ses 21 ans, et donc d’assumer les pleins pouvoirs de son bureau en se passant d’un régent. Le 11e dalaï-lama ne vécut pas si longtemps. Khedup Gyatso est mort au Potala, lui aussi. Cette fois, on dit qu’il s’agissait d’une chute de santé provoquée par un entraînement trop rigoureux et les séries de rituels punitifs qu’il devait présider. Là encore, il n’existe aucun élément prouvant que sa mort n’est pas naturelle. Mais là encore, cependant, la situation est insolite. Il est décédé pendant une guerre désastreuse entre le Tibet et les Gurkhas du Népal. Il n’est pas surprenant, dans ces circonstances, que des luttes de pouvoir aient éclaté à Lhassa. Le 11e dalaï-lama devint soudainement et de façon inattendue le premier, en 65 ans, à accéder aux pleins pouvoirs politiques et à diriger sans régent. Cette décision fit de Khedup une menace pour bon nombre d’intérêts personnels dans la capitale tibétaine, et cela put suffire à en faire la cible d’un assassinat.

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Fenêtres sur cour
Palais du Potala
Crédits : Boqiang Liao

Le 12e dalaï-lama, Trinle Gyatso, fut découvert deux ans après la mort du onzième. Son enfance fut rythmée par les traditionnelles sessions d’études intensives et les visites dans les monastères environnants. Il monta sur le trône en 1873, à l’âge de 18 ans, et resta au pouvoir pendant un peu plus de deux ans avant de mourir. Il passa la majeure partie de sa vie sous l’influence de son grand chambellan, Palden Dhondrup, qui se suicida en 1871 à la suite d’une intrigue de cour. Son corps fut ensuite décapité et sa tête exposée au public en guise d’avertissement. D’après Verhaegen, le dalaï-lama, bouleversé, en était tellement choqué qu’il « s’est mis à éviter toute compagnie et à déambuler comme un illuminé ». Certains pensent que c’est là qu’a commencé son déclin. Ce dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’en passant l’hiver au Potala, quatre ans plus tard, il tomba malade et mourut en à peine deux semaines. Deux aspects de sa vie sont particulièrement curieux. Le premier figure dans la biographie officielle du 13e dalaï-lama. Trinle aurait eu une vision du gourou Lotus Born, qui le mit en garde : « Si tu ne t’en remets pas au siddhiu du Karmamudra, tu mourras bientôt. » Karmamudra signifie « sexe tantrique ». Mais pourquoi le dalaï-lama s’était-il vu conseiller de le pratiquer demeure un mystère. Tout comme le fait qu’il soit mort après avoir rejeté le conseil psychique du gourou. Tout aussi étonnante est la maladie qui lui fut fatale, mais qui ne le confina pas à son lit. Il fut retrouvé mort assis, en position de méditation, tourné vers le sud.

« L’autopsie se révèle peu concluante, mais, pour Yan, l’identité des meurtriers est évidente. »

Trinle était le quatrième dalaï-lama à mourir dans les délais d’une seule vie humaine, et l’hypothèse du meurtre fut immédiatement émise. Les ambans, écrit l’historien pro-chinois Yan Hanzhang, ordonnèrent que « le corps soit laissé dans la même position et que tous les objets de la chambre du Dalaï-Lama restent à la même place qu’au moment de sa mort ». Ils firent ensuite jeter en prison tous ses assistants. L’autopsie se révéla peu concluante, mais, pour Yan, l’identité des meurtriers est évidente. Le 12e dalaï-lama et ses trois prédécesseurs furent tous « victimes des luttes de pouvoir tibétaines entre le haut clergé et les laïcs propriétaires de serfs ». Il existe une autre hypothèse selon laquelle l’intervention chinoise à Lhassa aurait causé leur mort. Trinle était le premier dalaï-lama à avoir été choisi après un tirage controversé dans l’Urne d’or – ce « puissant symbole du contrôle des Qing », comme Maher l’appelle et qu’un proverbe tibétain décrit comme « du miel sur une lame de rasoir ». Il était donc perçu comme un homme de Beijing et était moins populaire que ses prédécesseurs au sein de la noblesse tibétaine. À Lhassa, beaucoup pensent que cela suffit à expliquer sa mort. Les pistes qui mènent à penser que le 12e dalaï-lama a été tué ne sont pas très concluantes, évidemment. En effet, des quatre jeunes ayant régné sur le Potala entre 1804 et 1875, on ne dispose de preuves réelles que pour le meurtre du 10e dalaï-lama. Ce qu’on peut dire, cependant, c’est que les chiffres suggèrent la piste du crime : l’espérance de vie des huit premiers détenteurs du titre dépassait les cinquante ans. Et même si deux des premières incarnations sont mortes dans leur vingtaine, aucune, avant la dixième, n’avait échoué à atteindre la maturité. De plus, le Tibet du début du XIXe siècle était loin de ressembler à la terre sainte de méditation bouddhiste paisible décrite par les romantiques. Sam Von Schaik, l’expert du Tibet du British Museum, affirme que c’était « un endroit dangereux et souvent violent, où les voyageurs emportaient systématiquement avec eux des sabres et plus tard des armes à feu » ; une théocratie dans laquelle les moines et les monastères s’affrontaient entre eux et où « la violence pouvait se propager sur des générations, à travers des cycles de vengeance sanglante ». La vie ne valait souvent pas grand-chose dans un lieu comme celui-ci, même quand la victime était un bodhisattva.

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Sous la menace
Palais du Potala
Crédits : Boqiang Liao


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « Murder in Tibet’s High Places », paru dans le Smithsonian. Couverture : Palais du Potala. Création graphique par Ulyces.